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Full text of "En Tripolitaine. Voyage à Ghadamès, suivi des Mémoires du Maréchal Ibrahim-Pacha sur son oeuvre en Tripolitaine avant la guerre. Préf. de M. Duparc. Avec illustrations et carte"

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/    I 


EN  TRI  PO  LIT  A INE 


EDMOND    BERNET 

Chargé     de      Missions     Scientifiques 


EN  TRIPOLITAINE 

VOYAGE   A    GHADAMÈS 


SUIVI 


des  Mémoires  du  Maréchal  IBRAHIM-PACHA,  ancien- gouverneur 

SUR    SON    OEUVRE    EN    TRIPOLITAINE    AVANT    LA    GUERRE 


Préface    de    M.    DUPARC 

Professeur  à  l'Université  de  Genève. 


AVEC      ILLUSTRATIONS     ET     CARTE 


^r 


PARIS 
FONTEMOING  ET  Gie,  ÉDITEUR 

4,    RUE    LE    GOFF,    4 


1912. 


ay 


^3S 


A  mon  cher  et  vénéré  maître 
Monsieur  DU  PARC 

PROFESSEUR   A    L'UNIVERSITÉ  DE   GENÈVE 


Je  dédie  ce  livre 
Edmond  Bernet. 


PRÉFACE 


Le  livre  que  M.  le  docteur  Bernei  présente  au  pu- 
blic  a  un  double  mérite,  celui  d'arriver  à  son  heure,  et 
d'avoir  été  écrit  par  un  homme  de  science  qui,  en  véri- 
table observateur,  a  su  voir  dans  le  pays  qu'il  a  traversé 
autre  chose  que  les  faits  qui  se  rattachent  à  la  spécia- 
lité qu'il  professe.  Les  événements  tragiques  dont  la 
Tripolitaine  est  en  ce  moment  le  théâtre  attirent  en  effet 
l'attention  générale  sur  cette  contrée,  qui,  dit-on,  fut  si 
fertile  dans  l'antiquité,  et  sur  laquelle  nous  avons  pré- 
sentement si  peu  de  données  précises.  Rares  en  effet  sont 
les  voyageurs  <[iii  Vont  parcourue  et  surtout  qui  l'ont 
étudiée,  et  s  il  en  est  qui  la  représentent  comme  un  dé- 
sert aride  et  inhospitalier,  d'autres  lui  attribuent  des 
richesses  incalculables  qui,  à  leurs  yeux,  justifient  les 
convoitises  quelle  a  fait  naître. 

M.  le  docteur  Berneta,  dans  une  récente  mission 
scientifique,  traversé  la  Tripolitaine  sur  toute  sa  lon- 
gueur. Accompagné  de  quelques  gendarmes  turcs,  ses 
fidèles  compagnons  chargés  de  veiller  à  sa  sécurité  qui 
d'ailleurs,  nous  dit-il,  ne  courut  pas  grand  risque,  il  est 
arrivé  jusqu'à    Ghadamès,    la   ville   sainte   perdue    au 


PREFACE 


milieu  des  sables  du  désert.  Après  un  séjour  dans  cette 
curieuse  cité,  il  est  rentré  à  Tripoli  en  changeant  d'iti- 
néraire et  en  passant  un  peu  à  l'est  de  son  premier 
trajet. 

Malgré  les  privations  et  les  difficultés  inhérentes  à  un 
pareil  vogage,  la  petite  caravane  n'a  pas  brûlé  les  étapes; 
bravant  la  soif  et  l'ardeur  d'un  soleil  iorride,  l'auteur 
i -'est  arrêté  partout  où  il  trouvait  des  observations  inté- 
ressantes à  recueillir  ;  il  n'a  pas  seulement  noté  les  par- 
ticularités géographiques  et  géologiques  du  pags,  mais 
il  a  pris  la  peine  d'étudier  aussi  ses  habitants,  leurs 
usages  et  leurs  coutumes.  Chemin  faisant,  M.  Bernet  a 
soigneusement  relevé  son  itinéraire,  ce  qui  lui  a  permis 
de  nous  donner  une  carte  excellente  de  la  région  qu'il  a 
traversée,  puis  à  titre  documentaire  il  a  pris  un  nombre 
considérable  de  clichés  photographiques  dont  quelques- 
uns  ont  déjà  été  reproduits  dans  l'Illustration. 

Partout  où  il  a  été  en  contact  avec  les  populations,  l'au- 
teur s'est  attaché  à  en  comprendre  le  caractère  et  les 
aspirations;  abandonnant  souvent  son  escorte  et  accom- 
pagné seulement  de  son  interprète,  il  a  su  gagner  la 
confiance  des  gens  avec  lesquels  il  a  été  en  contact,  et 
dans  des  conversations  familières  il  a  pu  se  faire  une 
idée  exacte  de  la  situation  politique  et  économique  de  ta 
Tripolitaine,  des  relations  qui  existent  entre  Turcs  con- 
quérants et  Arabes  conquis,  et  enfin  du  rôle  administratif 
joué  par  le  gouvernement  ottoman  dans  l'organisation 
du  pags. 

M.  Bernet  était,  comme  on  le  voit,  on  ne  peut  mieux 
documenté  pour  écrire  un  ouvrage  sur  la  Tripolitaine. 
La  lecture  attentive  de  son  manuscrit  m'a  convaincu  que 
relie  affirmation  n'a  rien  d'exagéré,  et  c'est  avec  un 
intérêt  toujours  soutenu  que  j'ai  suivi  le  vaillant  explo- 


PRÉFACE  IX 

valeur  dans  ses  pérégrinations.  Ecrit  d'une  façon  vive 
et  alerte  qui  n'est  point  toujours  exempte  de  malice,  son 
livre  contient,  en  dehors  de  la  description  du  pays  et 
des  gens,  une  partie  anecdotique  fort  intéressante,  puis 
une  foule  d'appréciations  aussi  nouvelles  qu'originales 
qui,  émanant  d'un  homme  dépourvu  de  toute  idée  pré- 
conçue mais  jugeant  par  ce  qu'il  a  vu  et  entendu,  ont 
dans  les  circonstances  présentes  une  réelle  valeur. 

Tous  ceux  qui  suivent  de  près  les  péripéties  de  la  lutte 
engagée  entre  l'Italie  et  la  Turquie,  comme  aussi  tous 
ceux  qui  s'intéressent  à  la  colonisation  du  continent 
noir  par  les  Européens,  voudront  lire  l'ouvrage  de 
M.  Bernet,  et  je  souhaite  à  ce  volume  tout  le  succès 
qu'il  mérite. 

L.  Duparc, 

Professeur  à  l'Université  de  Genève. 


INTRODUCTION 


Lorsque,  le  8  août  de  cette  année,  je  quittais  Tri- 
poli pour  rentrer  en  France,  je  ne  me  doutais  guère 
des  nuages  menaçants  qui  s'amoncelaient  au-dessus 
de  cette  grande  colonie  turque  !  Les  événements  se 
sont  précipités  avec  une  foudroyante  rapidité  et 
quelques  semaines  à  peine  après  mon  départ  les 
forts  et  murailles  de  Tarabolos  l'antique  s'écrou- 
laient  sous  les  premiers  coups  de  canons  tirés  par 
l'escadre  italienne. 

Chargé  de  mission  scientifique  dans  l'intérieur  de 
la Tripolitaine,  j'ai  accompli  un  voyage  de  plus  de 
i.5oo  kilomètres  pendant  lequel  j'eus  l'occasion 
d'étudier  sur  place  les  mœurs  des  habitants  et  les 
institutions  du  pays.  Il  se  dégage  de  l'examen  de  l'or- 
ganisation coloniale  du  vilayet  des  données  cu- 
rieuses et  imprévues  qui  acquièrent  aujourd'hui  un 
intérêt  d'actualité,  car,  si  la  Tripolitaine  est  proche 
de  l'Europe,  peu  d'auteurs  ont  décrit  la  configuration 
du  pays  et  les  mœurs  de  ses  habitants. 

Grâce  à  mon  expédition  récente,  je  puis  donner 
sur  une  série  de  questions  des  renseignements  pré* 

1 


2  EN  TRIPOLITAINE 

cis  qui  viennent  parfois  mettre  à  néant  les  histoires 
fantaisistes  que  Ton  s'est  plu  à  inventer,  dans  un 
but  politique  évident.  Je  ne  citerai  ici  que  la  question 
de  l'esclavage,  et  une  autre  question,  non  moins  in- 
téressante, concernant  les  rapports  qui  existent 
entre  les  Turcs  et  les  Berbères.  Et  je  dois  dire  que 
dans  ces  deux  cas,  le  gouvernement  ottoman  a  joué 
un  beau  rôle,  tout  à  fait  contraire  à  celui  que  l'on 
peut  imaginer  après  la  lecture  des  articles  qui  ont 
paru  sur  la  Tripolitaine,  il  y  a  quelques  mois. 

On  a  beaucoup  parlé  en  particulier  du  traitement 
cruel  que  subissaient  les  Berbères  sous  le  joug  otto- 
man et  des  tableaux  terribles  ont  été  représentés 
dans  le  but  d'accréditer  cette  idée.  Il  n'y  a  rien  de 
vrai  dans  ces  assertions  el  au  contraire,  les  Turcs 
ont  essayé  de  porter  remède  au  peuple  accablé  par 
la  famine  et  la  misère.  Dans  tout  le  vilayet  des 
milliers  de  rations  étaient  distribuées  chaque  jour  à 
une  population  qui  est  reconnaissante  des  efforts 
faits  pour  elle.  Elle  le  prouve  aujourd'hui. 

L'administration  du  vilayet  est  bien  ordonnée  et 
peut  être  comparée,  sans  désavantage,  à  celle  de 
n'importe  quelle  colonie  européenne.  Du  reste  une 
bonne  partie  des  hauts  fonctionnaires  de  l'intérieur 
sont  berbères  et  nommés  par  la  population  même. 

Au  point  de  vue  des  communications,  la  Tripoli- 
taine possède  un  service  postal  régulier  et  des  lignes 
télégraphiques  nombreuses  ;  ces  services  fonc- 
tionnent normalement. 

Quant  à  l'esclavage,  il  n'existe  plus  depuis  de 
longues  années  et  a  été  combattu  avec  la  plus  rigou- 
reuse sévérité. 

Ce  qu'on  a  surtout  reproché  aux  Turcs,  c'est  de 


INTRODUCTION  3 

fermer  le  pays  aux  étrangers;  les  événements  actuels 
ont  démontré  la  prudence  d'une  pareille  mesure  :  ne 
pouvant  pas  fortifier  le  pays  comme  une  autre  nation 
l'aurait  fait,  et  ceci  pour  des  causes  inhérentes  à  la 
situation  de  la  Turquie  actuelle,  ils  se  sont  con- 
tentés d'en  empêcher  l'entrée,  évitant  ainsi  le  con- 
tact des  populations  de  l'intérieur  avec  l'étranger 
qui  aurait  facilement  pu  gagner  une  influence. 
Cette  mesure  prise  et  la  guerre  déclarée,  les  Turcs 
pouvaient  avoir  confiance  dans  la  fidélité  des  popu- 
lations de  l'hinterland  ;  là  encore  le  moyen  radical 
choisi  était  le  seul  possible,  le  seul  logique.  Il  était 
difficile  aux  Turcs  de  ne  pas  s'en  servir. 

Mon  voyage  qui  avait  pour  but  l'exploration  de  la 
Tripolitaine  s'est  accompli  dans  la  plus  parfaite  sécu- 
rité. Nous  avons  parcouru  le  pays  jusqu'à  Ghadamès, 
la  ville  sainte  du  Désert.  C'est  le  récit  de  ce  voyage, 
qui  jette  un  jour  réel  et  nouveau  sur  la  Tripolitaine, 
que  j'entreprends  aujourd'hui.  Je  crois  ainsi  ac- 
quitter ma  dette  de  reconnaissance  envers  les  Turcs 
qui  m'ont  reçu  avec  la  cordialité  la  plus  généreuse 
et  dont  j'ai  pu  apprécier  non  seulement  les  hautes 
qualités  personnelles  mais  aussi  l'œuvre  bienfaisante 
entreprise  en  Tripolitaine. 

Genève,  décembre  19H. 


CHAPITRE  PREMIER 


MALTE     ET    TRIPOL 


De  Paris  à  Tripoli.  —  Malte.  —  La  Valette.  —  Le   port.  —  Popula- 
tion. —  Manœuvres.  —  Tripoli.  —  L'arrivée.  —  Tripoli  vu  de  la  mer. 

—  Débarquement  mouvementé.  —  La  douane.  —  Formalités.  —  Les 
hôtels.  —  Première  impression.  —  Hôtel  Minerva.  —  Les  Souks.  — 
Place  de  la  Tour  de  l'horloge.  —  Les  cafés.  —  Cercle  militaire.  — 
Cinématographe.  —  Nouveaux  quartiers.  —  Minoterie.  —  Village 
nègre.  —  Le  vieux  Tripoli.  —  Aventure  nocturne.  —  Une  soirée  au 
théâtre  grec.  —  Bars  arabes.  —  Les  étrangers  à  Tripoli.  —  Les 
consulats.  —  Le  consul  impérial  d'Allemagne.  —  Visite  au   Valy. 

—  Le  maréchal  Ibrahim  Pacha.  —  Son  œuvre  et  sa  popularité.  — 
Chez  Ahmed  Hamdi  commandant  de  la  Gendarmerie.  —  Propreté 
et  sécurité  de  la  ville.  —  La  police  indigène.  —  Achat  de  cha- 
meaux. —  Au  fondouk. 


Pour  se  rendre  de  Paris  à  Tripoli,  la  voie  la  plus 
rapide  est  celle  de  l'Italie  par  le  Simplon,  Milan, 
Rome,  Syracuse  et  Malte.  On  profite  ainsi  des  ser- 
vices directs  établis  entre  Londres  et  Malte  qui 
relient  ce  dernier  point  stratégique,  le  plus  important 
de  la  Méditerranée,  à  la  Métropole  anglaise.  La  tra- 
versée de  Syracuse  à  Malte  est  souvent  mauvaise  par 
suite  des  vents  violents  qui  soufflent  surtout  pendant 
T  hiver. 

Je  suis  arrivé  en  vue  de  l'antique  repaire  des  che- 
valiers de  Rhodes  par  une  belle  nuit  claire.  La  sen- 
sation que  l'on  éprouve  en  pénétrant  dans  ce  port' 


EN  TRIP0L1TAINE 

étroit,  dominé  de  tous  côtés  par  de  hautes  forte- 
resses, est  celle  de  l'écrasement  sous  des  forces 
concentrées  en  un  point  par  de  puissants  artifices. 
Un  effort  colossal  a  été  fait  pour  rendre  ce  rocher 
inexpugnable  et  toute  la  science  militaire  actuelle  a 
été  mise  à  contribution  pour  transformer  l'île  en 
une  forteresse  imprenable. 

Le  port  étroit  et  ramifié  est  dominé  de  tous  côtés 
par  des  rochers  aux  parois  verticales  où  il  est  diffi- 
cile de  distinguer  le  naturel  de  l'artificiel,  tant  l'art 
s'est  plu  à  modifier  les  formes  primitives  du  sol. 

La  ville  principale,  La  Valette,  domine  la  mer 
d'une  centaine  de  mètres  et  se  compose  de  belles 
maisons  qui  n'ont  rien  gardé  du  cachet  antique;  les 
rues  étroites  et  propres  s'étendent  du  port  au  sommet 
de  la  ville  et  beaucoup  d'entre  elles  sont  si  rapides 
qu'il  a  fallu  les  transformer  en  vastes  escaliers  pour 
les  rendre  plus  praticables. 

Parmi  la  population,  c'est  l'élément  militaire  qui 
domine  à  Malte.  Les  matelots  et  les  marins  sont 
très  nombreux;  leurs  uniformes  aux  éclatantes 
couleurs  donnent  à  l'animation  de  la  rue  un  carac- 
tère gai  et  vif.  La  ville  est  coupée  en  deux  par  une 
grande  artère  qui  passe  devant  les  deux  bâtiments 
principaux:  la  maison  du  gouvernement  et  le  théâtre. 
Dans  cette  rue  la  circulation  est  intense;  les  Mal- 
taises aux  costumes  sombres  et  peu  élégants  de  reli- 
gieuses côtoient  les  officiers  anglais,  serrés  dans 
leurs  tuniques  rouge  écarlate  et  coiffés  de  casques 
blancs.  Les  Maltais  paraissent  être  en  minorité. 
Beaucoup  ont  émigré  sur  les  côtes  d'Afrique  et  à 
Tripoli  en  particulier  nous  en  trouverons  une  colonie 
importante. 


MALTE  ET  TRIPOLI  7 

Le  port  militaire  de  Malte  est  certainement  Tune 
des  plus  grandes  forteresses  naturelles  du  monde. 
Les  Anglais  délaissent  Gibraltar  pour  concentrer  à 
Malte,  qui  par  sa  position  commande  à  toute  la 
Méditerranée,  des  forces  navales  imposantes.  Lors 
de  mon  passage  il  y  avait  dans  le  port  plusieurs 
croiseurs  et  la  manœuvre  de  ces  gros  bateaux  de 
guerre  n'est  pas  une  des  moindres  distractions  dont 
jouit  le  voyageur  désœuvré.  J'ai  assisté  à  des  tirs 
de  nuit,  spectacles  captivants  et  impressionnants 
par  le  grand  nombre  des  bateaux  y  prenant  part; 
la  vision  en  est  magnifique  du  haut  des  jardins  sus-? 
pendus  qui,  au-dessus  du  port,  dominent  la  mer. 

C'est  par  suite  d'un  contretemps,  dont  je  me  féli- 
cite du  reste,  que  j'ai  dû  cet  arrêt  forcé  à  Malte.  Le 
bateau  de  la  Banque  de  Rome  n'était  point  encore 
arrivé  d'Alexandrie  et  j'ai  dû  séjourner  à  la  Valette 
trois  jours,  pour  attendre  le  paquebot  de  la  Com- 
pagnie Nationale  italienne,  qui  fait  le  service  régu- 
lier de  Malte  à  Tripoli.  Cette  traversée  dure  22  heures 
environ. 

Le  9  mars,  à  six  heures  du  matin,  j'arrivai  au 
large  de  Tripoli.  Surgissant  de  la  brume,  indécise  de 
l'aurore,  les  minarets  éclatants  de  blancheur  s'éclai- 
raient aux  premiers  rayons  du  soleil  levant.  La  pre- 
mière fois  que  le  voyageur  est  en  présence  d'une 
ville  orientale,  il  est  envahi  par  des  sensations  nou- 
velles. Il  se  dégage  du  blanc  décor  un  charme,  une 
douceur  qui  exercent  une  irrésistible  séduction.  Ce 
vieux  port,  au  milieu  duquel  se  balancent  paisi- 
blement d'antiques  bateaux  de  pêche,  produit  sur, 
l'esprit  de  l'occidental  fébrile  une  détente  bienfai- 
sante.   Le   mystère  qui  émane  de  cette  vaste  côte 


8  EN  TKIPOLITAINE 

plate  excite  la  curiosité.  C'est  l'Orient,  mais  l'Orient 
d'Afrique  avec  tout  son  inconnu  et  le  mystère  de  ses 
ténébreuses  légendes. 

Tripoli  a  été  dans  l'antiquité  le  théâtre  des  plus 
étonnantes  transformations  et  son  importance  fut 
parfois  considérable.  C'est  à  Tripoli  que  l'Orient 
venait  autrefois  se  fournir  des  produits  de  l'Afrique 
du  nord  et  même  du  centre  ;  c'est  là  aussi  "que  les 
grandes  caravanes  d'esclaves  arrivaient,  venant,  par 
de  longues  marches,  des  lointaines  régions  du  Ni- 
ger. Dans  l'antique  emporium  s'accumulaient  les 
denrées  précieuses  de  l'Afrique,  qui  de  là  étaient 
expédiées  dans  tous  les  pays  du  Levant. 

Le  port  de  Tripoli  est  ouvert  à  toutes  les  vagues, 
aussi  mon  débarquement  fut  mouvementé.  Je  pris 
place  dans  une  minuscule  embarcation,  conduite  par 
un  seul  rameur.  La  mer  était  démontée,  les  vagues 
entraient  par  gros  paquets  dans  notre  frêle  nacelle. 
Par  malheur  un  Turc  avait  pris  place  à  mes  côtés 
et,  voyant  le  danger,  apeuré,  il  invoque  Allah  avec 
un  accent  qui  eût  été  comique  sans  le  danger  de 
la  situation.  Je  n'étais  guère  rassuré  mais  n'eus 
pas  le  temps  de  me  laisser  aller  à  mes  émotions, 
car  je  fus  obligé  d'aider  le  batelier  à  vider  la  barque 
qui  s'emplissait  continuellement.  Enfin,  après  de 
longs  et  persévérants  efforts  nous  atteignons  le 
bâtiment  de  la  douane.  Un  officier  turc  s'empare 
de  mon  passeport  et  d'une  partie  de  mes  bagages. 
Je  ne  pourrai  les  ravoir  que  par  la  voie  consulaire. 
De  pareils  procédés  peuvent  sembler  arbitraires 
et  excessifs,  mais  si  l'on  pense  aux  intrigues  que 
l'étranger  entretient  en  Orient  pour  émietter  ce 
vaste  empire,  on  est  bien  obligé  d'excuser  la  pru- 


MALTE  ET  TRIPOLI  9 

dence  dont  la  Turquie  fait  preuve.  Son  but  est  sim- 
plement de  rendre  impossible  des  complots  tramés 
contre  le  gouvernement. 

A  Tripoli  il  existe  plusieurs  hôtels:  Minerva, 
Transatlantique  et  Européen.  Le  plus  ancien  est 
l'hôtel  Minerva  où  j'arrive  quelques  instants  après 
mon  débarquement.  Plusieurs  voyageurs  en  des- 
cendant à  Tripoli  ont  été  désillusionnés.  Il  est  vrai 
qu'au  premier  abord,  encore  sous  l'influence  de  la 
douce  vision  de  la  ville  observée  de  la  mer,  l'agi- 
tation qui  règne  dans  les  rues,  près  de  la  douane 
vous  étourdit.  Mais  lorsque  cette  première  im- 
pression fugitive  fait  place  à  la  réalité  plus  vraie, 
le  sentiment  que  l'on  éprouve  est  loin  d'être  une 
déception,  bien  au  contraire,  chaque  pas,  dans  ces 
rues  étroites,  révèle  un  monde  nouveau,  coloré, 
curieux.  Je  m'en  rendis  compte  déjà  dans  le  court 
trajet  qui  conduit  de  la  douane  à  l'hôtel  Minerva, 
situé  au  centre  de  la  ville,  sur  la  rue  principale.  Cet 
hôtel  est  dû  à  l'initiative  de  l'Agence  Cook  qui  an- 
ciennement l'a  fondé  pour  procurer  aux  voyageurs 
de  passage  un  gîte  à  Tripoli.  Par  bonheur  je  trouve 
encore  une  chambre  libre,  ce  qui  est  un  heureux 
hasard. 

La  maison  est  confortable.  Une  grande  cour  car- 
rée en  occupe  le  centre  et  les  chambres  donnent  sur 
des  balcons  intérieurs.  Cette  disposition  générale 
dans  les  maisons  orientales  offre  pour  l'été  l'avan- 
tage d'une  grande  fraîcheur.  Par  contre  en  hiver  les 
courants  d'air  sont  fréquents  à  travers  les  portes  et 
fenêtres  qui  ne  ferment  pas,  aussi  a-t-on  à  souffrir  du 
froid.  Mais  «à  Tripoli  comme  à  Tripoli»,  disentphi- 
losophiquement  ceux  qui  sont  obligés  d'y  séjourner. 


10  EN  TRIPOLITAINE 

Tripoli  a  été  souvent  dépeinte  par  des  voyageurs 
et  on  en  trouve  de  très  suggestives  descriptions 
dans  les  géographies  de  Reclus  et  de  Saint-Martin, 
descriptions  qui  datent  d'un  certain  temps  déjà,  mais 
toujours  exactes,  car  la  ville  a  peu  changé  ;  ce  sont 
les  rues  qu'anime  une  foule  bigarrée,  les  Souks  et 
la  place  de  l'Horloge  qui  captivent  le  plus  le  voyageur 
nouveau  débarqué. 

Traversons  la  ville  et  pénétrons  dans  les  Souks. 
Le  long  d'une  étroite  rue,  couverte  de  chaque  côté, 
s'ouvrent  de  minuscules  boutiques  remplies  d'ar- 
ticles les  plus  divers.  Les  juifs  vendent  les  produits 
manufacturés  d'Europe  :  savons,  parfums,  taba- 
tières, étoffes  aux  couleurs  criardes.  Des  marchands 
de  comestibles  offrent  aux  passants  les  denrées  du 
pays,  des  dattes,  des  figues,  des  raisins.  A  côté,  de 
nombreux  cordonniers  fabriquent  des  chaussures 
réputées  pour  l'excellente  qualité  de  leurs  cuirs.  La 
plus  grande  partie  des  commerçants  sont  juifs,  mais 
plusieurs  bazars  et  magasins  de  chaussures  sont 
tenus  par  des  Italiens. 

Dans  les  Souks  l'animation  est  vive.  Toute  une  po- 
pulation de  Berbères  en  blancs  burnous,  d'Arabes 
en  riches  costumes  brodés,  de  mendiants  en  hail- 
lons, de  soldats  et  d'officiers  vous  coudoie  et  vous 
bouscule  avec  le  plus  étonnant  sans-gêne.  11  faut  un 
certain  temps  au  nouvel  arrivé  pour  s'habituer  à  être 
traité  si  cavalièrement. 

A  l'extrémité  des  Souks  se  trouve  la  place  de  la 
Tour  de  l'Horloge.  C'est  là  que  l'on  vient  régler  sa 
montre  à  l'heure  turque,  c'est-à-dire  comptée  à 
partir  du  lever  du  soleil.  Ainsi  lorsqu'il  est  midi  à 
notre  heure,  il  est  six  heures  à  l'horloge  turque. 


MALTE  ET  TRIPOLI  11 

Des  cafés  entourent  la  place  de  l'Horloge  et  ser- 
vent de  rendez-vous  aux  Turcs  et  aux  Arabes  de  la 
ville.  Les  petites  tables  et  les  chaises  sont  jetées  en 
désordre  autour  de  la  place  et  les  consommateurs 
toujours  nombreux  dégustent  sans  se  presser  les 
petites  tasses  de  café  ou  de  thé  aromatisé,  tout  en 
fumant  béatement  le  narghilé.  Chacun  peut  venir  là 
se  restaurer  sans  grande  dépense,  car  le  prix  de  la 
consommation  ne  dépasse  jamais  un  sou,  que  ce 
soit  du  café,  du  thé  ou  un  narghilé  ;  mais  malgré  le 
bon  marché  des  consommations,  beaucoup  de  clients 
se  contentent  de  s'asseoir  sans  rien  prendre  et  re- 
gardent passer  le  monde. 

Vers  le  soir  la  place  s'anime.  C'est  l'heure  où  les 
Européens  se  rendent  au  cinématographe,  la  seule 
distraction  offerte  aux  chrétiens  de  Tripoli.  Il  est 
situé  près  du  cercle  militaire,  grand  bâtiment  mo- 
derne en  dehors  de  l'ancienne  ville.  De  la  place  de 
l'Horloge,  il  faut  longer  les  murailles  massives  du 
château  du  Pacha,  gouverneur  de  la  colonie,  pour 
atteindre  l'emplacement  d'une  ancienne  porte  que 
l'on  fermait  jadis  chaque  soir,  mais  qui  n'existe 
plus  depuis  plusieurs  années.  C'est  là  que  se  trouve 
le  cercle  militaire,  rendez-vous  des  officiers,  des 
Arabes  riches,  des  commerçants  européens  qui 
viennent  jouir  d'un  peu  de  fraîcheur  sur  la  spacieuse 
terrasse  au  bord  de  la  mer,  décorée  par  les  antiques 
statues  romaines  recueillies  à  Leptis.  Chaque  di- 
manche, une  excellente  musique  militaire  donne  un 
concert  fort  goûté  des  Tripolitains  et  des  étrangers. 

A  côté  du  cercle  militaire  se  trouve  le  cinémato- 
graphe. Pénétrons-y. 

La  foule  bariolée  qui  emplit   le   vaste    bâtiment 


12  EN  TRIPOLITAINE 

offre  un  pittoresque  coup  d'œil.  Près  de  la  toile,  les 
Arabes  et  les  nègres  se  pressent  dans  un  désordre 
bruyant,  tandis  que  le  fond  de  la  salle  surélevé  est 
occupé  par  le  «  Tout  Tripoli  »  élégant.  Comme 
le  cinématographe  est  Tunique  distraction  offerte 
aux  chrétiens  de  la  ville,  on  y  voit  chaque  soir  les 
mêmes  personnes  qui  viennent  chercher  là  un  re- 
mède à  leur  ennui. 

Tripoli  s'est  beaucoup  développé  dans  la  direc- 
tion de  l'Est,  en  dehors  des  remparts  qui  sont,  du 
reste,  en  partie  démolis.  11  s'est  formé  un  nouveau 
quartier  dont  les  rues  larges  et  rectilignes,  bordées 
de  maisons  à  grandes  arcades,  ont  un  cachet  bien 
moderne.  C'est  à  l'extrémité  de  cette  partie  nouvelle 
de  la  ville  que  s'élève  une  grande  minoterie,  cons- 
truite ces  dernières  années  par  une  société  italienne 
constituée  par  la  Banco  di  Roma,  qui  a  le  monopole 
des  affaires  financières  en  Tripolitaine.  Plus  loin 
encore  vers  l'Est,  c'est  le  village  soudanais,  recon- 
naissable  à  ses  paillotes  circulaires  et  à  ses  maisons 
de  terre  dans  lesquelles  se  tapissent  les  nègres. 
Dans  ce  décor,  à  l'ombre  des  palmiers  de  l'oasis, 
ceux-ci  peuvent  se  croire  dans  leur  pays  natal. 

Mais  rentrons  dans  le  vieux  Tripoli,  de  beaucoup 
le  plus  pittoresque.  Les  ruelles  étroites  où  le  soleil 
ne  pénètre  jamais,  forment  un  véritable  labyrinthe 
dans  lequel  il  est  impossible  de  s'y  retrouver  et 
de  s'orienter  la  première  fois.  L'on  peut  cheminer 
longtemps  dans  ce  dédale  de  ruelles  sur  lesquelles 
s'ouvrent  de  mystérieuses  fenêtres  grillées  et  les 
portes  de  nombreuses  mosquées,  hermétiquement 
closes  pour  les  chrétiens. 

Un  soir,  accompagné  d'un  ami,  je  résolus  de  me 


MALTE  ET  TRIPOLI  13 

rendre  à  un  petit  théâtre  grec  fréquenté  par  des 
Arabes  et  des  Turcs.  Après  le  dîner,  nous  nous 
dirigeons  par  des  ruelles  obscures  vers  l'endroit 
où,  d'après  mes  renseignements,  devait  se  trouver 
le  théâtre.  Je  croyais     y  parvenir  facilement. 

Au  fond  d'une  cour,  une  lumière  nous  attire. 
Nous  ne  doutons  pas  un  instant  que  ce  ne  soit  là 
l'entrée.  Nous  nous  mêlons  à  la  foule  de  burnous 
qui  nous  enveloppe  aussitôt.  Résolument,  nous 
pénétrons  dans  la  cour  du  sanctuaire.  Mal  nous  en 
prit,  car  nous  sommes  bousculés  sans  aucun  ména- 
gement par  des  Arabes  braillards.  Nous  fendons  les 
groupes  pour  atteindre  la  porte,  mais  la  foule  indi- 
gnée nous  barre  le  passage.  La  situation  devient 
critique.  Je  propose  à  mon  compagnon  de  nous 
retirer,  c'est  la  plus  sage  solution.  En  nous  re- 
tournant, nous  constatons  avec  effroi  que  la  re- 
traite est  coupée  :  La  foule,  grossie  et  amassée 
dans  la  ruelle,  profère  des  cris  et  des  ricane- 
ments qui  ne  sont  pas  d'un  bon  augure.  Nous 
sommes  très  perplexes  sur  les  suites  de  cette 
aventure,  qui  a  l'air  de  mal  tourner.  A  ce  mo- 
ment, je  me  sens  saisi  par  le  bras  et  je  recon- 
nais, à  la  vague  lueur  de  la  lanterne,  un  Turc  à 
son  fez  rouge.  Il  me  fait  signe  de  le  suivre;  devant 
lui,  les  groupes  s'ouvrent  et  nous  passons  sans  en- 
combre. Je  veux  remercier  celui  qui  vient  de  nous 
tirer  d'une  si  mauvaise  situation  mais,  me  retour- 
nant, je  le  cherche  en  vain  des  yeux,  il  avait  dis- 
paru. 

Le  lendemain  seulement,  j'eus  la  clef  du  mystère. 
Ce  que  nous  avions  pris  pour  le  théâtre  était  une 
mosquée.  Nous  l'avions  échappé  belle  !  Que  serait-il 


14  EN  TRIPOLITAINE 

advenu  si,  en  insistant,  nous  avions  pénétré  dans  le 
saint  sanctuaire,  qui  perd  son  caractère  sacré  à  la 
seule  présence  d'un  chrétien  ! 

Quelques  instants  plus  tard,  nous  entrons  dans  le 
théâtre  grec.  Une  salle  allongée,  fait  face  à  une  scène 
de  petitedimension.  Lerez-de-chausséeestoccupépar 
des  chaises  réparties  sans  ordre.  Des  Arabes  riches, 
en  burnous  brodés  d'or  et  d'argent,  se  prélassent  en 
fumant  béatement  le  narghilé  et  en  sirotant  du  café. 
La  première  galerie  est  creusée  de  loges  minuscules, 
réservées  aux  personnes  distinguées;  notre  entrée 
fait  sensation,  car  les  spectateurs  reconnaissent  de 
suite  des  étrangers  qui  se  hasardent  rarement  dans 
ce  théâtre  réservé  aux  Tripolitains.  Les  loges  voi- 
sines de  la  nôtre  s'emplissent  peu  à  peu  d'Arabes 
opulents  et  de  Turcs;  je  reconnais  dans  l'une  d'elles 
le  commandant  de  gendarmerie  de  Tripoli.  Au- 
dessus  de  nous,  une  large  galerie  est  envahie  par 
une  foule  misérable  de  pauvres  diables  et  de  nègres. 
Quel  ne  fut  pas  mon  étonnement  de  m'entendre  in- 
terpeller de  là-haut  et  de  reconnaître  un  pauvre  hère 
débraillé,  auquel  j'avais  donné  quelques  paras  un 
jour  dans  la  rue  et  qui  me  faisait  les  signes  de  Ja 
plus  vive  amitié. 

Le  rideau  se  lève  sur  la  première  partie  du  spec- 
tacle, la  danse  du  ventre.  Des  jeunes  filles  au  type 
juif  fortement  prononcé  sont  assises  en  ligne  sur  la 
scène  avec  des  jeunes  gens  et  chantent  une  litanie 
monotone  et  gutturale,  en  s'accompagnant  du  tam- 
bourin. Tour  à  tour,  au  son  rythmé  de  la  mélodie, 
elles  exécutent  des  pas  savants  et  des  contorsions 
bizarres.  Je  me  sens  envahi  par  un  sentiment  de  las- 
situde et  de  somnolence.  L'atmosphère  pénétrée  des 


MALTE  ET   TRIPOLI  15 

fumées  odorantes  des  narghilés,  trouble  peu  à  peu 
mon  esprit  et  il  me  semble,  bercé  par  le  rythme, 
entrer  dans  un  rêve  délicieux.  Les  danseuses  évo- 
luent les  unes  après  les  autres.  L'une  d'elles  sur- 
tout provoque,  par  d'étonnants  et  savants  mouve- 
ments, l'admiration  et  les  sifflets  des  spectateurs. 
Le  sifflet  exprime  ici,  non  pas  le  mécontentement, 
mais  la  satisfaction.  11  correspond  à  nos  applaudis- 
sements. Pendant  les  entr'actes,  les  danseuses 
viennent  dans  la  salle  et  les  spectateurs  les  invitent 
à  prendre  des  consommations  avec  eux. 

Après  les  danses,  le  rideau  se  lève  sur  un  sujet 
tout  différent.  C'est  la  représentation  de  la  scène 
de  Jacob  et  de  Rachel.  Jacob,  le  célèbre  patriarche, 
est  obligé  de  fuir  chez  son  oncle  Lahanet  il  s'engage 
à  servir  sept  années  pour  avoir  sa  fille  Rachel  en 
mariage.  Mais  au  lieu  de  l'obtenir,  Laban  lui  donne 
Lia,  l'aînée  de  ses  filles.  Jacob  est  obligé  de  servir 
encore  sept  années  pour  gagner  Rachel,  la  cadette. 
C'est  dans  un  décor  antique,  bien  approprié  à  la 
scène,  que  le  digne  patriarche,  de  sa  voix  profonde 
et  caverneuse,  demande  à  Laban  le  prix  de  ses 
efforts.  Mais  cet  homme  injuste  se  met  dans  une 
colère  terrible  et  de  sa  voix  qui  tonne,  il  répand 
devant  lui  la  terreur.  Jacob  doit  fuir,  mais  il  se 
réconcilie  bientôt  avec  Laban.  La  scène  où  Jacob 
combat  avec  un  ange  est  curieusement  représentée. 
C'est  un  joli  spectacle  que  celui  où  l'Ange  apparaît, 
descendant  du  ciel,  éclairé  des  plus  brillantes  cou- 
leurs. La  violence  des  sentiments  qui  se  dégage  du 
combat  ressort  avec  une  intensité  qui  donne  le  fris- 
son. Ce  qui  ajoute  encore  du  charme  au  jeu  lent  et 
monotone  des  acteurs,  ce  sont  leurs  voix  fortes  et 


16  EN  TRIPOLITAINE 

solennelles  dont  les  sons  profonds  et  gutturaux 
réussissent  à  exprimer  une  puissance  dominatrice, 
sous  laquelle  les  plus  fortes  volontés  doivent  plier. 
La  monotonie  et  la  longueur  des  scènes  jouées  par 
des  artistes  dont  les  mouvements  sont  compassés  et 
lents  à  l'excès,  donnent  à  la  représentation  la  note 
solennelle  voulue. 

Mon  ignorance  de  l'arabe,  me  fit  perdre  beaucoup 
de  la  pièce,  mais  je  me  félicitai  d'avoir  pu  assis- 
ter à  cette  soirée,  car  c'est  bien  là,  dans  ce  petit 
théâtre,  que  l'on  peut  saisir  sur  le  vif  le  caractère 
local  si  intéressant  de  Tripoli. 

J'eus  encore  la  bonne  fortune  un  autre  soir,  dans 
les  Souks,  d'assister  aux  danses  dans  des  bars  cu- 
rieux, vastes  salles  voûtées,  où  l'on  pénètre  après 
avoir  traversé  de  longs  passages  tortueux.  D'épaisses 
draperies  en  ferment  l'entrée,  mais  après  avoir  sou- 
levé les  lourds  rideaux,  on  se  trouve  subitement 
transporté  au  milieu  du  plus  étrange  des  spectacles. 
Des  Arabes,  engourdis  par  les  parfums  odorants  qui 
épaississent  l'atmosphère  de  leurs  lourdes  fumées, 
sont  écroulés  sur  des  divans, regardant  béatement  les 
danseuses  étranges  qui,  aux  sons  endiablés  des  tam- 
bourins, évoluent  sans  arrêt.  Mais  c'est  vêtu  de  bur- 
nous qu'il  faut  pénétrer  dans  ces  repaires  si  curieux 
duvieuxTripoli,car  les  chrétiens  n'y  sont  pas  tolérés. 

La  population  de  Tripoli  se  monte  à  près  de 
36.ooo  habitants.  Toutes  les  races  d'Afrique  et 
d'Europe  y  sont  représentées,  mais  ce  sont  surtout 
les  Italiens,  les  Maltais  et  les  Juifs  qui  sont  les  plus 
nombreux  en  dehors  des  Turcs  et  de  la  population 
berbère   autochtone. 

Les  nations  étrangères  sont  accréditées  auprès  du 


Tripoli.  —  Sur  les  toits.  Au  fond  :  le  château  du  Pacha, 
la  tour  de  l'Horloge,  les  minarets. 


Rhar.  —  Le  fondouk. 


MALTE  ET  TRIPOLI  17 

gouvernement  par  des  consulats  généraux.  Il  y  en  a 
six  :  allemand,  anglais,  français,  austro-hongrois, 
italien,  américain.  Les  consuls  de  France,  d'An- 
gleterre et  d'Italie  habitent  de  confortables  maisons 
dans  la  vieille  ville.  Les  consulats  d'Allemagne  et 
d'Autriche-Hongrie  sont  situés  en  dehors  des  forti- 
fications, dans  les  quartiers  nouveaux. 

En  ma  qualité  de  citoyen  suisse,  j'avais  une  lettre 
de  recommandation  pour  le  consul  général  d'Alle- 
magne, le  docteur  Tilger.  C'est  un  médecin  distin- 
gué. Il  a  fait  beaucoup  de  bien  à  Tripoli  en  soi- 
gnant généreusement  les  misérables.  Le  consulat 
se  trouve  directement  en  arrière  des  fortifications, 
sur  une  route  nouvellement  construite  qui  conduit 
dans  le  sud.  C'est  un  grand  bâtiment  quadrangu- 
laire,  à  l'aspect  élégant,  ayant  au  centre  un  hall 
vitré.  Deux  cawas  se  tiennent  en  bas,  correcte- 
ment vêtus  de  gris,  coiffés  du  fez  surmonté  des 
aigles  impériales.  Mis  au  courant  de  la  mission  que 
j'entreprenais  dans  l'intérieur  du  pays,  le  docteur 
Tilger  me  donna  les  plus  excellents  conseils,  car  il 
connaît  à  fond  le  pays  qu'il  habite  depuis  longtemps, 
et  les  habitants.  Je  fus  très  heureux  de  pouvoir 
profiter  de  son  expérience  approfondie  des  peuples 
orientaux. 

Par  suite  d'un  malencontreux  retard,  je  dus 
attendre  plusieurs  semaines  les  lettres  de  recom- 
mandation qui  m'étaient  envoyées  de  Constantinople 
pour  le  gouverneur  de  Tripoli.  Dès  qu'elles  furent 
parvenues,  je  me  rendis  avec  le  docteur  Tilger  auprès 
du  Valy.  Précédé  du  cawas,  nous  suivons  la  longue 
rampe  qui  conduit  à  l'antique  château.  Des  soldats 
turcs,  en  uniformes  neufs  et  de  tenue  impeccable, 

2 


18  EN  TRIPOLITAINE 

présentent  les  armes  à  notre  passage.  Le  secrétaire 
du  Valy  vient  à  notre  rencontre  dans  l'antichambre 
et  nous  pénétrons  à  sa  suite  dans  la  salle  d'audience. 
C'est  une  vaste  chambre,  d'une  austère  simplicité, 
dont  les  murs  sont  percés  de  grandes  fenêtres  qui 
permettent  aux  regards  de  plonger  sur  Tripoli. 
J'aperçois  les  minarets  et  les  blanches  coupoles  qui 
s'élèvent  au-dessus  de  la  ville  tandis  que  dans  le 
port,  au  pied  même  du  château,  la  vieille  canon- 
nière aux  emblèmes  du  croissant  se  balance  paisi- 
blement, doucement  bercée  par  les  vagues.  Une 
atmosphère  douce  et  tranquille  se  dégage  de  tout 
cet  ensemble  et  on  a  de  la  peine  à  imaginer  que  ce 
calme  cache,  sous  une  apparence  trompeuse,  de 
sourds  complots  tramés  dans  l'ombre  par  les  puis- 
sances qui  agissent  sans  cesse  contre  le  pouvoir 
ottoman. 

A  mon  entrée,  le  maréchal  Ibrahim  Pacha  se  lève 
et  me  souhaite  en  termes  aimables  la  bienvenue.  Il 
m'offre  un  siège  et  un  domestique  m'apporte  la 
traditionnelle  tasse  de  café.  Le  Valy  me  présente 
lui-même  une  cigarette  turque,  ainsi  le  veut  l'éti- 
quette. 

Ibrahim  Pacha  est  une  grande  figure  de  notre 
époque,  dont  le  souvenir  restera  attaché  à  la  colo- 
nie turque.  Il  a  accompli  en  Tripolitaine  une  œuvre 
considérable  que  je  ferai  apprécier  à  sa  juste  valeur 
dans  la  suite  du  récit  (1).  Militaire  distingué,  il  a 
compris  le  danger  que  faisaient  courir  à  la  colonie 
les  convoitises  de  l'Italie  et  il  a  essayé  d'organiser 
en   peu   de  temps   la   défense  intérieure   du  pays. 

(1)  Voir  les  Mémoires  du  maréchal  Ibrahim  Pacha  à  la  fin  du 
volume  (appendice). 


MALTE  ET  TRIPOLI 

est  aussi  dans  un  autre  ordre  d'idées  que 
son  œuvre  est  vraiment  digne  d'admiration  ;  c'est 
dans  le  domaine  de  la  charité  qu'il  s'est  révélé 
un  grand  bienfaiteur.  Par  son  initiative,  il  a  sauvé 
de  la  misère  et  de  la  mort  des  milliers  d'Arabes  et 
d'indigènes  qui  mouraient  de  faim.  C'est  pour 
cette  raison  que  sa  popularité  parmi  le  peuple  est 
considérable.  Partout,  dans  mon  voyage,  j'ai  pu 
constater  la  vénération  dont  on  l'entoure.  Aussi, 
lors  des  derniers  événements  et  avant  la  déclara- 
tion  de  guerre,  son  rappel  à  Gonstantinople  sur  les 
instances  de  l'Italie  a  été  une  erreur.  C'est  à  ce 
moment  que  sa  présence  dans  la  colonie  eût  été 
nécessaire  pour  diriger  la  résistance  du  vilayet. 
Ibrahim  Pacha,  adoré  de  tous,  était  l'homme  qu'il 
fallait  dans  cette  situation  critique.  Puisse  la  Tur- 
quie n'avoir  pas  à  regretter  la  mesure  prise  par 
son  gouvernement  ! 

Le  consul  d'Allemagne  explique  à  Son  Excellence 
le  but  de  ma  visite.  Le  Valy  s'engage  à  m'aider  le 
plus  possible  dans  l'accomplissement  de  ma  mission 
et  il  m'octroie  quatre  zaptiés  et  un  chaouch  pour 
m'escorter  jusqu'à  Ghadamès.  Il  me  donne  en  outre 
d'utiles  indications  sur  le  pays  que  j'ai  à  traverser 
et  il  prévient  de  son  côté  toutes  les  autorités  de 
l'intérieur  de  se  mettre  à  mon  entière  disposition 
pour  m'aider  dans  mes  recherches.  Ibrahim  Pacha 
souhaite  un  heureux  succès  à  ma  mission  et  me 
recommande  encore  de  m'adresser  à  lui  en  cas  de 
besoin.  Je  remercie  chaleureusement  Son  Excellence 
de  tant  d'amabilité  et  nous  nous  retirons. 

Quelques  jours  plus  tard,  je  me  rends  chez  Ahmed 
Hamdi,  commandant  de  la  gendarmerie,  qui  doit  me 


20  EN  TRIPOLITAINE 

■  fournir  les  zaptiés  de  mon  escorte.  Il  me  reçoit  avec 
toute  l'affabilité  dont  les  hauts  fonctionnaires  turcs 
ont  le  secret.  Ancien  professeur  dans  une  institu- 
tion supérieure,  il  s'exprime   en   bon  français,  et 
regrette  vivement  de  ne  pouvoir  m'accompagner  en 
personne  dans  mon  exploration,  mais  surchargé  de 
travail  par  la  réorganisation  de  la  police  du  vilayet, 
il  ne  peut  quitter  son  poste.  Il  se  donne  une  grande 
peine  à  cette  tâche  difficile  mais  actuellement,  grâce 
aux  efforts  poursuivis  depuis  plusieurs  années,  la 
police  est  admirablement  faite  à  Tripoli.   D'heure 
en  heure,  des  rondes  régulières  parcourent  pendant 
la  nuit  les  rues  de  la  ville  et  les  gendarmes,  dans 
leur  tenue  correcte  et  irréprochable,  ne  le  cèdent  en 
rien  comme  élégance  et  propreté  à  ceux  des  nations 
européennes.  Les  zaptiés  sont  recrutés  avec  grand 
soin  et  sont  obligés  de  fréquenter  une  école  spé- 
ciale. Ils  ne  sont  enrôlés  dans  la  police  qu'après 
avoir  passé  avec  succès  les  examens  de  sortie  de 
l'école.  Ces  faits  étonneront  les  voyageurs  qui  ont 
visité  Tripoli  il  y  a  quelque  dix  ans  quand  la  police 
était  à  peine  organisée  et  à  une  époque  où  il  était 
dangereux  de  parcourir  la  ville  de  nuit.  Les  choses 
ont  bien  changé  car,  actuellement,  de  nuit  et  de  jour,  * 
on  peut  se  promener  dans  la  plus  parfaite  sécurité 
dans  des  rues  propres  et  bien  entretenues.  Il  y  a  là 
un  effort  constant  du  gouvernement  à  essayer  de  se 
tenir  au  niveau  des  exigences  actuelles  et  les  efforts 
accomplis  sont   déjà   remarquables   si    l'on    pense 
qu'ils  n'ont  été  tentés  qu'à  partir  du  régime  Jeune- 
Turc.   Il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  agents  de 
la  police  sont  choisis  parmi  les  sujets  turcs  seule- 
ment car  les  trois  quarts  au  moins  des  gendarmes 


MALTE  ET  TKIPOLI  21 

sont  d'origine  berbère.  Il  existe,  par  conséquent, 
une  police  indigène  dont  les  éléments  sont  fournis 
par  la  population  autochtone  du  pays,  en  tout  point 
comparable  à  celle  que  la  France  et  d'autres  nations 
entretiennent  dans  leurs  colonies.  On  ne  saurait 
montrer  un  esprit  d'organisation  plus  moderne  dans 
ses  conceptions  et  une  idée  plus  nette  de  ce  que 
doit  être  un  gouvernement  colonial.  Les  Turcs  ont 
su,  dans  cette  œuvre  qui  était  en  plein  développement 
il  y  a  quelques  mois,  choisir  des  instructeurs  capables 
qui  leur  ont  donné  les  conseils  les  plus  compé- 
tents (1). 

Ahmed  Hamdi  me  prie  de  lui  accorder  quelques 
jours  de  répit,  car  il  tient  à  choisir  lui-même  les 
zaptiés  qui  doivent  composer  mon  escorte,  de  façon 
à  me  procurer  des  hommes  sur  lesquels  je  puisse 
compter  absolument  en  cas  de  besoin.  11  y  réussit 
parfaitement,  et  c'est  en  grande  partie  au  zèle  dévoué 
des  gendarmes  que  je  dois  le  succès  de  mon  voyage. 

Il  me  restait  encore  quelques  jours  avant  mon  dé- 
part. Je  les  occupai  avec  mes  compagnons  aux  di- 
vers préparatifs  indispensables  pour  une  mission 
qui  doit  durer  plusieurs  mois  dans  le  désert.  Il  nous 
manquait  encore  quelques  chameaux.  Nous  nous 
rendîmes  au  marché  réservé  pour  ces  animaux,  qui 
se  tient  le  mardi  sur  la  plage,  entre  le  château  du 
valy  et  le  jardin  public.  Là,  d'innombrables  bêtes 
sont  amenées  de  loin  par  des  Berbères  aux  faces 
jaunes  et  anguleuses.  L'achat  d'un  chameau  est  une 
opération  délicate,  car  l'Arabe  qui  cherche  à  se  dé- 
barrasser d'une  bête  sans  valeur  a  recours  à  des 

(1)  Cette  œuvre  de  réforme  est  presque  entièrement  due  au 
maréchal  Ibrahim  Pacha  (voir  l'appendice).    * 


EX  TMPOUTAIXE 

ruses  qu'il  est  bien  difficile  de  dévoiler.  Ainsi  les 
chameaux  trop  maigres  et  qui  trouveraient  difficile- 
ment un  acquéreur,  sont  gonfles  artificiellement  et 
ce  n'est  généralement  qu'après  l'acquisition  et  quel- 
ques jours  de  marches  pénibles  dans  le  désert  que 
l'acheteur  se  rend  compte  qu'il  a  été  trompé.  Mais 
alors  c'est  trop  tard  pour  réclamer  et  il  faut  subir  la 
conséquence  de  cet  acte  malhonnête.  La  patience 
est  nécessaire  pour  arriver  à  s'entendre,  car  le 
deur  demande  tout  d'abord  un  prix  exorbitant  qu'il 
baisse  peu  à  peu.  L'Arabe  aime  passionnément  la 
discussion,  il  en  jouit  beaucoup  plus  que  du  profit 
du  marché.  Le  prix  des  chameaux  varie  dans  d'as- 
sez grandes  proportions  et  dépend  de  l'acheteur. 
On  peut  se  procurer  un  bon  chameau  pour  deux 
cents  francs  mais  on  en  trouve  également  pour  4  à 
8  livres  turques. 

Nos  chameaux  et  nos  bagages  sont  rassemblés 
dans  un  fondouk,  vaste  bâtiment  avec  au  centre  un 
grand  espace  quadrangulaire  dans  lequel  les  ani- 
maux sont  parqués.  Tout  autour  de  cet  espace  - 
disposées  des  chambres  qui  peuvent  recevoir  colis 
et  voyageurs.  Anciennement  le  fondouk  était  bien 
entretenu,  pourvu  d'une  fontaine  élégante,  on  le 
visitait  avec  plaisir,  mais  aujourd'hui  il  n'est  plus 
qu'un  hangar  malpropre  où  hommes,  bètes  et 
marchandises  sont  entassés  pèle-mèle.  L'aspect  n'en 
est  pas  moins  curieux.  Le  «  vaisseau  du  désert  ». 
comme  on  a  appelé  si  justement  le  dromadaire, 
se  promène  tranquillement,  ridiculement  majes- 
tueux ou  bien  il  est  accroupi  et  pousse  des  gro- 
gnements désagréables,  en  essayant  de  mordre  le 
chamelier  occupé  à  le  tondre,  ou  à  le  badigeonner 


MALTE  ET  TRIPOLI 

de  goudron.  Il  faut  faire  attention  à  la  morsui 
chameau,  car  la  blessure  produite  est  dangei 
par  suite  de  l'infection  qui  résulte  de  la  saleté 
mâchoires,  mais  en  général  les  cham< 
pas  méchants,  ils  rendent  d'immenses  services  et 
sont  doué-  d'une  grande  force  de  i  ice.  Sans 

ces  fidèles   serviteurs,  la  «-onquête  des  grands  es- 
-  désertiques  sans  eau  ni  fourrage  serait  im- 
possible; ils  sont  les  auxiliaires  indispensables  de 
l'explorateur  saharien. 


CHAPITRE  II 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE   BLED  TRIPOLITAIN.  NALOUT 


Rassemblement  de  la  caravane  devant  le  consulat.  —  Charge  des  cha- 
meaux. —  Les  zaptiés.  —  Le  Chaouch.  —  Le  départ.  —  Le  long  de 
la  côte.—  Zanzour.  —  Les  puits.  —  Les  jardins.  —  L'industrie  du 
vin  de  palme.  —  La  récolte  du  vin  de  palme  en  Tripolitaine.  —  Le 
vin  de  palme  dans  les  régions  équatoriales.  —  Roule  en  construc- 
tion. —  Le  fondouk  de  Rhar.  —  Le  marchand  arabe.  —  Chiens 
kabyles.  —  L'oasis  d'El  Zaoïa.  —  Campement.  —  Bir  Turkey.  — 
Cavaliers  turcs.  —  Le  brigand.  —  Mentalité  orientale.  —  Ouragan 
de  sable.  —  Le  puits  de  Dgdeida.  —  Sur  les  chameaux.  —  Puits  de 
Barka.  —  Égaré  dans  le  bled.  —  La  source  de  Dgdeida.  —  Repas 
en  retard.  —  La  falaise  du  Djebel  Fassato.  —  L'oasis  de  Tiji-Aïn 
Ghesbah.  —  Les  ruines.  —  La  Chambre  des  squelettes.  —  Cam- 
pement de  Salat-Bou-El-Hassa.  —  Escalade  de  la  falaise.  —  Le 
dernier  refuge  des  révoltés.  —  La  source  de  Nalout.  —  Bien 
gardé.  —  Arrivée  à  Nalout.  —  Le  docteur  Raffet.  —  Promenade.  — 
Porteuse  d'eau.  —  Le  puits.  —  Le  ksar  berbère.  —  Maison  troglo- 
dyte. —  Le  siège  du  gouvernement.  —  Postes  et  Télégraphes.  — 
Le  vent.  —  Déménagement. 


Le  24  mars,  jour  fixé  pour  le  départ,  notre  cara- 
vane est  rassemblée  devant  le  consulat  d'Allema- 
gne. Elle  se  compose  de  trois  Européens,  cinq 
zaptiés,  quatre  domestiques  berbères,  huit  cha- 
meaux et  six  chevaux.  Les  chameliers  sont  occupés 
à  préparer  les  charges,  ce  qui  est  long,  car  la  répar- 
tition des  fardeaux  doit  se  faire  autant  que  possible 
en  tenant  compte  des  forces  différentes  des  bêtes. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITA1N         25 

Ces  préparatifs  s'effectuent  au  milieu  d'un  branle- 
bas  général  et  de  cris  assourdissants  ;  car  le  Tripo- 
litain  est  bruyant,  il  gesticule  et  crie  pour  accomplir 
le  moindre  travail.  La  charge  des  chameaux  n'est 
pas  une  opération  facile.  Un  homme  se  pend  à 
la  queue  de  la  bête,  tire  en  arrière,  un  autre  tape 
sur  l'animal  à  tour  de  bras.  Le  chameau  ne  pou- 
vant faire  autrement  tombe  sur  les  genoux,  ramène 
les  membres  postérieurs  sous  son  corps,  et,  par 
un  dernier  mouvement,  s'accroupit.  Une  fois  à  terre, 
on  place  sur  la  bosse  du  chameau  une  sellette  rem- 
bourrée de  paille  à  laquelle  sont  suspendus,  de 
chaque  côté,  des  couffins  renfermant  les  bagages. 
11  faut  une  certaine  habitude  pour  placer  la  charge 
car  le  chameau  résiste.  Sentant  le  poids  appuyer  sur 
son  échine,  il  retourne  son  long  cou  et  cherche  à 
mordre  le  conducteur.  Ne  pouvant  l'atteindre,  il 
essaye  de  s'échapper.  Il  y  arrive  souvent.  Au  moment 
de  ficeler  les  charges,  l'animal  se  lève  brusquement, 
culbute  colis  et  conducteurs.  C'est  alors  tout  à 
recommencer. 

Nos  cinq  zaptiés  arrivent  au  galop  de  leurs  petits 
chevaux.  Le  chaouch  Sadok  vient  se  présenter.  C'est 
un  vieux  soldat  à  la  figure  énergique,  sur  la  poitrine 
duquel  brille  la  médaille  du  Yémen.  Il  a  en  effet 
accompli  cette  campagne  d'Arabie,  dans  un  pays 
terrible,  contre  des  adversaires  fanatiques.  Son  cou- 
rage lui  a  valu  la  distinction  qu'il  porte  fièrement. 
Je  suis  vivement  reconnaissant  à  Ahmed  Hamdi  de 
m'avoir  donné  un  officier  si  capable.  Le  chaouch 
me  nomme  les  différents  gendarmes  de  l'escorte. 
L'un  d'eux,  un  Turc  du  nom  de  Mustapha,  parle  le 
français  sans  accent;  originaire  de  Smyrne,  il  a  été 


96  en  tripoliïaim: 

élevé  dans  une  famille  française.  Il  me  sera  d'un  pré- 
cieux secours  comme  interprète.  Les  autres  zaptiés 
sont  de  race  berbère  et  connaissent  bien  le  pays,  ils 
me  serviront  de  guides. 

La  caravane  est  maintenant  au  complet.  Le  doc- 
teur Tilger  et  M.  Gutowski,  directeur  de  la  régie 
des  tabacs,  assistent  à  notre  départ.  Après  les  der- 
niers adieux,  j'enfourche  mon  petit  cheval  berbère 
tandis  que  les  deux  Français  qui  m'accompagnent  se 
hissent  tant  bien  que  mal  sur  les  chameaux.  11  faut 
une  certaine  habitude  pour  accomplir  ce  dernier 
exercice  et  atteindre  sans  trop  de  tâtonnements 
l'équilibre  stable.  Le  signal  du  départ  est  donné  et 
suivis  des  bons  vœux  de  tous,  nous  quittons  Tripoli. 

Notre  itinéraire  est  de  nous  rendre  directement  à 
Nalout,  dans  le  Djebel  occidental,  en  traversant  le 
Bled  tripolitain,  grande  plaine  qui  s'étend  des  mon- 
tagnes du  sud  à  la  mer.  Le  Djebel  lui-même  sera 
exploré  au  retour. 

Nous  passons  au  sud  de  Tripoli  pour  atteindre  la 
côte  à  l'ouest.  Une  large  piste  sableuse  suit  le  rivage. 
Les  palmiers  de  l'oasis  qui  entourent  la  ville  devien- 
nent plus  rares.  La  limite  de  la  mer  bleue  foncée  et 
du  blanc  rivage  donne  naissance  à  une  ligne  sinueuse 
interrompue  çà  et  là,  dans  sa  continuité,  par  de  pe- 
tites falaises  rocheuses  au  pied  desquelles  les  vagues 
viennent  mourir.  Nous  avançons  lentement  et  en 
silence.  Aucun  obstacle  ne  vient  rompre  la  triste 
monotonie  de  la  côte  uniforme  qui  s'étend  devant 
nous.  Après  plusieurs  mois  de  séjour  dans  le  désert, 
l'impression  sera  différente  et  par  contraste  avec  les 
effrayantes  solitudes  du  sud,  nous  trouverons  ce 
même  paysage,  gai  et  riant. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN         27 

Après  quelques  heures  de  marche,  nous  appro- 
chons de  la  belle  palmeraie  de  Zanzour,  située  à 
i5  kilomètres  de  Tripoli.  La  piste  bien  marquée  est 
encaissée  entre  deux  haies  de  figuiers  de  Barbarie 
dont  les  longues  épines  défendent  l'entrée  des  jardins. 
Le  grincement  des  chadoufs  trouble  seul  le  silence 
de  l'idyllique  oasis,  et  révèle  le  travail  incessant 
de  cultivateurs  invisibles.  L'eau  des  puits  est  ré- 
pandue par  une  multitude  de  canaux  qui  se  ramifient 
en  tous  sens  dans  la  palmeraie;  grâce  à  cette  irriga- 
tion sans  cesse  entretenue  croissent  en  abondance 
les  céréales,  les  figues,  les  pastèques,  les  melons 
ainsi  que  le  jasmin  dont  l'odeur  est  si  aimée  des 
orientaux.  Parmi  la  végétation,  les  blanches  coupoles 
de  marabouts  et  des  koubbas  se  détachent  nettement 
sur  le  fond  vert  de  l'oasis. 

Mon  domestique  Hamed  m'entraîne  vers  un 
Arabe,  accroupi  au  bord  du  chemin.  C'est  un  mar- 
chand de  vin  de  palme.  Il  a  devant  lui  plusieurs  jarres. 
Je  bois  avec  plaisir  la  liqueur  sucrée  que  l'on  appelle 
ici  le  legbi;  il  me  rappelle  celui  du  Soudan  quoique 
ne  provenant  pas  des  mêmes  espèces  de  palmiers. 
Sa  fabrication  donne  lieu,  en  Tripolitaine,  à  une 
véritable  industrie  importée  par  les  Tunisiens.  Pour 
obtenir  le  legbi,  les  indigènes  entaillent  légèrement 
le  sommet  de  l'arbre  et  le  suc  s'écoule  dans  une 
jarre  en  suivant  une  feuille  recourbée.  Mais  tout  le 
monde  n'a  pas  le  droit  de  fabriquer  le  vin  de  palme. 
Il  appartient  à  celui  qui  a  fait  ses  preuves  dans  cet 
art  et  qui  paie  une  redevance  fixée.  Il  a  obtenu  ainsi 
le  monopole  de  fabriquer  et  de  vendre  le  legbi  dans 
une  oasis.  Cette  mesure  a  été  prise  par  le  gouver- 
nement dans  le  but  de  protéger  les  palmiers  d'une 


2S  EN  TRIPOLITAINE 

destruction  qui  est  à  craindre  dans  un  pays  où  la 
végétation  est  localisée  dans  des  espaces  trop  res- 
treints. Car  la  diminution  des  palmiers  aurait  les 
conséquences  les  plus  graves;  elle  amènerait  fatale- 
ment la  disparition  des  oasis  et  avec  elle  celle  des 
cultures  et  des  habitants  qui  seraient  obligés  d'émi- 
grer. 

Au  Soudan,  il  n'est  pas  nécessaire  de  tant  de 
précautions,  et  la  fabrication  du  «  nzan  »,  nom  du 
vin  de  palme  sur  les  côtes  du  golfe  de  Guinée,  est 
beaucoup  plus  primitive.  Les  indigènes  décapitent 
simplement  le  sommet  du  rônier,  espèce  de  palmier 
éventail,  et  l'arbre,  après  l'opération,  meurt.  Le 
liquide  est  du  reste  recueilli  de  la  même  façon  dans 
des  récipients  appropriés.  Beaucoup  de  voyageurs 
ont  été  effrayés  en  traversant  les  espaces  équato- 
riaux  de  la  multitude  d'arbres  ainsi  sacrifiés  et  l'on 
s'en  est  parfois  ému.  Mais  c'est  sans  doute  à  tort 
car  si  le  rônier  devait  disparaître,  il  y  a  longtemps 
que  ce  serait  chose  faite.  Depuis  la  plus  haute 
antiquité,  en  effet,  les  nègres  s'enivrent  avec  la 
délicieuse  boisson  qu'est  le  vin  de  palme  et  si  le 
voyageur  traverse  souvent  des  espaces  immenses 
où  les  palmiers,  dépourvus  de  leurs  feuilles,  sem- 
blables à  des  manches  de  balais,  attestent  d'anciennes 
forêts  de  rôniers,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  pousse 
toujours  de  nouveaux  arbres,  malgré  la  guerre 
acharnée  qu'on  leur  fait.  La  vitalité  du  rônier  est  si 
prodigieuse  dans  les  contrées  équatoriales  que  leur 
nombre  ne  paraît  pas  diminuer.  En  Tripolitaine, 
grâce  aux  précautions  prises,  le  palmier  ne  meurt 
pas.  Quelques  années  après  l'opération,  il  pourra  de 
nouveau  fournir  du  vin. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN         29 

Au  sortir  de  l'oasis  de  Zanzour,  nous  cheminons 
sur  un  terrain  sableux  où  poussent  seulement  quel- 
ques herbes  desséchées.  La  piste  s'éloigne  de  la  mer 
de  plusieurs  kilomètres  et  court  parallèlement  à  une 
curieuse  plate-forme  blanche,  non  loin  de  nous,  à 
notre  gauche.  C'est  une  route  en  construction.  Heu- 
reux de  pouvoir  en  profiter,  je  pousse  mon  cheval 
sur  la  plate-forme  de  sable  qui  domine  le  bled,  mais 
je  l'avais  à  peine  atteinte  qu'un  Arabe  surgit  et 
m'invective  violemment.  Ne  comprenant  guère  ce 
qu'il  me  veut  je  ne  m'en  préoccupe  pas.  Mal  m'en 
prit,  car  l'irascible  personnage,  passant  des  paroles 
à  l'action,  saisit  mon  cheval  par  la  bride  et  me  fait 
lestement  redescendre  le  talus.  En  me  retournant,  je 
l'aperçois  qui  bouche  soigneusement  les  traces  que 
les  sabots  de  mon  cheval  ont  laissées  dans  le  sable 
meuble,  car  j'avais  endommagé  la  route.  Il  y  a  des 
années,  paraît-il,  qu'elle  est  en  construction,  mais 
chaque  hiver  elle  est  détruite  par  les  vents  violents 
qui  soufflent  en  rafales  sur  la  plaine  (1). 

C'est  dans  un  fondouk  de  l'oasis  de  Rhar  que  nous 
passons  notre  première  nuit  de  campagne.  Mais  la 
joie  de  trouver  une  habitation  devait  être  de  courte 
durée  car,  à  peine  étendus  sur  nos  lits  de  camp,  nous 
sentons  toute  une  multitude  de  bestioles  se  pro- 
mener sur  notre  épiderme.  Cette  première  nuit  est 
intolérable  et  nous  ne  pouvons  fermer  l'œil,  dévorés 
que  nous  sommes  par  la  vermine.  Dans  la  demi-som- 
nolence, j'aperçois  dans  un  coin  de  la  chambre  notre 
hôte,  un  vieil  Arabe,  accroupi  devant  une  espèce  de 
table  sur  laquelle  il  pèse  avec  minutie  des  denrées, 

(1)  Le  valy  a  engagé  depuis  lors  des  ingénieurs  français  capa- 
bles pour  la  construction  des  routes. 


80  EN  TRIPOLITAINE 

11  tient  là  boutique  et  de  temps  en  temps,  de  nou- 
veaux arrivants,  semblables  à  des  fantômes  blancs, 
entrent  et  viennent  causer  avec  lui.  A  la  faible  lueur 
des  bougies  les  figures  parcheminées  se  succèdent 
sans  bruit  pour  ne  pas  nous  réveiller.  Ces  visiteurs 
viennent  faire  leurs  achats  au  vieux  trafiquant.  Peut- 
être  même  échangent-ils  des  produits  de  contre- 
bande car  parfois  ils  jettent  un  regard  inquiet  du 
côté  des  zaptiés.  Mais  ils  peuvent  être  sans  crainte 
car  nos  braves  gendarmes  ne  sont  nullement  in- 
commodés par  les  bestioles  qui  nous  dévorent  et 
dorment  du  plus  profond  sommeil. 

Le  lendemain,  au  jour,  nous  nous  mettons  en 
route  et  traversons  les  belles  palmeraies  bien  arro- 
sées de  l'Ymaya  et  de  Dgedgdain.  Après  nous  être 
approchés  une  dernière  fois  de  la  mer  dont  le  bleu 
s'aperçoit  tout  près  de  nous,  entre  les  palmiers, 
nous  prenons  franchement  la  direction  du  sud-ouest 
pour  atteindre  bientôt  le  beau  groupe  d'oasis  d'El- 
Zaoia.  Nous  cheminons  au  milieu  des  jardins  que 
gardent  ces  horribles  chiens  kabyles  dont  la  voix 
perçante  et  désagréable  nous  poursuit.  Rien  n'est 
plus  agaçant  que  ces  maudits  roquets  qui  se  jettent 
dans  les  jambes  des  chameaux  et  des  chevaux  au 
grand  risque  des  cavaliers.  Heureusement  que  notre 
levrette  élancée  se  précipite  et  met  en  fuite  ces  gar- 
diens trop  criards  dont  les  blanches  silhouettes  dis- 
paraisssnt  bientôt  derrière  les  figuiers  de  Barbarie. 

El-Zaoia  est  un  chef-lieu  important,  résidence  d'un 
kaïmakan.  Nous  débouchons  sur  la  place  du  village 
entourée  de  belles  maisons  avec  de  confortables 
balcons,  sur  lesquels  se  pressent  les  fonctionnaires 
qui  nous  regardent  passer.  Mais  nous  n'avons  pas 


Nous    traversons    les    belles    palmeraies 
de  l'Ymaya  et  de  Dgedgdaïn. 


A  l'approche  de  la  nuit 
les  tentes  sont  montées  sur  le  sol  aride. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOL1TAIX  •      31 

le  temps  de  nous  arrêter  et  après  avoir  rassemblé 
tant  bien  que  mal  nos  chameaux  dispersés  au  milieu 
de  la  foule  qui  emplit  la  place,  nous  nous  engageons 
dans  le  petit  chemin  qui  serpente  entre  des  maisons 
délabrées  et  des  ruines.  Sur  un  tertre,  à  notre 
droite,  les  tombes  d'un  cimetière  berbère  se  pres- 
sent, impressionnantes  dans  leur  primitive  simpli- 
cité. Il  y  en  a  là  des  centaines  dont  l'emplacement 
est  indiqué  seulement  par  des  dalles  et  des  roches  à 
peine  travaillées,  toutes  orientées  vers  le  levant. 

A  partir  d'El-Zaoia,  le  long  de  la  côte,  les  oasis 
sont  nombreuses  et  se  succèdent  jusqu'à  la  frontière 
tunisienne.  Nous  quittons  cette  ligne  de  verdure 
pour  entrer  en  plein  dans  le  bled,  que  nous  allons 
parcourir  pendant  sept  journées  jusqu'à  Nalout. 
Nous  ne  verrons  plus  de  belles  oasis,  seulement  de 
temps  en  temps  quelques  palmiers  au  bord  d'une 
source. 

A  l'approche  de  la  nuit  les  tentes  sont  montées 
sur  le  sol  aride.  Les  palmeraies  de  l'arrière  plan 
forment  un  cercle  verdoyant  qui  brille  sous  les 
derniers  rayons  du  soleil  couchant.  Nos  chameaux 
se  dispersent  dans  le  bled  à  la  recherche  d'herbes 
savoureuses.  Leurs  ombres  s'allongent  toujours  et 
bientôt  ce  décor  disparaît  dans  la  nuit. 

C'est  sur  un  terrain  sableux,  bosselé,  couvert 
d'herbes  desséchées  que  la  caravane  poursuit  sa 
route  les  jours  suivants.  Les  vents  ont  creusé  des 
dépressions  profondes  et  étroites  que  nous  sommes 
obligés  de  traverser  jusqu'au  puits  de  Bir  Turkey. 
Les  points  d'eau  deviennent  plus  rares,  aussi  nos 
zaptiés  abandonnent  leurs  chevaux  pour  les  rempla- 
cer par  des  chameaux.  C'est  avec  les  larmes  dans 


32     .  EN  tripolitaim: 

les  yeux  que  ces  braves  gens  quittent  leurs  mon- 
tures et  leur  font  toutes  sortes  de  démonstrations 
d'amitié  en  les  remettant  aux  Arabes  qui  doivent  les 
emmener. 

Bir  Turkey  est  situé  à  quelques  dizaines  de  kilo- 
mètres au  nord  de  la  falaise  de  Djebel  Nefousa  qui 
marque  la  limite  entre  la  plaine  et  les  Hauts-Pla- 
teaux. Nous  en  apercevons  la  ligne  bleuâtre  et 
continue  à  l'horizon.  Nous  la  suivrons  à  une  cer- 
taine distance  en  nous  en  rapprochant  insensible- 
ment. 

Nous  avions  à  peine  quitté  Bir  Turkey  qu'une 
cavalcade  importante  apparaît  à  l'horizon  et  se  di- 
rige de  notre  côté.  Les  cavaliers  s'approchent  rapi- 
dement et  je  distingue  bientôt  plusieurs  officiers 
turcs  avec  une  cinquantaine  de  soldats.  Ils  ont 
fort  bonne  tournure  dans  leur  costume  gris  avec 
leur  teint  bronzé  et  leur  air  martial.  Ce  sont  des 
membres  de  la  commission  de  délimitation  qui  re- 
viennent de  Nalout  et  de  Ghadamès  où  ils  ont  été 
envoyés  pour  établir,  avec  la  mission  française,  la 
frontière  franco-turque. 

Pendant  la  journée  nous  cheminions  sans  nous 
arrêter  et  accomplissions  l'étape  d'une  seule  traite. 
Nous  ne  descendions  pas  même  des  chameaux  ou 
des  chevaux  pour  avaler  à  midi  le  repas  primitif  qui 
était  vite  pris.  Mais  il  faut  une  certaine  habitude 
pour  absorber  la  nourriture  par  une  chaleur  torride, 
et  cahotté  par  les  secousses  régulières  des  mon- 
tures. Les  morceaux  restent  dans  la  gorge  et  il  faut 
beaucoup  d'efforts  pour  les  faire  passer. 

Pendant  la  quatrième  étape,  vers  une  heure  de 
l'après-midi,  mes  compagnons  somnolaient  béate- 


Le  Bled. 


Nous  suivons  au  nord  la  haute  falaise  du  Djebel  Nefousa. 


.A  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITA1N 

ientsur  leurs  chameaux  quand  Mustapha  nous  tire 
de  notre  engourdissement  par  de  bruyantes  mani- 
festations. Nos  regards  se  portent  sur  une  ombre 
qui  fuit  devant  nous  rapidement  mais  la  distance  ne 
permet  pas  de  bien  distinguer.  Je  prête  mon  cheval 
au  zaptié  Nasser  qui  part  en  avant  au  galop.  Musta- 
pha et  Hamed  courent  derrière.  La  chasse  devient 
captivante  et  je  crois  un  moment  que  l'animal  pour- 
suivi va  s'échapper.  Mais  à  ce  moment  un  coup  de 
feu  retentit,  la  course  s'arrête.  Les  chasseurs  re- 
viennent vers  nous  avec  leur  proie  et  nous  ne 
sommes  pas  peu  étonnés  d'apercevoir  derrière 
eux  un  pauvre  diable  d'Arabe  bien  ficelé,  et  un  cha- 
meau. Cet  homme  avait  été  trouvé  porteur  d'une 
arme  de  guerre  et  voyant  des  gendarmes,  pris  de 
peur,  il  avait  essayé  de  s'enfuir  au  galop  de  son 
chameau.  Hamed  lui  avait  alors  lancé  dans  le 
corps  une  balle  de  mon  winchester.  L'Arabe,  légè- 
rement blessé,  mais  sentant  la  lutte  inégale,  se  ren- 
dit. Les  zaptiés  l'attachèrent  solidement  derrière 
l'un  de  leurs  chameaux  et  nous  continuons  notre 
route  traînant  derrière  nous  ce  prisonnier. 

Le  soir,  au  campement  de  Dgelda,  les  gendarmes 
tiennent  conseil  et  font  comparaître  le  coupable. 
Dans  la  nuit,  éclairés  à  la  lumière  vacillante  du 
feu  de  camp,  les  zaptiés  jugent  le  pauvre  diable  qui, 
ramassé  en  boule,  tremble  de  peur.  Ils  lui  décrivent 
avec  violence  les  châtiments  qui  l'attendent.  Comme 
il  n'a  pas  l'air  de  comprendre,  les  zaptiés  le  frappent 
brutalement.  Mais  c'est  peine  perdue  ;  caractère 
fermé,  impassible  et  fier,  l'Arabe  ne  répond  pas. 
Au  bout  d'un  certain  temps,  la  scène  change  et 
je  crois  comprendre  qu'un  marché  est  en  train  de 


34  EN  TRIP0L1TAINE 

se  conclure.  Le  prisonnier,  maintenant  remis  de  son 
émoi,  discute  avec  ses  persécuteurs  pendant  long- 
temps, mais  peu  à  peu  le  silence  se  fait  ;  les  zaptiés 
et  nos  gens  se  roulent  les  uns  après  les  autres  dans 
leurs  couvertures  et  s'endorment.  Seul  le  soldat  de 
garde,  dont  l'épée  brille  à  la  blanche  lueur  de  la  lune, 
va  et  vient  devant  les  tentes.  Le  lendemain  matin, 
l'Arabe,  avec  son  fusil  et  son  chameau,  avait  disparu. 
Ames  questions  les  zaptiés  me  répondent  évasive- 
ment.  Hamed  m'affirme  que  ce  prisonnier  est  un 
très  brave  homme. 

J'eus  la  clef  du  mystère  seulement  plusieurs  mois 
après  l'incident.  Voilà  ce  qui  s'était  passé  :  Les 
zaptiés  avaient  effrayé  à  dessein  le  pauvre  homme, 
lui  montrant  dans  quelle  situation  critique  il  serait 
s'il  était  ramené  à  Tripoli.  La  décapitation  ne  serait 
encore  qu'un  des  moindres  maux.  On  comprend 
dans  quel  état  était  le  prisonnier.  Affolé,  il  offrit  tout 
ce  qu'on  voulut  pour  que  la  liberté  lui  fût  rendue. 
C'est  ce  que  nos  diligents  gendarmes  attendaient. 
L'Arabe  leur  promit  donc  un  mouton  et  plusieurs 
écus  contre  la  liberté.  Il  était  encore  heureux  de 
s'en  tirer  à  si  bon  compte  et  de  racheter  à  vil  prix 
sa  tête  menacée.  C'est  ainsi  que  dans  la  nuit  il  put 
s'esquiver  sans  bruit  et  nous  ne  le  revîmes  qu'un 
mois  plus  tard  dans  un  campement  de  bédoins  où 
nos  zaptiés  touchèrent  le  prix  de  leur  mansuétude. 

Si  j'ai  cru  intéressant  de  narrer  cet  incident,  c'est 
qu'il  met  en  relief  le  caractère  turc  et  berbère.  Il  ne 
faut  pas  croire  que  les  zaptiés  turcs  en  cette  occasion 
se  soient  montrés  plus  durs  envers  le  contreban- 
dier que  le  szaptiés  berbères  ;  le  contraire  a  eu  lieu. 
Ce  sont  les  compatriotes  du  contrebandier  qui  ont 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN  36 

été  l'âme  de  la  combinaison  et  le  chaoùch  insouciant 
a  simplement  laissé  faire,  sans  doute  heureux  de  la 
bonne  occasion  qui  se  présentait.  Cette  scène  peut 
paraître  arbitraire  et  serait  de  nature  à  jeter  du 
discrédit  sur  la  police  si  on  jugeait  les  événements 
isolément,  mais  il  faut  bien  se  convaincre  que  dans 
toutes  les  polices  indigènes  coloniales,  des  faits 
semblables  sont  journaliers,  et  à  ce  point  de  vue 
cet  incident  n'a  rien  d'effarouchant.  Il  serait  injuste 
d'en  tirer  une  conclusion  défavorable  pour  la  police 
turque.  Si  j'avais  signalé  en  haut  lieu  cet  abus  de 
pouvoir  il  est  hors  de  doute  que  mes  zaptiés  auraient 
été  sévèrement  punis.  Mais  je  n'en  fis  rien  parce  que 
l'événement,  dans  l'esprit  même  de  celui  qui  en  avait 
souffert,  ne  dépassait  guère  l'importance  d'une  par- 
tie de  cartes  perdue.  Plus  tard,  lorsque  je  me 
retrouvai  en  présence  de  notre  ancien  prisonnier,  je 
fus  curieux  de  connaître  son  opinion;  elle  était  fort 
simple.  Il  admirait  les  zaptiés  pour  le  bon  tour  qu'ils 
lui  avaient  joué  et  les  trouvait  très  forts.  Leur  pres- 
tige s'en  était  accru.  J'avais  été  beaucoup  plus  im- 
pressionné de  la  scène  que  l'Arabe  lui-même.  Pour 
juger  ces  gens-là,  il  faut  d'abord  concevoir  leur 
mentalité  violente,  remplie  d'exagération.  Ils  jouent 
comme  des  acteurs,  mais  des  scènes  réelles,  parfois 
injustes  et  brutales,  dont  ils  ne  sont  pas  longuement 
impressionnés. 

Le  28  mars,  une  violente  tempête  nous  surprend. 
Le  sable  arrive  par  rafales  et  nous  aveugle.  J'essaie 
les  lunettes  spéciales  dont  on  m'a  dit  beaucoup  de 
bien,  pour  protéger  les  yeux,  mais  la  poussière, 
infiniment  ténue,  pénètre  derrière  les  verres  malgré 
les  côtés  hermétiquement  fermés.  Je  suis  obligé  de 


36  EN  TRIPOLITAINE 

faire  comme  les  indigènes  et  de  nouer  autour  de  la 
tête  une  gaze  à  fines  mailles.  C'est  le  seul  moyen 
efficace  contre  les  sables.  Mais  je  ne  vois  guère  à 
travers  ce  voile  trop  épais  et  c'est  de  confiance  que 
je  laisse  cheminer  mon  cheval,  qui  suit  sagement 
les  chameaux.  Ces  derniers,  les  paupières  mi-closes, 
ne  paraissent  pas  du  tout  souffrir  de  l'ouragan. 

Au  puits  de  Dgdeida,  il  y  a  grand  rassemblement. 
Des  chameaux  et  des  ânes  chargés  de  marchandises 
sont  accroupis  au  bord  avec  leurs  guides.  Nous  nous 
arrêtons  un  instant  pour  nous  restaurer  un  peu 
mais  le  sol  est  balayé  par  la  tempête  et  l'atmosphère 
est  si  chargée  de  poussières  que  l'on  ne  voit  rien 
autour.  Le  séjour  y  devient  intenable  et  nous  repar- 
tons bien  vite.  Plusieurs  caravanes  nous  croisent, 
se  dirigeant  vers  le  sud.  Car  nous  traversons  en  ce 
moment  la  piste  qui  relie  la  région  tunisienne,  très 
peuplée,  de  Ben-Gardane,  aux  montagnes  de  Fas- 
sato. 

Le  jour  suivant,  le  vent  est  tombé,  mais  d'autres 
soucis  nous  assaillent.  Un  chameau,  fatigué,  n'a- 
vance plus.  Il  faut  le  décharger  et  répartir  ses 
bagages  sur  les  autres.  Mon  cheval  est  blessé,  la 
selle  Ta  cruellement  entamé  sur  le  dos.  Il  ne  peut 
plus  me  porter  et  je  suis  obligé  d'escalader  un  cha- 
meau. La  sensation  est  nouvelle  pour  moi.  Perché 
sur  les  bagages,  je  ne  suis  guère  rassuré.  Je  suis 
si  haut  que  j'en  ai  le  vertige.  Le  balancement  régu- 
lier, le  vrai  tangage  du  «  vaisseau  du  désert,  »  qui 
projette  à  chaque  pas  le  corps  en  avant,  donne  des 
courbatures  intolérables  dans  les  reins.  Le  passage 
des  oueds  est  surtout  dangereux  ;  le  chameau  en- 
traîné par  la  pente,  court  et  secoue  le  cavalier  de  la 


Le  puits  de  Barka. 


Le  campement  de  Dgdeïda. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITALX         37 

plus  atroce  façon.  Si  Ton  néglige  de  se  cramponner 
avec  force  aux  cordes  qui  retiennent  les  charges,  on 
risque  d'être  précipité  à  terre,  sur  les  blocs  énormes 
qui  remplissent  les  oueds.  La  chute  serait  mortelle. 
Tant  bien  que  mal,  nous  atteignons  le  puits  de 
Barka  dont  l'eau  stagnante,  au  milieu  de  gypse,  me 
paraît  mauvaise;  les  Arabes  fatigués  refusent  d'aller 
plus  loin.  Mais  comme  une  bonne  source  nous  est 
signalée  à  quelques  kilomètres  de  là,  je  les  oblige  à 
continuer,  ce  qu'ils  font  de  bien   mauvaise  grâce, 
après  avoir  mis,  à  dessein,  quelque  confusion  dans 
la  caravane.  Plusieurs  palmiers  se  dessinent  à  l'ho- 
rizon ;  c'est  Dgdeida,  dont  Peau  claire  et  fraîche  de 
la  source  nous  récompense  de  ce  surcroît  d'effort. 
La  nuit  tombe.  Le  chameau  blessé  resté  en  arrière 
n'apparaît  toujours  pas.  Nous  allumons  un   grand 
feu  avec  des  broussailles  trouvées  sur  place,  pour 
indiquer  le  campement  aux  retardataires.  De  temps 
en  temps  quelques  coups  de  revolver  sont  tirés.  La 
détonation  se  répercute  au  loin  dans  la  plaine.  Rien 
ne  répond  à  nos  signaux.  Je  suis  inquiet  et  surtout 
de  fort  méchante  humeur,  car  c'est  naturellement  ce 
chameau  resté  en  arrière  qui  porte  les  provisions. 
Je  rends  responsable  le  cuisinier  Djemma  de  ce  qui 
arrive,  mais  c'est  moi  qui  ai  tous  les  torts.  Démon- 
trer à  un  Arabe  qu'il  est  dans  l'erreur  est  chose  im- 
possible» Lassé  à  la  fin  je  ne  réponds  plus  aux  rai- 
sonnements subtils   que  notre  cuisinier  me  débite 
de  sa  voix  mielleuse  et  persuasive.  La  situation  au- 
rait fini  par  se  gâter  tout  à  fait  si,  en  fin  de  compte, 
des  cris  lointains  n'étaient  venus  ranimer  notre  cou- 
rage. Peu  après,  les  retardataires  sont  là  et  le  repas 
tant  attendu  calme  notre  nervosité. 


38  EN  TRIPOLITAINE 

A  partir  de  Dgdeida,  nous  cheminons  dans  l'ouest 
en  plein,  suivant  parallèlement,  à  20  kilomètres 
au  nord,  là  haute  falaise  du  Djebel  Fassato.  Cette 
falaise,  dont  nous  ne  voyons  ici  qu'une  partie,  a 
plus  de  3oo  kilomètres  de  longueur  et  est  le  véri- 
table bord  méditerranéen  de  la  Tripolitaine.  S'éle- 
vant  à  pic  au-dessus  de  la  vaste  plaine,  elle  n'offre 
de  points  d'accès  que  là  où  de  profondes  échan- 
crures  produites  par  l'érosion  d'anciens  torrents, 
viennent  rompre  son  uniformité.  La  succession  des 
strates  géologiques  produit  des  alternances  de  cou- 
leurs qui,  comme  de  longs  rubans,  se  déroulent 
aussi  loin  que  la  vue  peut  porter. 

Au  pied  de  la  falaise,  la  plaine  présente  de  vastes 
ondulations  et  des  cuvettes  dont  le  fond  est  parfois 
saupoudré  de  sel.  Sur  les  flancs  d'une  éminence 
surbaissée,  quelques  palmiers  indiquent  les  restes 
d'une  ancienne  oasis  ;  c'est  Tiji-Ain-Ghesbah  où 
nous  passons  la  nuit.  Les  vieilles  ruines  d'une  for- 
teresse berbère  attirent  nos  regards.  Sous  un  pan 
de  muraille  qui  domine  encore  un  cahot  de  pierres 
croulantes,  un  orifice  à  moitié  obstrué  donne  accès 
dans  un  souterrain;  nous  y  pénétrons  avec  précau- 
tion. Un  véritable  boyau  conduit  dans  une  salle 
voûtée  dont  l'obscurité  ne  permet  pas  d'abord  de 
distinguer  les  détails.  Hamed,  qui  m'accompagne, 
frotte  une  allumette  et  à  cette  faible  clarté  quel 
n'est  pas  mon  saisissement  de  voir  un  étrange  spec- 
tacle. Nous  sommes  entourés  par  des  squelettes, 
appuyés  contre  les  murs  ;  le  sol  de  la  salle  est  cou- 
vert d'ossements  de  toutes  grandeurs  ;  de  gros  ti- 
bias ont  appartenu  à  de  vigoureux  marcheurs  du 
désert,  comme  le  révèlent  les  puissantes  empreintes 


Les  ruines  de  Tiji-Aïn-Ghesbah. 


La  mission  dans  le  Bled  tripolitain. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN         39 

musculaires;  des  ossements  plus  grêles  représentent 
des  squelettes  d'enfants.  Mais  ce  tableau  est  trop 
terrifiant  pour  Hamed  qui  sort  précipitamment,  ne 
voulant  pas  «  attraper  la  mort  ».  Je  reste  encore 
quelques  instants  dans  ce  lieu  si  curieux  et  cherche 
en  vain  une  explication  favorable  des  circonstances 
qui  ont  amené  le  rassemblement  de  ces  squelettes 
dans  le  souterrain.  Les  Berbères  ont  l'habitude  d'en- 
sevelir leurs  morts  dans  des  cimetières.  S'agit-il  ici 
du  souterrain  d'un  ancien  château  au  fond  duquel 
on  a  laissé  périr  des  prisonniers?  Les  plus  horribles 
visions  hantent  mon  esprit  et  je  me  rappelle  les 
histoires  sanguinaires  que  l'on  colporte  sur  les  an- 
ciens habitants  fanatiques  et  violents  qui  habitèrent 
ces  contrées.  Les  diverses  tribus  berbères  étaient 
jadis  toujours  en  guerre  et  il  est  bien  possible  qu'ici 
je  me  trouve  en  présence  d'une  ancienne  citadelle. 
Je  ne  pus  du  reste  avoir  dans  la  suite  aucun  rensei- 
gnement sur  cette  localité  sinistre. 

L'oasis  de  Tiji-Ain-Ghesbah  est  abandonnée  de- 
puis fort  longtemps  car  le  puits  est  comblé  ;  seuls 
quelques  pauvres  nomades  la  visitent  parfois.  La 
population  sédentaire  s'est  retirée  à  Tiji,  une  oasis 
bien  arrosée  au  pied  de  la  falaise. 

Vingt  kilomètres  à  l'ouest  de  Tiji,  la  falaise  est 
interrompue  par  une  large  vallée,  l'oued  Bou-el- 
Hassa,  qui  conduit  à  Nalout,  capitale  du  Djebel  oc- 
cidental. En  face  de  nous,  à  l'horizon,  trois  petites 
montagnes  pointues  indiquent  la  frontière  tuni- 
sienne. Nous  quittons  la  direction  de  l'ouest  pour 
nous  diriger  franchement  vers  la  falaise,  à  travers 
des  ravins  nombreux  qui  rendent  la  marche  difficile 
aux  approches  des  montagnes.  Vers  la  falaise,  le  ter- 


40  EN  TRIPOLITAIXE 

rain  s'élève  insensiblement  et  est  recouvert  par  un 
énorme  cahot  de  blocs  et  d'éboulis.  Nous  avançons 
vers  quelques  palmiers,  à  l'entrée  de  l'oued,  qui 
nous  paraissent  propices  pour  établir  le  campement. 
En  route  nous  croisons  un  arabe  qui,  monté  sur  un 
joli  cheval,  passe  à  côté  de  nous,  sans  nous  voir. 
Son  burnous  flotte,  élégamment  soulevé  par  la  brise 
fraîche  du  soir,  et  son  long  fusil  à  pierre  se  balance 
secoué  par  le  pas  vif  et  rythmé  de  sa  monture. 

Dans  l'oued,  la  piste  serpente  au  milieu  des 
champs  d'orge  qui  en  occupent  tout  le  fond.  Notre 
campement  est  établi  dans  un  lieu  idyllique,  que  les 
Arabes  dénomment  Salat-Bou-el-Hassa,  dominé  de 
tous  côtés  par  les  montagnes  tabulaires  profondé- 
ment entamées  par  des  oueds  nombreux.  Au  soleil 
couchant  les  alternances  horizontales  des  strates 
géologiques  se  colorent  des  teintes  les  plus  variées. 
Nalout,  caché  derrière  les. contreforts  du  plateau, 
n'est  pas  encore  visible. 

Le  lendemain  matin,  j'abandonne  la  caravane  qui, 
contournant  un  contrefort  rocheux,  suivra  la  piste 
bien  tracée.  Accompagné  de  deux  zaptiés,  Mustapha 
et  Nasser,  j'escalade  les  pentes  rapides  qui  dominent 
Salat-Bou-el-Hassa.  Après  quelques  heures  de  marche 
nous  atteignons  le  haut  de  la  montagne,  petite  plate- 
forme séparée  de  tous  les  côtés  du  vaste  plateau 
par  de  profondes  vallées.  A  nos  pieds,  3oo  mètres 
plus  bas,  des  points  noirs  se  meuvent  lentement.  Je 
devine  notre  caravane.  Vers  le  nord,  la  vue  s'étend 
sur  les  horizons  infinis  du  bled  tripolitain,  tandis 
que  près  de  nous,  c'est  le  cahot  des  avant-monts, 
avec  ses  cônes  d'éboulis  et  ses  ravins  profonds.  Au 
sud,  le   vaste    plateau   calcaire    s'étale   monotone. 


En  route  vers  Nalout. 


Le  débouché  de  l'Oued  Bou-el-Hassa 
dans  la  plaine. 


LES  OASIS  DE  LA  COTE   ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN         41 

immense,  profondément  découpé  par  l'oued  princi- 
pal de  Bou-el-Hassa  qui  envoie  des  ramifications  en 
tous  sens.  Le  paysage  n'est  point  désolé  car,  sur  les 
flancs  des  falaises,  sont  accrochés  des  jardins  et  au 
fond  des  oueds  se  pressent  des  touffes  de  palmiers 
et  de  dattiers.  De  l'autre  côté  d'une  large  vallée,  sus- 
pendues au-dessus  de  l'abîme,  se  trouvent  des  ma- 
sures grises,  à  peine  distinctes  des  rochers  mêmes. 
C'est  Nalout,  perché  sur  un  éperon  rocheux,  en- 
touré de  toutes  parts  de  précipices.  Sur  l'extrémité 
de  l'éperon,  le  bâtiment  massif  et  imposant  de  l'an- 
cienne forteresse  berbère,  domine  comme  toujours 
le  pays. 

C'est  avec  découragement  que  nous  constatons 
qu'il  nous  faut  descendre  dans  l'oued  pour  remonter 
de  l'autre  côté  à  Nalout,  car  la  montagne  sur  la- 
quelle nous  sommes  est  complètement  isolée  et 
séparée  des  hauts  plateaux.  Mes  zaptiés  se  la- 
mentent en  voyant  le  long  trajet  qu'il  nous  reste 
encore  à  parcourir  car  Lle  soleil  darde  maintenant 
ses  rayons  brûlants. 

Nous  dévalons  le  long  de  la  pente  jusqu'à  des 
ruines  qui  occupent  une  petite  terrasse.  C'est  une 
ancienne  forteresse.  Des  bastions  suspendus  et  des 
tranchées  témoignent  d'ouvrages  de  défense  consi- 
dérables. Nasser,  le  zaptié  berbère,  me  raconte  les 
combats  sanglants  qui  ont  illustré  cet  endroit.  L'ar- 
mée ottomane,  lors  de  la  conquête  du  pays,  a  dû,  à 
plusieurs  reprises,  tenter  l'assaut  de  ce  fort,  presque 
inexpugnable  par  sa  situation.  Toujours  repoussée 
par  les  fanatiques  guerriers  berbères,  les  Turcs 
mirent  plusieurs  années  pour  réduire  la  garnison  et 
ne  purent  y  arriver  qu'en  bloquant  la  place.  A  la 


12  EX  TR1P0LITAINE 

longue,  ne  voyant  plus  rien  bouger  dans  le  fort,  les 
Turcs  tentèrent  l'escalade  des  rochers.  Aucune  ri- 
poste ne  répondit  et  ils  pénétrèrent  facilement  dans 
la  citadelle,  mais  en  usant  des  plus  grandes  précau- 
tions, car  ils  craignaient  une  ruse.  Quelle  ne  fut  pas 
l'horreur  des  officiers  quand  ils  se  trouvèrent  en 
face  d'un  monceau  de  cadavres  en  putréfaction.  Les 
farouches  Berbères,  plutôt  que  de  subir  la  honte 
d'une  défaite,  avaient  préféré  se  laisser  mourir  d'ina- 
nition. Les  Turcs  rasèrent  la  citadelle,  le  dernier 
refuge  des  révoltés,  et  depuis  lors  le  pays  soumis  à 
l'autorité  du  sultan  n'a  plus  été  le  théâtre  d'aucune 
lutte  sanglante.  Nasser  me  narre  ces  faits  avec  fierté; 
Mustapha,  en  qualité  de  bon  Turc,  est  saisi  d'indi- 
gnation ;  il  ne  cesse  d'adresser  les  épithètes  les  plus 
violentes  à  ces  sauvages,  qu'il  a  été  si  difficile  de 
soumettre. 

Rapidement,  nous  dévalons  le  long  des  pentes, 
de  la  montagne.  Dans  la  plaine  une  piste  serpente 
au  fond  de  l'oued,  venant  de  Nalout.  Nous  la  sui- 
vons. La  soif  se  fait  cruellement  sentir  ;  mais  pre- 
nant tout  ce  qu'il  nous  reste  de  courage,  nous 
remontons  lentement  le  ravin  pour  arriver  à  un 
groupe  de  palmiers  dattiers.  Ruisselants  de  sueur, 
nous  nous  laissons  tomber  à  leur  ombre  bienfaisante. 
L'eau-limpide  d'une  source  coule  à  nos  pieds  el  nous 
permet  d'étancher  notre  soif  dévorante.  Un  groupe 
de  Berbères  aux  pommettes  saillantes,  véritables 
squelettes  recouverts  d'une  peau  tannée  brunâtre, 
m'examinent  curieusement.  Je  me  sens  mal  à  l'aise 
sous  ces  regards  durs  et  pénétrants.  L'un  d'eux  m'ef- 
fleure de  son  burnous.  Mustapha  interpelle  l'impru- 
dent brutalement  et  le  menace  de  l'emmener  en  prison 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAlN        4.3 

s'il  ne  me  présente  pas  des  excuses.  Je  trouve  mon 
zaptié  trop  plein  de  zèle  et  lui  en  fais  la  remarque. 
Il  me  répond  qu'il  est  prudent  de  se  méfier,  des 
Berbères  ennemis  des  roumis.  Mustapha  est  respon- 
sable de  ma  vie  et  a  mission  de  veiller  sur  moi.  Il 
tient  à  exécuter  à  la  lettre  la  consigne  reçue.  Je  vois 
qu'avec  un  gardien  aussi  féroce,  je  n'ai  rien  à 
craindre  mais  il  ne  me  convainc  nullement  de  la 
traîtrise  de  ces  braves  Berbères  qui  me  paraissent 
au  contraire  très  sympathiques,  malgré  leur  farouche 
apparence. 

Le  chemin  en  lacets  qui  suit  le  fond  du  ravin  est  do- 
miné sur  la  droite  par  l'ancien  fort  berbère.  Le  ravin 
devient  toujours  plus  escarpé  et  se  transforme  bien- 
tôt en  un  étroit  couloir  dont  les  deux  parois  sont 
verticales.  Plus  haut,  nous  passons  à  côté  de  mai- 
sons écroulées  et  de  pans  de  murs  qui  tiennent  à 
peine;  c'est  une  partie  de  Nalout.  Il  semble  qu'un 
ouragan  a  passé  sur  une  ville,  l'a  détruite  et  n'y  a 
laissé  que  des  ruines.  A  notre  approche, des  Berbères 
s'avancent  et  nous  regardent  passer.  Un  dernier  ef- 
fort et  nous  atteignons  le  sommet  du  plateau. 

Mes  compagnons,  arrivés  depuis  longtemps,  ont 
établi  le  campement  à  côté  du  ksar,  vaste  bâtiment 
rectangulaire  construit  sur  une  éminence  qui  domine 
la  région.  J'aperçois  nos  tentes  et,  devant,  la  table 
servie  qui  m'attend. 

Nous  avions  à  peine  fini  de  déjeûner  que  le  Kaï- 
makan  vient  me  souhaiter  la  bienvenue.  Le  gouver- 
neur, le  docteur  Raffet,  est  un  médecin  distingué. 
Il  parle  couramment  le  français  appris  à  Paris  pen- 
dant ses  études  et  a  pratiqué  plusieurs  années  à 
Tunis  jusqu'au  moment  où  le  gouvernement  ottoman 


44  EN  TRIPOLITAINE 

l'a  envoyé  à  Nalout  comme  administrateur  du  dis- 
trict. En  qualité  de  médecin,  il  soigne  les  Berbères 
et  fait  beaucoup  de  bien  dans  la  région. 

Le  docteur  Rafïet  me  propose  de  visiter  la  ville. 
Pendant  notre  promenade,  il  me  donne  des  rensei- 
gnements intéressants  sur  les  habitants  de  Nalout, 
dont  beaucoup  vivent  sous  terre,  ce  sont  des  tro- 
glodytes. Les  habitations  sont  originales.  Un  sou- 
terrain étroit,  obscur,  conduit  au  fond  d'un  puits 
assez  vaste.  De  là,  des  ouvertures  mènent  aux 
chambres  voûtées,  creusées  dans  le  gypse.  Ces 
constructions  souterraines  présentent  un  réel  avan- 
tage sur  les  autres.  On  jouit  à  l'intérieur  d'une 
température  modérée  et  constante,  que  ce  soit  pen- 
dant l'hiver  quand  soufflent  les  vents  froids  du 
Nord  ou  pendant  les  chaleurs  brûlantes  de  l'été. 

Le  puits  de  Nalout,  dont  on  retire  une  eau  excel- 
lente, se  trouve  au-dessous  du  plateau.  En  nous  y 
rendant  une  femme  chargée  de  sa  gherba  passe  à 
côté  de  nous.  Je  veuxia  photographier,  mais  elle  se 
sauve  en  courant  dans  les  pierres  et  j'ai  toutes  les 
peines  du  monde  à  la  rattraper.  Je  réussis  enfin 
à  braquer  mon  kodak  sur  une  masse  informe,  folle 
de  peur,  blottie  contre  le  rocher. 

Les  abords  d'un  puits  en  Orient  sont  toujours 
animés.  Les  mouquères  viennent  y  puiser  l'eau, 
les  soldats  remplissent  les  tonnelets  de  la  garnison 
qui  seront  transportés  par  les  chameaux  ou  les 
ânes. 

Du  puits,  mon  guide  me  conduit  vers  l'ancien 
ksar  dont  une  moitié,  en  s'écroulant,  a  entraîné 
plusieurs  maisons.  Un  assez  grand  nombre  d'habi- 
tants ont  été  ensevelis  sous  les  décombres.  Mais 


Palmeraie  de  Nalout 


Vue  générale  du  plateau  de  Nalout. 


Dr  Raffet  n  Ksar  berbère 


Nalout,  la  capitale  du  Djebel  occidental 


LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  TRIPOLITAIN        V> 

personne  n'a  relevé  les  ruines;  tout  est  resté  comme 
au  lendemain  de  la  catastrophe. 

Le  ksar  berbère  n'est  plus  un  fort,  c'est  un  bâti- 
ment encore  vaste  qui  sert  de  marché.  Chaque 
habitant  possède  là  une  petite  chambre  fermée  à  clef, 
dans  laquelle  il  dépose  sa  fortune  et  ses  provisions. 
C'est  à  fermer  le  réduit  que  sert  cette  clef  énorme 
que  tous  les  Arabes  portent  pendue  à  leur  ceinture 
ou  au  cou,  et  dont  ils   ne  se  débarrassent  jamais. 

Cette  habitude  de  rassembler  les  biens  dans  un 
bâtiment  commun  est  une  précaution  prise  contre 
le  vol.  Les  habitants  s'absentent  souvent  de  longs 
mois,  soit  que,  partis  avec  leurs  chèvres  ils  aillent 
dans  le  bled  à  la  recherche  d'un  meilleur  herbage, 
soit  que,  marchands,  ils  vont  au  loin  écouler 
leurs  denrées.  Pendant  ces  longues  absences  les 
voleurs  ou  pirates  pourraient  facilement,  sans  être 
vus,  pénétrer  dans  les  maisons  isolées  et  abandon- 
nées. On  comprend  l'intérêt  qu'ont  les  habitants  des 
bourgades  à  réunir  leurs  richesses  dans  le  ksar  où 
la  municipalité  se  charge  de  veiller  aux  biens  qui 
lui  sont  confiés.  L'avantage  était  encore  plus  grand 
jadis,  quand  les  peuplades  étaient  toujours  en  guerre 
les  unes  avec  les  autres. 

La  forteresse  turque  est  un  énorme  bâtiment  carré, 
dont  les  murailles  puissantes  permettraient  de  sou- 
tenir avec  succès  un  assaut  sérieux.  Au  milieu,  une 
grande  cour,  bien  entretenue,  communique  à  l'exté- 
rieur par  deux  portes  opposées  dont  les  puissantes 
fermetures  mettent  les  habitants  du  fort  à  l'abri 
d'un  coup  de  main. 

Nous  pénétrons  dans  le  bureau  des  postes  et  télé- 
graphes situé  à  l'angle  du  ksar.  Le,  directeur  me 


4(-,  en  tripolitaim: 

reçoit  avec  beaucoup  d'affabilité  et  m'offre  le  café 
et  les  cigarettes. 

Toutes  les  localités  d'une  certaine  importance  ont 
un  bureau  de  poste,  dont  le  service  régulier  est  as- 
suré par  des  fonctionnaires  turcs;  la  poste  va  jusqu'à 
Ghadamès,  le  télégraphe  n'atteint  pas  encore  cette 
oasis,  mais  s'arrête  à  Sinâoun,  car  la  dernière  sec- 
tion est  encore  en  construction. 

Rien  n'est  plus  curieux  que  l'intérieur  d'un  bureau 
postal  dans  ces  contrées  reculées.  Le  directeur  tra- 
vaille toujours  sans  relAche  et  le  télégraphe  marche 
sans  arrêt.  Le  récepteur  Morse  est  du  type  ancien 
modèle.  Le  télégraphiste  ne  se  sert  jamais  de  l'im- 
pression sur  la  bande;  le  stylet  frappe  sur  une  vieille 
boîte  de  conserve  ou  un  morceau  de  fer  blanc.  L'em- 
ployé écrit  la  communication  au  fur  et  à  mesure, 
en  écoutant  les  coups  secs  et  métalliques.  Il  faut  une 
certaine  adresse  pour  se  servir  ainsi  du  télégraphe, 
mais  les  fonctionnaires  paraissent  très  habiles  à  cette 
manipulation. 

Tandis  que  le  moudir  est  occupé  à  sa  besogne  im- 
portante, les  hauts  dignitaires  en  séjour  à  Nalout 
viennent  tour  à  tour  me  saluer.  Un  colonel  turc  part 
pour  Ghadamès  le  lendemain  et  serait  heureux  de 
faire  la  route  avec  moi.  Mais  je  suis,  à  mon  grand  re- 
gret, obligé  de  refuser  cette  proposition,  car  je  compte 
faire  quelques  excursions  vers  l'ouest,  avant  de  m'en- 
foncer  définitivement  dans  le  sud.  Je  vois  encore 
des  capitaines,  des  lieutenants,  des  sergents,  qui  se 
mettent  tous  à  mon  entière  disposition  au  cas  où 
j'aurais  besoin  d'un  service.  Je  les  remercie  de  tout 
mon  cœur  et  les  rassure  en  leur  promettant  d'avoir 
recours  à  leur  bonne  volonté  au  premier  embarras. 


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LES  OASIS  DE  LA  COTE  ET  LE  BLED  THIPOL1TAIN         47 

Au  dehors  du  ksar,  le  vent  souffle  avec  une  force 
inouïe.  Nos  tentes  sont  à  moitié  démolies  et  le 
soir  la  tempête  augmente  encore  de  violence.  Nous 
passons  une  partie  de  la  nuit  à  renforcer  les  piquets 
des  tentes,  arrachés  par  l'ouragan.  Le  lendemain 
matin,  je  vais  raconter  nos  vicissitudes  au  kaïma- 
kan  qui  se  met  aussitôt  à  la  recherche  d'une  habi- 
tation où  nous  puissions  nous  reposer  à  l'abri  des 
éléments.  Pas  une  maison  n'est  vide.  Le  kaïmakan 
m'offre  une  vaste  habitation  troglodyte  qu'occupe 
le  bureau  de  recrutement.  Je  refuse  tout  d'abord,  car 
il  faudrait  transporter  ailleurs  les  paperasses  qui 
emplissent  la  maison,  mais  rien  n'y  fait  !  Le  kaïma- 
kan appelle  les  soldats  pour  vider  le  vaste  local  et 
je  me  trouve  bientôt  seul  à  jouir  de  cette  délicieuse 
habitation.  Nous  y  transportons  nos  bagages  pour 
y  passer  quelques  jours,  avant  de  repartir  dans  le 
désert. 


CHAPITRE  III 


A    LA   FRONTIÈRE    TUNISIENNE 


Départ  de  Nalout.  —  Le  guide  Daou.  —  Passage  difficile.  —  Hassian. 

—  L'oued  Lourzout.  —  Chasse  à  la  gazelle.  —  Bir  Zar.  —  Le  puits. 

—  L'eau.  —  A  la  frontière.  —  Territoire  militaire.  —  Frontière  bien 
gardée.  —  Territoire  contesté.  — Les  travaux  de  la  commission  mixte. 

—  Incident  de  frontière.  —Topographie.  —  Le  simoun.  —  Tempête  de 
sable.  —  Le  chaouch  perdu  dans  le  désert.  —  Flair  des  chevaux 
berbères.  —  Chez  les  Bédouins.  —  Types  berbères.  —  Les  pâturages. 

—  Coutumes  de  Bédouins.  —  Le  repas.  —  Ames  chevaleresques  des 
Bédouins.  —  Nobles  sentiments  des  peuples  primitifs.  —  Hospitalité 
berbère.  —  Chute  de  chameau.  —  L'oued  Girgir. 


Il  nous  faut  beaucoup  de  temps,  le  jour  du  dé- 
part, pour  sortir  les  bagages  entassés  au  fond  de  la 
maison  souterraine.  Aussi,  quoique  levés  dès  l'aube, 
ce  n'est  qu'à  neuf  heures  que  nous  nous  mettons 
en  route. 

La  piste  qui  relie  Nalout  à  Ghadamès  passe  par 
Sinaoun,  groupe  d'oasis  situé  à  mi-chemin  environ  ; 
cette  route  sera  parcourue  au  retour.  Pour  le  moment 
nous  nous  dirigeons  dans  la  direction  de  Bir  Zar, 
puits  à  cent  kilomètres  environ  de  Nalout.  Il  nous 
faudra  quatre  journées  pour  y  arriver. 

Le  docteur  Raffet  me  fournit  un  guide  excellent  du 
nom  de  Daou.  Originaire  de  Nalout,  cet  homme  est  un 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  19 

chasseur  fin  et  rusé  qui  a  déjà  parcouru  la  région  et 
en  connaît  tous  les  secrets.  Dernièrement,  engagé 
pour  guider  la  ^commission  de  délimitation  de  la 
frontière  tunisienne,  il  a  rendu  de  bons  services, 
aussi  suis-je  heureux  de  me  rattacher.  Daou  est  un 
vrai  type  berbère,  maigre,  osseux,  à  la  figure  allon- 
gée et  ridée.  Drapé  dans  son  long  burnous  blanc 
dont  le  pan  ramené  autour  de  la  tête  ne  laisse  voir 
que  les  yeux  malicieux,  il  trotte  en  avant,  toujours 
à  l'affût,  portant  en  travers  son  fusil  à  pierre.  Les 
Arabes  ne  quittent  jamais  cette  arme,  longue  de 
plus  de  deux  mètres,  fort  mal  commode  du  reste,  et 
dangereuse  surtout  pour  les  compagnons  de  route 
qui  risquent  souvent  d'en  recevoir  le  canon  dans 
l'œil. 

Au  sortir  de  Nalout,  nous  descendons  dans  un 
ravin.  Les  chameaux  ont  beaucoup  de  peine  à  mar- 
cher le  long  des  strates  calcaires,  et  à  ne  pas  glisser 
sur  les  dalles  polies.  Le  passage  est  difficile,  les 
bêtes  se  raidissent  et  ne  veulent  plus  avancer.  Les 
jambes  d'avant  fixées  au  sol,  elles  n'osent  bouger. 
Les  chameliers,  suspendus  à  la  queue  des  chameaux 
pour  les  retenir,  font  retentir  l'air  de  leurs  za!  za  ! 
vigoureux.  Nous  avançons  lentement,  avec  précau- 
tion. 

Les  bêtes  hésitantes  tâtent  prudemment  le  sol 
de  leur  pied  mou  qui  forme  en  quelque  sorte  ven- 
touse; il  s'écrase  sur  la  roche  et  en  moule  les  aspé- 
rités. Suivant  la  nature  du  terrain,  l'adhérence  peut 
être  très  forte;  mais  là  où  le  sol  est  complètement 
lisse,  les  chameaux  glissent.  Leur  chute  est  toujours 
dangereuse. 

Le  ravin  débouche  dans  une  vallée  étroite  sur  les 


60  EN  TRI  POLIT  AI. NE 

ilancs  de  laquelle,  au  milieu  des  pierres  et  des  dat- 
tiers, blottis  à  l'orifice  de  grottes  se  tiennent  des 
hommes  en  burnous  et  des  femmes  habillées  de 
leurs  mantes  bleues. 

C'est  le  village  de  Hassian.  Toutes  les  maisons  y 
sont  creusées  dans  la  montagne  même  et  sont  sem- 
blables à  des  cavernes. 
>  Après  avoir  cheminé  quelque  temps  parmi  les 
champs  et  les  jardins  bien  cultivés,  nous  quittons 
le  fond  de  l'oued  pour  nous  élever  sur  les  hauteurs 
du  plateau. 

Le  vent  souffle  avec  rage,  car  nul  obstacle  ne 
s'oppose  à  sa  violence.  Nous  passons  au  sud  des 
Djemel  de  Nalout,  collines  situées  exactement  à 
l'ouest  de  la  ville  et  qui  servent  de  repères  trigonomé- 
triques;  nous  nous  approvisionnons  d'eau  à  un  puits, 
le  dernier  que  nous  rencontrerons  jusqu'à  Bir  Zar. 
Ensuite  nous  cheminons  parmi  les  oliviers  et  les 
champs  d'orge.  Mais  le  pays  devient  peu  à  peu 
plus  aride,  et  le  soir,  lorsque  nous  campons  dans 
l'oued  large  de  Sakra  Nia,  c'est  de  nouveau  le  bled 
avec  sa  maigre  végétation  desséchée. 

L'un  des  oueds  les  plus  importants  et  les  plus 
capricieux  de  la  région,  est  l'oued  Lourzout  dont 
les  méandres  sont  innombrables.  Parfois,  pour  évi- 
ter des  détours  trop  longs,  nous  traversons  des 
promontoires  étroits,  ce  qui  oblige  à  des  montées 
et  des  descentes  continuelles.  Les  oueds  sont  d'an- 
ciennes rivières  dont  le  lit  desséché  est  rempli  de 
cailloux  roulés  ou  de  conglomérats,  parfois  d'amas 
importants  de  gravier  et  de  sable. 

Au  troisième  jour  de  notre  départ  de  Nalout  le 
paysage  change.  Une  plaine  immense  s'étale  devant 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  M 

nous  limitée  à  l'horizon  par  une  ligne  bien  mar- 
quée de  hauteurs.  Daou  m'indique  à  notre  gauche 
les  monts  de  Kroum-el-Ba-Bouche,  à  notre  droite 
le  Galb  Magran  séparés  par  une  dépression.  En 
avant  des  montagnes,  des  collines  aux  formes  ar- 
rondies, plus  basses,  éclatent  de  blancheur.  Ce  sont 
des  dunes  de  sable  dont  les  millions  de  grains  de 
quartz  réfléchissent  la  vive  lumière  du  jour  d'Afrique. 
La  plaine  de  Ilammadia  a  plus  de  20  kilomètres 
de  large  et  est  couverte  d'herbes  desséchées.  Nous 
cheminons  dans  le  bled  lorsque  soudain  une  gazelle 
passe  devant  nous.  Une  chasse  acharnée  commence, 
nos  deux  levrettes  ont  aperçu  l'animal  qui,  frôle, 
léger,  s'échappe  par  bonds  gracieux  dans  la  plaine. 
Du  haut  d'une  éminenceje  suis  les  péripéties  émou- 
vantes de  la  fuite  de  la  gazelle  qui,  poursuivie  par  les 
chiens,  perd  peu  à  peu  du  terrain.  Je  crois  un  instant 
voir  le  pauvre  animal  déchiré  par  les  dents  des  le- 
vrettes ;  mais  la  gazelle,  folle  de  terreur,  s'échappe 
par  un  effort  désespéré  et  continue  sa  course.  Dans 
la  plaine  nos  Berbères  et  nos  zaptiés  s'élancent,  les 
fusils  en  avant.  Plusieurs  détonations  retentissent, 
la  bête  ne  paraît  pas  touchée,  car  elle  continue  sa 
course  toujours  aussi  agile  et  élégante  dans  ses  mou- 
vements. Mais,  par  une  ruse  habile,  les  levrettes 
ramènent  vers  les  chasseurs  la  gazelle  qui  se  trouve 
ainsi  entourée  d'ennemis  nombreux  ;  elle  s'abat  ex- 
ténuée aux  pieds  des  chasseurs.  Ceux-ci  poussent 
des  hourras  de  triomphe,  et  ramènent,  fiers  de.  leur 
succès,  la  pauvre  bête  secouée  des  derniers  frissons 
de  l'agonie.  Les  quatre  pieds  attachés,  la  gazelle  est 
suspendue  derrière  un  chameau.  Sa  tête  pend  tris- 
tement et  ses  deux  grands  yeux  expriment  une  dou- 


52  EN  TRIPOLITAINE 

leur  infinie.  Un  mince  filet  de  sang  coule  de  la 
gorge  déchirée  et  laisse  une  traînée  rouge  qui  mar- 
que notre  passage.  Mais  de  nouveaux  cris  retentis- 
sent. Une  grosse  gazelle  vient  d'être  aperçue  qui 
s'échappe  d'une  touffe  desséchée  ;  c'est  la  mère  pro- 
bablement qui  cherche  son  enfant.  Avec  une  gazelle 
nous  avons  assez  pour  les  repas  de  deux  journées, 
aussi  j'ordonne  aux  Berbères  de  laisser  ce  gracieux 
animal  courir  dans  le  bled.  Mais  ils  ne  m'écoutent 
point  ;  excités  par  la  vue  du  sang,  ils  commencent 
une  nouvelle  chasse  et  rapportent  au  bout  de  peu 
de  temps  trois  nouveaux  cadavres  dont  les  corps 
sanguinolents,  lacérés  par  nos  levrettes,  sont  sus- 
pendus à  côté  du  premier,  derrière  le  chameau. 

En  approchant  de  la  frontière  tunisienne  les  oueds 
deviennent  plus  nombreux,  plus  ramifiés  et  découpent 
dans  le  plateau  des  collines  qui  ont  la  forme  de 
plates-formes  séparées  les  unes  des  autres  par  des 
cols  étroits. 

Le  8  avril  nous  atteignons  la  frontière  au  puits  de 
Zar,  creusé  dans  le  gypse  au  milieu  d'une  cuvette 
évasée.  Les  deux  puits  de  Bir.Zar  sont  distants  de 
cent  mètres.  La  frontière  qui  a  été  établie  der- 
nièrement passe  exactement  entre  les  deux  puits 
dont  l'un  est  turc,  l'autre  tunisien.  Nos  tentes  sont 
montées  près  du  puits  turc,  à  l'endroit  même  où, 
peu  de  temps  auparavant,  la  commission  mixte  de 
délimitation  de  la  frontière  avait  établi  son  campe- 
ment. 

Le  puits  de  Zar  a  environ  quinze  mètres  de  pro- 
fondeur. Nous  fixons  la  poulie  qui  sert  à  éviter  à  la 
corde  de  glisser  sur  les  bords  cannelés  du  puits. 
Ces  préparatifs  terminés,  les  chameliers  tirent  l'eau 


Un  passage  difficile  près  de  Nalout. 


Village  troglodytique  de  Hassian. 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  53 

au  moyen  des  gherbas  et  remplissent  l'auge  creusée 
en  forme  de  bassin  à  côté  du  puits. 

Les  chameaux  n'ont  rien  bu  depuis  trois  journées. 
Les  chameliers  doivent  les  retenir  à  grands  coups  de 
matraque  pour  les  empêcher  de  se  désaltérer  tous  à 
la  fois  dans  l'auge  trop  petite.  L'on  m'avait  raconté 
de  curieuses  histoires  sur  les  eaux  de  Bir  Zar,  qui 
sont  censées  guérir  toutes  les  maladies.  Elles  ont 
produit  des  cures  merveilleuses.  Aussi  j'avais  hâte 
d'en  goûter,  mais  à  peine  mes  lèvres  en  étaient-elles 
humides  que  j'en  retirai  vite  le  gobelet.  Un  goût 
amer  rendait  l'eau  imbuvable.  Elle  était  surchargée 
de  sels  de  magnésie  et  de  chaux.  L'eau  de  Bir  Zar 
n'était  qu'une  eau  purgative  naturelle  très  efficace. 

De  l'autre  côté  de  la  frontière  un  lieutenant  fran- 
çais et  des  goumiers  montent  la  garde.  J'apprends 
avec  étonneinent  qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  pé- 
nétrer sur  le  territoire  tunisien,  le  pays  est  dange- 
reux et  le  gouvernement  français  ne  peut  garantir 
ma  sécurité.  La  police  est  cependant  faite  avec  vigi- 
lance, car  tout  Arabe  qui  vient  de  Tripolitaine  en 
Tunisie  est  arrêté  et  jeté  en  prison.  Nos  propres 
domestiques  que  j'avais  envoyés  porter  des  lettres 
à  Jénéïen  sur  territoire  tunisien,  ont  subi  ce  sort 
peu  mérité.  Je  ne  doute  pas  qu'avec  des  mesures 
aussi  sérieuses,  le  gouvernement  n'arrive  bientôt  à 
pacifier  complètement  ce  territoire. 

Jusqu'à  Ghadamès  je  verrai  les  méharistes  sillon- 
ner la  frontière,  elle  est  mieux  gardée  dans  ce  désert 
inculte  que  nulle  part  en  Europe.  C'est  presque  à 
croire  que  le  bey  de  Tunis  est  encore  sous  la  han- 
tise chimérique  d'une  invasion  turque  de  ses  États. 

C'est  donc  à  mon  grand  regret  que  je  suis  obligé 


54  EN  TRIP0L1TAINE 

d'abandonner  mon  programme  de  visiter  une  partie 
du  grand  Erg,  illustré  jadis  par  de  hardis  explo- 
rateurs. Il  faut  espérer  que  la  Régence  sera  bien- 
tôt à  même  de  permettre  aux  voyageurs  de  pour- 
suivre leurs  pérégrinations  dans  cette  partie  du 
pays. 

11  est  étrange  que  dans  un  pays  aussi  déshérité 
par  la  nature  qu'est  le  territoire  où  passe  la  fron- 
tière turco  tunisienne,  les  incidents  aient  été  aussi 
fréquents.  Encore  aujourd'hui  de  pauvres  hères, 
vivant  misérablement  sous  des  tentes  et  n'ayant 
pour  toute  richesse  «que  quelques  chameaux  et 
quelques  chèvres,  se  voient  confisquer  par  la  police 
celles  de  leurs  bêtes  qui,  à  la  recherche  de  quelques 
herbes  fraîches,  ont  traversé  la  ligne  frontière.  Le 
propriétaire  de  l'animal  ne  peut  même  pas  adres- 
ser des  réclamations  car  il  serait  arrêté  impitoya- 
blement à  son  arrivée  sur  le  territoire  voisin. 

Ces  mesures  trop  sévères  prises  par  les  gouver- 
nements turc  et  français  pour  combattre  la  pirate- 
rie qui  existait  dans  ces  régions,  ont  été  efficaces, 
car  le  pays  jouit  maintenant  d'une  tranquillité  com- 
plète du  côté  ottoman,  et  il  en  est  vraisemblablement 
de  même  du  côté  tunisien  quoique  le  pays  soit  en- 
core interdit. 

La  frontière  n'est  bien  définie  que  depuis  quel- 
ques mois. 

Auparavant,  il  existait  en  quelque  sorte  une  zone 
neutre  entre  les  deux  pays,  un  territoire  contesté  au 
sud  de  Jénéïen.  C'est  du  reste  grâce  à  l'existence  de 
cette  partie  où  chacune  des  deux  puissances  turque 
et  française,  prétendait  exercer  ses  droits  que  la  ré- 
gion a  été  si  longtemps  troublée.    La  police   était 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  .  M 

faite  du  côté  lunisien  par  des  goumiers,  du  côté  tri- 
politain  par  des  zaptiés. 

On  devine  ce  qui  devait  se  passer  avec  des  soldats 
aussi  violents  et  chicaneurs.  Le  conflit  était  conti- 
nuel. Les  gendarmes,  qui  auraient  dû  se  contenter 
de  veiller  à  ce  que  la  police  soit  faite  avec  justice, 
traversaient  par  bravade  des  zones  qui  leur  étaient 
défendues.  Les  soldats  du  camp  opposé  essayaient 
de  les  arrêter  et  il  s'en  suivait  des  bagarres  et  des 
coups  de  feu.  Telle  était  la  situation  des  territoires 
contestés,  mais  il  ne  faut  pas  accuser  un  gouverne- 
ment plus  qu'un  autre  de  ces  incidents  regrettables 
qui  étaient  dus  à  une  situation  provisoire. 

C'est  pour  mettre  fin  à  ce  déplorable  état  de 
choses  que  les  gouvernements  respectifs  décidèrent 
qu'une  commission  constituée  par  des  officiers  et 
géomètres  des  deux  pays  établirait  pendant  l'hiver 
1910-J911  la  frontière  de  Jénéïen  à  Ghadamès. 

Cette  commission  mixte  comme  on  l'a  appelée, 
puisqu'elle  était  composée  de  Turcs  et  de  Français, 
venait  de  terminer  ses  travaux  lors  de  mon  arrivée. 

De  Jénéïen,  la  frontière  nouvellement  tracée  se  di- 
rige vers  le  sud  pour  passer  à  Bir  Zar  et  plus  loin 
entre  les  oasis  de  Tiaret  et  de  Mchiguig,  à  l'ouest 
de  la  localité  importante  de  Sinâoun.  A  partir  de  Si- 
naoun  la  frontière  prend  une  direction  sud-ouest 
constante  ne  laissant  entre  elle  et  les  sables  de  l'ex- 
trême sud  tunisien  qu'un  faible  espace  libre.  La 
dernière  borne  se  trouve  à  quinze  kilomètres  à 
l'ouest  de  Ghadamès;  au  delà  la  frontière  n'est  plus 
indiquée,  les  travaux  de  la  commission  devaient  re- 
prendre cet  hiver  pour  poursuivre  la  délimitation 
dans  la  direction  du  Fezzan,  mais  les  derniers  événe- 


66 


EN  TRIPOLITAINE 


ments  qui  ont  bouleversé  le  pays  ont  mis  à  néant  ce 
projet. 

Notre  guide  Daoume  raconte  un  soir  une  curieuse 
anecdote  concernant  les  travaux  de  la  commission 
mixte  et  qui  dépeint  bien  le  caractère  oriental  naïf 
et  insouciant  mis  en  présence  de  notre  bon  sens 
pratique  et  positif.  C'est  le  récit  d'un  incident  qui 
s'est  passé  pendant  la  pose  des  bornes-frontières. 

Les  officiers  chargés  des  travaux  mettaient  leur 
amour-propre  à  reculer  la  frontière  autant  que  pos- 
sible chez  leur  voisin,  et  montraient  un  esprit  de 
conquête  qui  peut  paraître  déplacé  dans  une  région 
sans  valeur,  où  il  n'y  a  à  partager  que  des  sables  et 
des  pierres.  Il  est  en  effet  bien  indifférent,  ici,  que 
la  frontière  passe  10  kilomètres  à  gauche  ou  à  droite 
d'un  point  déterminé,  cela  n'augmente  ni  ne  dimi- 
nue la  valeur  ou  la  force  stratégique  d'un  pays. 
Mais  on  ne  considérait  pas  les  choses  de  cette  façon. 
En  voici  la  preuve  :  après  une  journée  passée  à  dis- 
cuter, la  commission  décide  de  placer  une  borne  à 
une  place  qui  devait  satisfaire  les  deux  partis.  Le 
soir  les  officiers  retournèrent  dans  leurs  tentes.  Les 
Turcs  passèrent  la  nuit  à  narrer  des  contes  et  à  boire 
du  thé.  Le  matin,  fatigués,  ils  se  levèrent  fort  tard. 
Quel  ne  fut  pas  leur  étonnement  de  constater  que  la 
borne  s'élevait  déjà  au  milieu  de  la  plaine.  Leur 
étonnement  se  changea  bientôt  en  consternation  lors- 
qu'ils s'aperçurent  que  la  borne  avait  été  reculée  de 
plusieurs  mètres  en  deçà  du  point  fixé  la  veille.  Les 
Tunisiens  avaient  profité  du  sommeil  de  leurs  collè- 
gues et  s'étaient  empressés  dès  l'aube  de  se  mettre 
à  l'œuvre.  Lorsque  les  Tursse  réveillèrent  ils  furent 
obligés  de   s'incliner   devant   le  fait  accompli.   On 


A  LA  FRONTIERE  TUNISIENNE  57 

parle  encore  beaucoup  de  cet  incident  dans  la  région 
frontière,  incident  qui,  de  loin,  paraît  bien  mesquin, 
mais  qui  là-bas,  dans  le  désert,  où  l'esprit  n'est  pas 
distrait  comme  chez  nous  par  de  multiples  événe- 
ments, prend  l'importance  d'une  affaire  d'Etat. 

Les  cartes  de  Tripolitaine  indiquent  dans  la  région 
de  Bir  Zar  de  grands  oueds  qui  se  réunissent  et 
sont  recouverts  par  les  sables  vers  l'Ouest.  Cette 
topographie  ne  correspond  nullement  à  la  réalité. 
Bir  Zar  est  sur  un  vaste  plateau  formé  de  couches 
alternantes  de  gypse  et  de  calcaires  presque  hori- 
zontales, entaillées  par  des  vallées  plus  ou  moins 
larges  et  de  profondeur  variable.  Quand  plusieurs 
oueds  se  réunissent  ils  donnent  naissance  à  de 
vastes  plaines. 

Nous  passons  à  Bir  Zar  plusieurs  semaines,  occu- 
pés à  des  observations  scientifiques  et  à  des  excur- 
sions. Le  sol,  autour  du  puits,  est  formé  par  du  gypse 
sur  lequel  la  végétation  est  presque  nulle,  aussi 
nos  chameaux  sont-ils  obligés  de  se  rendre  assez 
loin  pour  trouver  les  herbes  nutritives  qui  poussent 
sur  les  roches  calcaires  environnantes.  Le  simoun 
souffle  avec  rage  pendant  presque  tout  notre  sé- 
jour et  le  sable  pénètre  dans  nos  tentes  par  les 
plus  petits  interstices  :  il  nous  rend  la  vie  intolé- 
rable. La  nourriture  est  imprégnée  de  ces  petits 
grains  de  quartz  qui  craquent  sous  nos  dents. 
Même  pour  boire  il  faut  prendre  des  précautions  ; 
car  à  peine  le  verre  est-il  plein  d'eau,  qu'une  couche 
de  sable  flotte  sur  la  surface  du  liquide  tandis  que 
les  grains  plus  gros  vont  au  fond  du  récipient. 

Les  ouragans  de  sable  sont  une  des  choses  les 
plus  pénibles  à  supporter  dans  le  désert.  L'air  en 


58  EN  TRIPOLITAINE      ' 

mouvement  énerve  et  fatigue  l'individu.  La  nuit 
môme  n'apporte  pas  le  repos  nécessaire  car  les 
tentes  fortement  secouées  risquent  à  chaque  instant 
d'être  arrachées  par  les  efforts  répétés  et  continuels 
des  rafales. 

Pendant  notre  séjour  à  Bir  Zar,  un  incident  qui 
aurait  pu  avoir  des  suites  tragiques  mit  en  émoi  les 
membres  de  l'expédition. 

Le  chaouch  Sadok  qui  s'était  éloigné  de  quelques 
centaines  de  mètres  du  campement  ne  trouva  plus 
sa  route  pour  y  revenir.  Trompé  par  l'uniformité  du 
paysage,  il  prend  une  fausse  direction  et  s'éloigne 
des  tentes  au  lieu  de  s'en  approcher.  Après  avoir 
marché  quelque  temps,  l'émotion  s'empare  du 
pauvre  homme.  Découragé,  il  continue  cependant  à 
cheminer  au  hasard  jusqu'à  la  nuit.  Il  n'aperçoit 
aucune  trace  d'habitation.  Seul  au  milieu  du  désert 
il  est  complètement  perdu.  Soutenu  par  la  force  du 
désespoir  il  erre  encore  deux  jours  et  deux  nuits, 
tantôt  brûlé  par  les  rayons  du  soleil,  tantôt,  la  nuit, 
transi  de  froid.  Le  troisième  jour,  exténué,  c'est  à 
genoux  qu'il  se  traîne  misérablement  au  fond  des 
oueds  déserts.  Mais  les  forces  l'abandonnent,  et  il 
s'affale  au  pied  d'une  petite  colline.  Sa  perte  est 
certaine  et  il  semble  que  le  hasard,  si  prodigieux 
soit-il,  ne  peut  le  sauver. 

Le  salut  apparaît  cependant  à  l'horizon  sous 
forme  d'un  petit  point  noir  qui  se  meut  lentement, 
approche  et  grossit  insensiblement.  C'est  un  jeune 
Berbère  au  corps  amaigri,  à  peine  vêtu  d'une  gue- 
nille blanche.  A  califourchon  sur  son  âne,  qui  trotte 
au  milieu  des  oueds,  il  se  dirige  sans  hésitation 
vers  un  but  déterminé  ;  à  la   bifurcation  des  deux 


La  mission  en  marche  dans  l'Oued  Lourzout. 


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Bir-Zar.  —  Le  puits  turc. 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  50 

vallées  il  paraît  hésiter,  mais  franchement,  comme 
dirigé  par  une  inspiration,  il  s'élance  dans  le  ravin 
où  notre  pauvre  zaptié  gît.  L'enfant  chemine  allè- 
grement, insouciant,  heureux  dans  tout  l'épanouis- 
sement que  la  liberté  donne  à  l'homme,  lorsque  son 
attention  est  attirée  par  quelque  chose  d'insolite, 
masse  informe  qui  gît  inerte  non  loin  de  lui.  Intri- 
gué, il  s'approche  et  reconnaît  à  l'uniforme  un  sol- 
dat islamlis.  11  hésite,  encore  sous  l'influence  des 
haines  anceslrales,  il  est  tenté  de  piller  ce  zaptié 
sans  forces  et  de  l'abandonnera  son  triste  sort. 

Pauvre,  ce  serait  une  bonne  aubaine  pour  lui  ! 
Mais  la  reconnaissance  est  plus  forte  que  les  senti- 
ments héréditaires  des  anciens  vaincus  des  Turcs. 
Il  songe  à  sa  mère,  à  son  père,  à  ses  sœurs,  qui  ont 
reçu  des  secours  du  gouvernement  ;  par  reconnais- 
sance, l'enfant  sauvera  la  vie  du  gendarme,  le  re- 
présentant de  ses  bienfaiteurs.  Dès  ce  moment,  le 
sort  de  Sadok  est  décidé. 

L'enfant  appartient  à  une  tribu  de  nomades, 
campée  dans  les  environs;  il  comprend  immédia- 
tement que  le  zaptié  accompagne  les  roumis  ins- 
tallés à  Bir  Zar.  Doucement  il  saisit  le  héros  du 
Yemen,  l'attache  sur  son  àne,  et  nous  le  ramène 
évanoui. 

Le  retour  du  chaouch  fut  un  événement  car  nous 
n'avions  plus  l'espoir  de  le  revoir.  Nous  avions  battu 
le  pays  en  tous  sens,  sans  trouver  un  seul  indice 
favorable.  A  son  arrivée  ses  subordonnés  s'empres- 
sent, nous  le  soignons  aussi  bien  que  nous  le  pou- 
vons et  nous  sommes  heureux  de  voir  qu'il  revient 
à  la  vie.  Quelques  jours  de  repos  le  remettent  tout 
à   fait  sur  pied  et  il   nous  raconte  alors  dans  ses 


60  EN  ÏRIPOLITAINE 

détails  l'aventure  qui  a  failli  se  terminer  si  tragique 
ment.  C'est  d'après  son  récit  que  j'ai  pu  reconsti- 
tuer facilement  la  scène  ci-dessus. 

Un  seul  d'entre  nous  ne  paraît  pas  satisfait  du 
dénouement  heureux  de  l'incident.  C'est  le  zaptié 
Mustapha.  Il  espérait  bien  que  si  son  chef  n'était 
pas  revenu  ce  serait  lui  qui  serait  nommé  à  sa 
place  !  Encore  cette  fois  Mustapha  n'obtenait  pas 
les  galons  qu'il  convoitait  depuis  longtemps  et  il 
maudissait  sincèrement  le  hasard  qui  avait  ramené 
le  chaouch  au  campement. 

Une  aventure  du  même  genre  m'arriva  un  jour 
qu'accompagné  d'Hamed  et  d'un  zaptié,  j'avais  été 
excursionner  jusque  près  deJénéïen  à  25  kilomètres 
au  nord  de  Bir  Zar,  mais  nous  fûmes  sauvés  par  le 
flair  de  mon  petit  cheval  arabe  du  nom  de  Sucre 
qui  nous  ramena  au  campement. 

Nous  avions  été  surpris  par  la  nuit  et  il  devenait 
impossible  de  distinguer  quoi  que  ce  soit  parmi  les 
monticules  informes.  Je  galopais  au  hasard  sans 
direction  précise,  mes  deux  compagnons  hissés  sur 
leur  unique  chameau  le  frappaient  à  grands  coups 
et  je  les  voyais  comme  une  ombre  fantastique,  glis- 
ser sur  la  plaine  ondulée.  Je  n'osais  leur  faire  part 
de  ma  perplexité  et  de  la  conviction  où  j'étais  que 
nous  serions  obligés  de  passer  la  nuit  à  la  belle 
étoile.  Nous  avancions  lentement,  mon  cheval  était 
fatigué,  et  butait  à  chaque  pas.  Au  moment  où, 
découragés,  nous  allions  nous  arrêter  et  chercher 
un  gîte  parmi  les  roches  environnantes,  Sucre,  mon 
cheval,  partit  d'un  pas  assuré,  droit  devant  lui. 
Etonné,  je  le  laissai  faire,  ayant  comme  un  vague 
pressentiment  que  ce  changement  d'allure  était  fa- 


A  LA  FRONTIERE  TUNISIENNE  (il 

vorable.  Hamed  et  le  zaptié  firent  des  objections 
pour  continuer  dans  la  nuit  une  randonnée  qui  pou- 
vait mal  finir.  Mais  enfin  ils  me  suivirent.  Mon  che- 
val se  mit  à  trotter  vivement.  Soudain,  après  avoir 
contourné  un  éperon  montagneux,  je  vis  devant 
nous  une  grande  lueur,  c'était  notre  campement  : 
nous  étions  sauvés.  Sucre  nous  avait  conduits  à  un 
but  éloigné  de  plus  de  vingt  kilomètres.  Je  trouvais 
au  campement  mes  collègues  en  émoi,  car  ils  crai- 
gnaient déjà  une  aventure  semblable  à  celle  du 
chaouch  et  dont  le  dénouement  aurait  pu  être  moins 
heureux. 

Quelques  jours  après,  je  quittai  Bir  Zar  pour  le 
sud,  accompagné  de  Mustapha  et  du  guide  Daou. 
Par  suite  de  circonstances  spéciales,  je  suis  obligé 
de  laisser  le  gros  de  la  caravane  à  Bir  Zar.  Mes  col- 
lègues me  rejoindront  plus  tard  lorsque  le  moment 
en  sera  venu. 

Vêtu  du  burnous,  avec  peu  de  bagages,  je  pourrai 
plus  facilement  observer  sur  le  vif  la  vie  indigène 
des  populations  chez  lesquelles  j'allais  vivre. 

Le  soir  du  premier  jour  nous  arrivons  près  d'un 
campement  de  Bédouins.  Les  chiens  kabyles  qui  ser- 
vent à  garder  les  troupeaux,  sautent  après  nos  bêtes 
et  font  entendre  leurs  aboiements  désagréables. 
Cinq  ou  six  petits  gamins  se  précipitent  et  nous  en 
délivrent.  Un  vieux  Berbère  s'approche  et  nous  échan- 
geons les  saluts  d'usage.  Il  m'offre  une  tente  pour 
passer  la  nuit.  J'accepte  avec  plaisir.  Aussitôt  les 
membres  de  la  tribu  viennent  prendre  mon  cheval, 
le  dessellent  et  lui  donnent  de  l'orge.  Le  chef  vide 
entièrement  une  tente  pour  mon  usage  et  prépare 
une  place  digne  de  me  recevoir.  Daou  et  Mustapha 


62  EM  TRIPOLITAINE 

étendent  une  couverture  tandis  que  Ton  allume  le 
feu  pour  préparer  le  thé.  Les  femmes,  habillées  de 
leurs  mantes  bleues,  apportent  des  ustensiles  primi- 
tifs et  des  excréments  desséchés  de  chameaux  qui 
remplacent  ici  le  bois. 

Pendant  tous  ces  préparatifs,  j'observe  mes  hôtes. 

Les  femmes  vont  et  viennent  devant  moi.  Leurs 
mantes  ne  laissent  voir  qu'imparfaitement  leurs 
figures,  mais  de  temps  en  temps  un  mouvement 
écarte  leurs  voiles  et  je  puis  apercevoir  le  visage. 
La  couleur  en  est  brune,  le  teint  mat,  les  che- 
veux noirs.  Elles  portent  des  tatouages  curieux  qui 
varient  du  reste  suivant  les  régions,  mais  qui  sont 
placés,  dans  une  même  tribu,  toujours  aux  mêmes 
places,  Les  femmes  de  cette  tribu  ont  une  large 
ligne  bleue  qui  joint  la  lèvre  inférieure  au  menton. 
Une  sorte  d'étoile  est  dessinée  à  l'extrémité  du  nez. 
Sur  les  joues,  sur  le  front,  des  lignes  bizarres  et  des 
poi.its  bleus.  La  figure  est  fine,  la  ligne  en  est  pure. 
Le  nez  long,  droit  ou  parfois  un  peu  relevé  à  l'extré- 
mité, les  yeux  bleus.  L'expression  du  visage  est 
agréable  et  douce,  chez  les  jeunes  filles  ;  mais  la 
figure  se  fane  prématurément.  La  femme  est  mariée 
à  douze  ou  quinze  ans  et  à  partir  de  ce  moment  elle 
vieillit  très  vite. 

Les  hommes  présentent  le  vrai  type  berbère,  le 
visage  long,  maigre,  les  yeux  bleus  perçants,  la 
barbe  et  la  moustache  taillées  courtes,  rasées  autour 
de  la  bouche,  les  cheveux  complètement  rasés. 

Les  tentes  où  nous  avions  élu  domicile  sont  faites 
en  poils  de  chameaux.  Très  épaisses,  elles  préser- 
vent, au  milieu  du  jour,  beaucoup  mieux  de  la  cha- 
leur que  celles  en  toile  blanche.  Deux  piquets,  au 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  C3 

milieu  soutiennent  le  faîtage,  l'étoffe  est  tendue  par 
des  cordes  attachées  à  des  chevilles. 

Pendant  que  je  les  observe  ainsi,  les  Bédouins 
ont  terminé  les  préparatifs  pour  me  recevoir.  Je 
m'accroupis  à  leur  côté  auprès  du  feu,  sur  lequel  la 
bouillotte  chante  déjà.  Le  chef  de  la  tribu  est  entouré 
de  tous  ses  parents,  frères  et  beaux-frères,  fils, 
petits-fils.  La  nuit  est  venue,  et  toutes  ces  têtes 
éclairées  par  les  flammes  vacillantes  du  feu  pro- 
jettent sur  la  toile  de  la  tente  des  ombres  fantas- 
tiques. Nous  nous  regardons  curieusement  tout  en 
buvant  du  thé  et  en  fumant  des  cigarettes.  Mais 
peu  à  peu  la  confiance  vient  et  le  chef  me  répond 
de  bonne  grâce  aux  questions  que  je  lui  pose  sur 
la  tribu. 

Cette  tribu  possède  une  centaine  de  moutons  et 
de  chèvres,  des  chameaux,  des  ânes  et  des  chevaux. 
Elle  est  toujours  en  route  à  la  recherche  d'her- 
bages pour  nourrir  les  bêtes.  Depuis  quelque  temps 
la  tribu  s'est  fixée  dans  l'oued  de  Beladam  après 
avoir  parcouru  les  territoires  immenses  de  Gha- 
damès,  jusqu'au  Fezzan,  s'établissant  partout  là  où 
elle  trouvait  pour  les  animaux  une  nourriture  suffi- 
sante. 

Le  chef  m'explique  la  curieuse  coutume  qui  règle 
la  propriété  du  pâturage.  La  tribu  qui  s'établit  sur 
un  pâturage  en  acquiert  en  quelque  sorte  la  pro- 
priété et  une  autre  tribu  n'a  plus  le  droit  d'y  camper. 
Il  y  a  concession  accordée,  pour  un  certain  temps 
du  moins,  aux  premiers  arrivants.  Cette  habitude  a 
été  cause  d'incidents  innombrables  et  souvent  les 
luttes  entre  tribus  n'ont  pas  eu  d'autre  origine  que 
la  violation  par  l'une  d'elles  de  la  coutume  admise 


g4  EN  TRIPOLITAINE 

depuis  longtemps.  Supposons  qu'un  groupe  de  no- 
mades ne  trouve  pas  de  bons  pâturages;  les  Bé- 
douins cherchent  à  s'installer  manu  militari  dans 
une  concession  déjà  occupée.  Le  chef  de  la  tribu 
dont  le  pâturage  est  envahi  résiste.  Une  lutte  à  ou- 
trance s'engage  et  l'un  des  deux  groupes  doit  suc- 
comber. Les  victorieux,  augmentés  du  butin  de  la 
tribu  vaincue,  s'établissent  définitivement  sur  le 
pâturage. 

Pendant  que  le  chef  me  raconte  ces  coutumes,  les 
femmes  nous  apportent  le  couscous  et  d'autres 
mets  nouveaux  pour  moi. 

Nous  trempons  dans  une  sauce  brunâtre  forte- 
ment pimentée  des  galettes.  Le  goût  en  est  excel- 
lent, mais  il  faut  une  certaine  habitude  pour  plonger 
sans  dégoût  les  mains  dans  la  sauce  qui  remplit  le 
bol  commun. 

Tout  en  mangeant,  mes  hôtes  me  questionnent  à 
leur  tour.  Ce  qui  les  intéresse  surtout  ce  sont  les 
armes,  car  l'Arabe  a  la  passion  du  fusil.  Je  les 
étonne  beaucoup  en  leur  apprenant  que  je  n'en  ai 
pas.  Et  pour  flatter  leur  esprit  chevaleresque  je  leur 
fais  comprendre  que  j'estime  trop  les  Bédouins  du 
désert  pour  croire  qu'ils  attaqueraient  un  homme 
qui  ne  peut  pas  se  défendre.  Le  chef  paraît  très  tou- 
ché de  mes  paroles  et  m'affirme  que  je  puis  avoir 
une  confiance  entière  en  sa  tribu  et  en  toutes  celles 
de  la  région.  Ils  n'assassinent  jamais  des  gens  dés- 
armés qui  se  sont  fiés  à  eux;  chez  les  Bédouins, 
c'est  nous  qui  avons  une  mauvaise  réputation. 

Je  me  suis  toujours  bien  trouvé  de  me  fier  aux 
indigènes.  Au  Soudan,  j'ai  traversé  des  territoires 
révoltés,  seul,  accompagné  d'un  domestique  nègre; 


A  LA  FRONTIÈRE  TUNISIENNE  tf 

lorsque  j'arrivais  dans  les  villages,  il  se  trouvait 
toujours  quelqu'un  pour  m'offrir  une  place  dans  sa 
case. 

Non  armé,  j'inspirai  confiance,  et  il  ne  m'est  rien 
arrivé  de  fâcheux.  On  m'a  traité  parfois  d'imprudent. 
Cependant  ce  sont  les  explorateurs  qui  ont  voyagé 
armés  jusqu'aux  dents  qui  ont  toujours  rencontré 
des  difficultés.  Ces  explorateurs  se  méfient  des  indi- 
gènes, montrent  ostensiblement  leurs  armes  et  font 
mine  de  s'en  servir  à  la  première  désobéissance.  Il 
est  bien  naturel  que  l'indigène  résiste,  mais  si  au 
contraire  on  se  confie  simplement  à  ces  êtres  naïfs 
et  primitifs,  ils  vous  savent  gré  de  l'estime  qu'on 
leur  montre.  Dans  chaque  village,  traversé,  que  ce 
soit  chez  les  peuples  du  Soudan,  ou  chez  les  pauvres 
Berbères  de  la  Tripolitaine,  j'ai  partout  laissé  des 
amis  dévoués. 

Les  natures  primitives  sont  fières  et  ont  un  sen- 
timent de  justice  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  ad- 
mirer. Ce  n'est  pas  dans  notre  vieille  Europe  civilisée, 
que  j 'aurais  pu  ainsi  pénétrer  confiant  chez  le  premier 
venu  et  me  reposer  en  sécurité.  Il  y  a  bien  des 
chances  pour  qu'à  mon  réveil  je  me  sois  trouvé  dé- 
pouillé ;  c'est  un  des  moindres  maux  qui  put  m'ar- 
river.  Les  populations  sauvages  qui  ne  connaissent 
pas  les  misères  de  chez  nous,  qui  ne  sont  pas  fati- 
guées par  un  travail  intense  ont  gardé  l'esprit  chevale- 
resque des  ancêtres.  Chez  les  peuples  civilisés,  la 
lutte  pour  la  vie  devenant  trop  forte  pour  leurs 
forces,  a  aigri  et  avili  le  caractère  au  lieu  de  l'élever. 
On  est  certainement  beaucoup  moins  en  sécurité 
dans  les  grandes  villes  d'Europe  que  dans  n'im- 
porte quelle  région  éloignée  de  l'Afrique. 


CG  EN  TRIP0LITA1NK 

Je  ne  nierai  pas  les  attentats  des  indigènes  afri- 
cains, mais  c'est  presque  toujours  à  la  suite  d'excès 
commis  par  des  conquérants  brutaux,  qui  ont  voulu 
imposer  leur  volonté  par  la  force. 

Le  caractère  du  nègre,  du  Berbère,  est  semblable 
à  celui  d'un  enfant.  Le  nègre  est  un  petit  enfant, 
doux,  docile,  que  l'on  peut  manier  facilement  si  on 
sait  le  prendre;  l'Arabe  et  le  Berbère  ont  l'esprit 
violent,  ce  sont  des  enfants  turbulants,  mais  animés 
de  nobles  sentiments. 

La  soirée  sous  la  tente  avance,  je  me  suis  roulé 
dans  mon  burnous,  et  j'entends  comme  dans  un 
rêve,  les  voix  éclatantes  parfois  de  mes  hôtes  qui 
causent  avec  Mustapha  et  Daou.  L'un  après  l'autre 
ils  se  couchent  sur  le  sol,  à  côté  de  moi,  enveloppés 
dans  leurs  couvertures.  Le  vieux  chef  reste  seul  en- 
core éveillé,  je  vois  sa  noble  tête  de  vieillard  éner- 
gique éclairée  par  les  dernières  lueurs  du  feu  mou- 
rant. J'entre  moi-même  dans  l'irréel  du  rêve.  Une 
vision  se  dessine;  seul,  prisonnier  de  ces  nomades 
aux  mœurs  réputées  si  sanguinaires,  je  suis  isolé 
dans  le  désert  immense  à  leur  merci.  D'atroces  tour- 
ments hantent  mon  esprit.  Abandonné,  j'erre  mou- 
rant de  faim  et  de  soif,  otage  sacrifié  à  la  vengeance 
des  musulmans  contre  les  chrétiens.  Combien  dura 
ce  supplice,  je  ne  saurais  le  préciser.  L'horreur  de 
ma  situation  me  réveille  brusquement.  Levant  légè- 
rement la  tête  je  vois,  par  l'orifice  de  la  tente,  la 
pâle  lueur  de  l'aube  naissante  éclairer  la  plaine 
aride.  Mes  compagnons  roulés  à  mes  côtés  dans 
leurs  couvertures  ne  bougent  pas  ;  il  s'échappe  de 
ces  masses  informes  des  ronflements  sonores. 

Mais  il  est  temps  de  nous  préparer,  la  journée  sera 


Bir-Zar.  —  A  la  frontière  tunisienne. 


Campement  de  Bédoins. 


A    LA    FRONTIÈRE    TUNISIENNE  67 

longue  et  fatigante.  J'appelle  Mustapha,  qui  réveille 
de  mauvaise  grâce  les  Berbères.  Ils  sellent  mon  che- 
val et  mettent  sur  les  deux  chameaux  nos  légers 
bagages.  J'aurais  voulu  récompenser  le  vieux  chef, 
mais  Mustapha  me  prévient  à  temps  de  ne  pas  frois- 
ser le  vieillard  par  un  don  qu'il  aurait  considéré 
comme  une  offense. 

Je  ne  puis  que  remercier  sincèrement  le  Berbère 
de  son  hospitalité.  Il  s'excuse  de  ne  pas  m'avoir 
mieux  reçu,  dans  ce  désert  où  il  n'y  a  rien,  mais  il 
a  fait  tout  ce  qui  était  en  son  pouvoir  pour  me  rece- 
voir dignement. 

Après  avoir  quitté  les  Bédouins,  nous  cheminons 
lentement,  un  peu  transis  par  la  fraîcheur  du  matin, 
lorsque  soudain  Mustapha,  qui,  accroupi  sur  son 
chameau,  somnolait  doucement,  est  réveillé  de  la  fa- 
çon la  plus  rude.  Le  chameau  vient  de  buter  contre 
une  grosse  pierre,  et  tombe  brutalement  à  terre, 
lançant  Mustapha  plusieurs  mètres  en  avant,  au 
risque  de  le  tuer.  Mustapha,  son  bel  uniforme  dé- 
chiré, tout  endolori,  se  relève  furieux  et  veut  placer 
une  balle  de  son  revolver  dans  le  cœur  du  méchant 
animal  qui,  n'aimant  pas  les  soldats,  a  voulu  se  dé- 
barrasser de  lui.  J'ai  beaucoup  de  peine  à  calmer  sa 
fureur,  et  l'engage  à  relever  son  chameau  et  les  ba- 
gages épars.  J'essaie  de  lui  faire  comprendre  que  ce 
qui  est  arrivé  est  de  sa  faute,  car  si  au  lieu  de  dor- 
mir, il  avait  un  peu  stimulé  sa  bête  elle  n'aurait  pas 
buté.  Mustapha  n'est  nullement  convaincu,  et  il  se 
vengea  en  frappant  son  chameau  pendant  tout  le  reste 
de  la  journée,  à  tout  propos. 

Nous  nous    élevons  insensiblement  dans  l'Oued 
Massim  pour  atteindre  un  col  élevé  qui  domine  une 


EX    TRIPOLITAINE 


vallée  immense  ayant  son  origine  à  Nalout.  C'est 
l'Oued  Girgir,  large  de  trois  à  quatre  kilomètres.  Il 
nous  semble  dominer  un  fleuve  aux  dimensions  co- 
lossales. Les  bords  en  sont  presque  verticaux;  vers 
l'Ouest  comme  vers  l'Est,  je  le  vois  qui  serpente  et 
se  perd  à  l'horizon.  Spectacle  grandiose,  mais  dé- 
solé par  l'absence  de  tout  mouvement.  Pas  d'arbres, 
pas  d'animaux,  pas  le  plus  petit  ruisselet  d'eau  ne 
viennent  animer  la  scène. 

Tantôt  traversant  de  nouveaux  oueds,  tantôt  esca- 
ladant les  pentes  rocheuses  des  rives  abruptes  de 
ces  fleuves  desséchés,  nous  cheminons  douze  heures 
sans  nous  arrêter.  De  grandes  cuvettes  unies  sont 
constellées  de  cristaux  de  sel  qui  craquent  sous  les 
pieds  de  nos  bêtes.  A  la  fin  du  jour,  Daou  me  signale 
dans  le  lointain  une  vague  teinte  verdâtre  se  fondant 
avec  la  couleur  terne  et  grise  de  l'immensité.  Ce 
sont  les  palmeraies  de  Sinâoum,  le  chef-lieu  d'un  ter- 
ritoire considérable. 

Le  but  aperçu  nous  redonne  du  courage;  nos  cha- 
meaux peu  chargés  avancent  rapidement.  Mais  nous 
étions  loin  d'être  arrivés  ;  quelle  ne  fut  pas  notre 
déception,  lorsqu'il  fallut  descendre  dans  de  nou- 
veaux oueds,  escalader  de  nouvelles  collines.  Haras- 
sés, nous  désespérions  d'arriver  jamais,  lorsqu'après 
un  dernier  effort,  nous  vîmes  Sinaôum  à  quelques 
kilomètres  devant  nous. 


CHAPITRE  IV 


LES  OASIS   DE   SINAOUM  ET  DE  CHAOUA 


Arrivée  à  Sinâoum.  —  Le  cheik.  —  Hôtes  encombrants.  —  Le  réveil. 

—  Chez  le  directeur  des  Postes  et  Télégraphes.  —  Le  télégraphe 
en  Tripolitaine.  —  Imagination  orientale.  —  La  vie  du  Moudir.  — 
Exil  des  fonctionnaires.  —  Le  médecin  major  en  mission. —  L'oasis 
de  Châoua.  —  Administration.  —  Propagation  des  nouvelles  dans  le 
désert.  —  Le  brigadier.  —  Les  jardins.  —  Les  sables  envahisseurs. 

—  Diminution  du  nombre  des  jardins  et  de  la  population.  —  Irriga- 
tion des  palmeraies.  —  Sources  et  puits.  —  Palmeraies  enfouies 
sous  les  sables.  —  La  vieille  tour.  —  Paysage  de  mort.  —  La  race 
indigène.  —  Son  attrait  sympathique.  —  Sur  les  terrasses.  —  Le 
conte  de  la  gazelle.  —  Le  négro.  —  Un  esclave  volontaire.  —  Sur 
1E1-Gara.  —  Combat  de  frontière.  —  Les  fours  à  plâtre.  —  Visite 
imprévue  et  agréable.  —  Arrivée  de  la  caravane.  —  Discussion.  — 
Rivalité  de  nos  zaptiés. 


Nous  arrivons  près  des  maisons  carrées  de  Si- 
nâoum, qui  au  milieu  des  palmiers  et  des  jardins  de 
l'oasis  occupent  le  bord  relevé  d'une  vaste  plaine. 
A  notre  gauche,  un  ancien  château  dresse  ses  for- 
teresses démantelées.  Un  Arabe  vêtu  d'un  somp- 
tueux burnous  s'avance.  Je  mets  pied  à  terre  et 
lance  les  rênes  de  mon  cheval  à  un  domestique. 
Je  suis  en  présence  du  cheik  qui  représente  le  gou- 
vernement à  Sinâoum.  Il  me  souhaite  la  bienvenue 
et  me  félicite  de  mon  courage  de  voyager  seulement 
avec  un  zaptié  et  un  Arabe  dans  le  pays.  Je  lui  fais 


70  EN    TKIPOLITAINE 

part  de  mes  impressions  et  il  est  heureux  de  voir 
qu'un  étranger  a  pu  se  rendre  compte  des  efforts  du 
gouvernement  pour  rendre  le  pays  absolument  sûr. 
Le  cheik  est  cependant  de  race  berbère.  Il  savait  que 
je  passerais  à  Sinaoum,  aussi,  depuis  plusieurs  jours 
une  maison  est  prête  pour  me  recevoir.  Je  le  suis 
et  nous  pénétrons  dans  une  allée  qui  aboutit  dans 
une  cour  intérieure.  Un  escalier  me  conduit  à  une 
chambre  éclairée  par  une  petite  fenêtre  grillée.  Le 
cheik  me  quitte  non  sans  me  laisser  deux  soldats 
qui  me  serviront  de  domestiques. 

Tandis  que  Mustapha  et  Daou  préparent  le  dîner, 
j'escalade  un  parapet  extérieur  et  grimpe  sur  le  toit. 
D'autres  toits  contigus  forment  une  terrasse.  Mon 
regard  plonge  dans  les  cours  intérieures.  Des  cou- 
poles arrondies  dominent  les  terrasses;  ce  sont  les 
habitations  des  marabouts. 

C'est  l'heure  de  la  prière  et  tandis  que  le  soleil 
baisse  à  l'horizon  les  prêtres,  ressemblant  à  de 
grands  fantômes  blancs,  adressent  leurs  appels.  Ma 
vue  se  repose  agréablement  sur  la  couleur  verte  des 
dattiers,  car  voilà  plus  de  trois  semaines  que  je  n'ai 
pas  contemplé  de  végétation.  Les  palmiers  entou- 
rent l'oasis  comme  une  auréole.  Mais  au  delà  de 
ce  cercle  restreint,  aucune  végétation. 

Je  redescends  de  mon  observatoire  et  rentre  dans 
la  chambre  où  Mustapha  a  tout  préparé.  Les  cou- 
vertures sont  installées  et  m'invitent  à  prendre  quel- 
que repos  après  une  journée  aussi  fatigante.  Mais 
je  suis  à  peine  endormi  qu'un  bruit  de  voix  me  ré- 
veille subitement.  C'est  le  cheik  qui  vient  me  rendre 
visite,  il  s'assied  sur  les  couvertures  à  côté  de  moi. 
Ce  brave  homme  est  si  heureux  de  me  voir  qu'il 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  71 

veut  passer  toute  la  nuit  en  ma  compagnie.  Je  fré- 
mis à  cette  idée,  car  je  ne  puis  plus  tenir  les  yeux 
ouverts.  Je  fais  part  au  cheik  de  ma  fatigue,  mais 
rien  n'y  fait  !  il  considérerait  comme  une  offense  de 
s'en  aller.  Malgré  tous  mes  efforts  pour  combattre 
le  sommeil,  je  m'assoupis  et  m'endors.  Mustapha 
se  charge  de  remplir  les  tasses  de  thé'  et  de  rouler 
des  cigarettes  pour  mon  visiteur.  Je  ne  sais  combien 
de  temps  nous  restâmes  ainsi,  mais  à  un  moment 
donné  je  me  sentis  secoué  violemment.  J'ouvris  les 
yeux.  Au  milieu  de  notre  chambre  remplie  de  la  fu- 
mée des  cigarettes  du  cheik,  je  distingue  un  Turc 
coiffé  de  son  fez  et  habillé  d'une  belle  redingote. 
C'est  le  directeur  des  Postes  et  Télégraphes.  Dès 
qu'il  a  appris  mon  arrivée,  il  s'est  précipité  pour 
me  saluer,  et  me  conduire  dans  sa  maison,  où 
il  m'a  préparé  son  propre  lit.  11  m'exhorte  à  ne  pas 
rester  une  minute  de  plus  dans  le  taudis  infect 
que  le  cheik  m'a  donné.  Je  n'ai  aucune  envie  de 
déménager  au  milieu  de  la  nuit.  J'essaie  de  lui 
faire  comprendre  que  je  me  trouve  fort  bien  là 
où  je  suis,  et  qu'il  m'est  impossible  vis-à-vis  du 
cheik  d'abandonner  la  maison  qu'il  m'a  offerte.  Le 
directeur  paraît  très  désolé  de  ma  résolution,  mais 
il  a  tant  de  plaisir'à  me  voir  qu'il  passera  la  nuit  à 
causer  avec  moi.  Encore  un!  Quel  supplice  j'endu- 
rais. Je  fis  de  mon  mieux  pour  recevoir  ces  visiteurs  ; 
j'essayai  de  tenir  les  yeux  ouverts,  mais  ce  fut  en 
vain.  Je  m'allongeai  doucement,  insensiblement,  et 
m'endormis.  C'était  sans  doute  répondre  bien  mal  à 
l'amabilité  des  notabilités  de  Sinâoum  !  Mais  qu'y 
faire,  la  nature  était  plus  forte  que  ma  volonté. 
Les  rayons  du  soleil  qui  pénétraient  à  travers  la 


72  EN    TMPOLITAIXE 

petite  lucarne  grillée  me  réveillèrent.  Quel  spectacle^ 
grand  Dieu  !  Une  fumée  épaisse  emplissait  la  petite 
chambre.  Mustapha  s'était  endormi,  renversant  dans 
ses  rêves  la  théière,  culbutant  une  jarre  pleine 
d'eau.  Le  cheik  dans  un  coin,  roulé  dans  son  bur- 
nous, faisait  entendre  de  violents  ronflements.  Le 
directeur  des  Postes  tombé  à  la  renverse  après 
avoir  vidé  une  bouteille  de  cognac  avait  encore  à  la 
bouche  sa  cigarette  éteinte.  Sa  belle  redingote,  si 
propre  la  veille,  était  toute  maculée  par  les  liquides 
qui  avaient  coulé.  Son  aspect  était  misérable.  On  se 
serait  cru  au  lendemain  d'une  orgie.  Le  spectacle 
était  écœurant. 

J'eus  beaucoup  de  peine  à  réveiller  mes  compa- 
gnons, mais  à  force  de  frapper  à  tour  de  bras  sur 
les  corps  inertes  j'y  parvins. 

J'avais  à  expédier  mon  courrier,  aussi  je  promis 
au  directeur  de  la  Poste  de  me  rendre  chez  lui  quel- 
ques instants  plus  tard. 

Sinâoum  est  composé  de  plusieurs  oasis  très  rap- 
prochées les  unes  des  autres.  J'étais  à  In-Ali,  la 
Poste  se  trouve  dans  la  palmeraie  de  Gazer-Fougami, 
à  un  kilomètre  à  l'ouest.  Ces  oasis  sont  situées  sur 
les  bords  d'une  vaste  plaine  qui  s'étend  au  nord  et 
au  nord-est  des  palmeraies.  Vers  le  sud  le  pays 
s'élève,  des  montagnes  tabulaires  surplombent 
l'oasis.  Pour  me  rendre  de  In-Ali  à  Gazer-Fougami 
il  faut  traverser  des  ravins  profonds.  Un  Arabe  me 
conduisit  à  la  poste.  Il  me  guida  au  milieu  d'un 
amoncellement  de  ruines  jusqu'à  une  sorte  de  cou- 
pole du  plus  pittoresque  aspect.  C'est  le  bureau 
des  Postes  et  Télégraphes  de  Sinâoum. 

Je  pénètre    dans  le    sanctuaire  qui  renferme   le 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  73 

seul  témoin  de  la  science  contemporaine  dans  ce 
désert.  Le  fil  qui  en  part  nous  unit  au  monde  civi- 
lisé. Le  lieu  est  étrange,  on  se  dirait  dans  le  repaire 
d'un  savant  du  moyen  âge,  tellement  le  décor 
de  la  salle  est  original.  Elle  est  toute  petite,  voû- 
tée. Sur  des  colonnes,  des  sculptures  étranges,  et 
en  haut  dans  la  coupole  des  signes  et  des  inscrip- 
tions cabalistiques.  Des  dessins  rudimentaires  dans 
leur  primitive  conception  représentant  des  scènes 
où  les  animaux  jouent  le  rôle  principal.  Il  me  semble 
reconnaître  dans  ces  caricatures  des  gazelles  aux 
membres  élancés,  des  chameaux  courant  dans  le 
désert,  des  chevaux  galopant.  Le  silence  est  seul 
troublé  par  le  stylet  d'acier  du  récepteur  qui  frappe 
à  coups  irréguliers  contre  la  vieille  boîte  de  con- 
serve. Le  télégraphiste  accroupi  devant  son  appa- 
reil transcrit  la  dépêche.  Je  n'ose  le  déranger, 
j'attends  qu'il  ait  terminé.  Une  table  occupe  le  mi- 
lieu du  bureau.  Surchargée  de  papiers,  elle  démontre 
l'activité  déployée.  Des  documents  épars  dans  le 
plus  grand  désordre  remplissent  tous  les  coins. 

Contre  le  mur,  j'examine  une  grande  carte  de 
l'Empire  ottoman  qui  indique  les  lignes  postales 
et  télégraphiques.  Le  fil  s'arrête  pour  le  moment  à 
Sinâoum,  mais  le  secteur  de  Sinaoum  à  Chadamès 
est  actuellement  en  construction.  Il  sera  terminé 
d'ici  peu. 

Les  lignes  télégraphiques  de  la  Tripolitaine  sont 
bien  construites.  Dans  un  pays  balayé  par  des  ou- 
ragans violents  une  grande  partie  de  l'année,  les 
communications  ne  sont  presque  jamais  interrom- 
pues. Ceci  est  surtout  dû  en  bonne  part  à  la  cons- 
truction rationnelle  des  poteaux  qui  supportent  les 


74  EN    TRIPOLITAIXE 

fils.  Ces  poteaux  doivent  remplir  des  conditions 
très  définies  :  pouvoir  être  facilement  transportables 
à  dos  de  chameaux,  et  offrir  une  grande  résistance, 
qu'ils  soient  fixés  soit  dans  un  sol  mouvant,  soit 
dans  un  sol  rocheux.  Le  problème  était  difficiler 
mais  .fut  résolu  d'une  façon  satisfaisante  par  une 
maison  de  Londres.  Les  poteaux  de  fer  sont  en  trois 
parties.  Une  grande  plaque  de  base  en  fonte  d'un 
mètre  carré  est  enfouie  dans  le  sol  ;  sur  elle  est 
boulonné  un  support  tubulaire  à  l'intérieur  duquel 
on  enfile  une  tige  supérieure  qui  mince  et  légère 
est  facilement  transportable.  On  comprend  alors  la 
stabilité  d'un  pareil  système.  La  plaque  de  base,  re- 
couverte de  pierres,  offre  aux  efforts  latéraux  une 
très  grande  résistance. 

Dans  tout  mon  voyage  je  n'ai  pas  vu  un  seul  de 
ces  supports  renversé  par  les  ouragans. 

Je  suis  tiré  de  mes  réflexions  par  l'arrêt  du  stylet; 
je  me  retourne  et  m'excuse  auprès  du  directeur  de 
l'interrompre  dans  son  travail.  Mais  j'ai  de  la  chance, 
il  recevait  justement  un  télégramme  pour  moi.  Le 
maître  de  céans  me  donne  son  fauteuil  le  plus 
beau  qui  consiste  en  une  caisse  munie  de  rebords. 
Un  serviteur  nous  apporte  la  traditionnelle  tasse  de 
café. 

L'on  comprend  aisément  la  joie  de  ces  fonction- 
naires lorsqu'ils  voient  arriver  un  étranger.  Dans  ces 
coins  perdus,  sans  aucune  distraction,  les  employés 
du  Gouvernement  subissent  un  exil  douloureux.  C'est 
la  vision  du  rivage,  ce  sont  les  images  des  rues  ani- 
mées de  l'Orient,  qu'apporte  le  voyageur  aux  pau- 
vres délaissés. 

Le  télégraphiste  me  pose  questions  sur  questions 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  7."» 

auxquelles  je  m'efforce  de  répondre  de  mon  mieux. 
Je  m'aperçois  que  mon  trop  fidèle  interprète  me  fait 
alors  passer  pour  un  Turc,  qui  élevé  à  Paris  depuis 
son  jeune  âge  ne  sait  que  le  français.  L'idée  est 
originale,  banale,  mais  elle  amène  une  foule  de  ques- 
tions sur  les  pachas  de  Stamboul  auxquelles  Mus- 
tapha répond  à  ma  place  sans  hésitation. 

Je  me  sens  quelque  peu  gêné  d'être  obligé  déjouer 
une  comédie  aussi  ridicule,  mais  je  dois  passer  par 
où  en  veut  mon  interprète,  car  lorsque  je  le  prie  de 
cesser  cette  confusion  il  refuse  obstinément.  Mus- 
tapha me  répond  simplement  que  cela  ne  porte  pas 
à  conséquence  de  mentir,  car  on  part  ici  du  prin- 
cipe que  personne  ne  dit  la  vérité. 

De  cette  façon,  on  a  beaucoup  d'agrément  dans  la 
conversation,  car  on  peut  évoquer  les  images  les  plus 
fantaisistes  et  les  contes  les  plus  burlesques,  sans 
être  retenu  dans  les  descriptions  par  les  frontières 
étroites  de  l'austère  vérité. 

Nous  causons  donc  beaucoup  pour  rien  du  tout. 
Un  des  principaux  soins  des  fonctionnaires  est  de 
«  passer  le  temps  »  ;  c'est  difficile  dans  le  désert,  car 
les  distractions  sont  rares. 

Le  directeur  me  raconte  toute  sa  vie;  et  je  dois  la 
subir  dès  son  enfance,  ce  qui  est  long.  Elevé  à 
Smyrne,  il  avait  obtenu  dans  une  petite  ville  des 
côtes  de  l'Anatolie  un  emploi  dans  le  bureau  des 
Postes.  Il  n'avait  pas  beaucoup  à  faire,  et  il  occupait 
ses  loisirs  à  la  pêche.  Il  imagine  un  jour  avec  quel- 
ques amis  de  pêcher  dans  une  rivière  et  d'employer 
pour  cela  plusieurs  cartouches  de  dynamite.  Une 
fois  sur  l'embarcation,  le  moudiren  pred  une  et  l'al- 
lume, mais  la  mèche  brûle  trop  vite  et  il  n'a  pas  le 


76  EN    TRIPOLITAINE 

temps  de  lancer  la  cartouche  dans  l'eau.  Elle  lui 
éclate  dans  les  mains.  Il  eut  le  bras  droit  horrible- 
ment mutilé.  Transporté  à  l'hôpital,  on  doit  l'ampu- 
ter. C'était  un  rude  coup  pour  ce  malheureux.  Lors- 
qu'il sortit  de  l'hôpital,  sa  place  était  prise!  Il  fit  de 
nombreuses  réclamations  pour  demander  une  in- 
demnité, car  il  prétendait  avoir  perdu  son  bras  au 
service  du  Gouvernement.  La  revendication  n'est 
naturellement  pas  admise.  Cependant  il  peut  prou- 
ver qu'il  est  encore  capable,  malgré  son  infirmité, 
d'écrire  et  de  télégraphier  avec  la  main  qui  lui 
reste. 

A  cette  époque,  le  télégraphiste  de  Sinâoum,  de- 
venu fou  dans  cette  solitude  où  seules  les  natures 
fortement  trempées  peuvent  résister,  est  obligé 
d'abandonner  son  poste. 

Le  Gouvernement  envoie  alors  notre  homme  à 
Sinaoum  pour  le  remplacer.  Il  part  avec  joie,  car  il 
est  sauvé  de  la  misère,  mais  il  est  bien  vite  déçu 
lorsqu'après  avoir  cheminé  des  journées  entières  il 
aperçut  la  petite  palmeraie  qui  fut  dès  lors  sa  pri- 
son et  son  lieu  d'exil. 

Depuis  plusieurs  années  il  végétait  ici,  ayant 
toujours  rempli  son  devoir  et  espérant  une  mutation. 
Ses  réclamations  restèrent  sans  réponse.  Si  le  Gou- 
vernement devait  tenir  compte  des  suppliques  de 
tous  ces  exilés  il  n'y  pourrait  parvenir.  La  nostalgie 
des  belles  villes  populeuses  du  Bosphore  et  des 
rives  ensoleillées  de  l'Anatolie  les  obsède.  C'est 
souvent  pour  ces  fonctionnairesun  sépulcre  que  ces 
séjours  au  loin.  Au  bout  de  quelques  années  ils  n'ont 
plus  d'espoir  de  revoir  leur  patrie,  ils  ont  rarement 
des  congés  réguliers  et  ne  peuvent  abandonner  leur 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  77 

poste.  Ceci  fera  comprendre  dans  quel  état  d'esprit 
on  les  trouve  et  pourquoi  ils  se  cramponnent,  avec 
l'acharnement  du  désespoir,  au  voyageur  qui  passe 
dans  leur  contrée.  Ce  voyageur  est  un  représentant 
du  monde  civilisé  et  le  fonctionnaire  espère  toujours 
de  son  intervention  pour  obtenir  quelque  chose. 
Dans  leur  imagination  ces  fonctionnaires  revêtent 
celui  qui  passe  des  pouvoirs  les  plus  puissants. 
L'explorateur  doit  comprendre  cet  état  d'âme  et 
ne  point  décourager  ces  exilés  par  une  impatience 
qui  les  désolerait.  Mais  harassé  par  la  fatigue  d'un 
long  voyage,  il  faut  parfois  beaucoup  d'efforts  pour 
ne  pas  envoyer  au  diable  ces  quémandeurs  pour 
lesquels  on  ne  peut  rien.  Le  moudir  me  demande 
d'intervenir  pour  lui,  il  aimerait  retourner  en  Ana- 
tolie  dans  un  poste  plus  agréable.  Je  suis  obligé,  bien 
malgré  moi,  de  lui  promettre  tout  ce  qu'il  veut  et  il 
me  dit  qu'il  suivra  en  pensée  avec  anxiété  mon 
voyage.  Chaque  étape  plus  avancée  sera  dans  son 
esprit  un  pas  vers  la  délivrance.  Je  pense  encore 
maintenant  à  la  déception  qu'il  a  eue  lorsqu'il  n'a 
reçu  aucune  nouvelle  de  changement. 

Mustapha  et  le  moudir  m'accompagnent  au  Ksar 
qui  domine  Sinâoum.  C'est  un  bâtiment  assez  vaste, 
de  moins  grande  dimension  que  celui  de  Nalout. 
On  m'introduit  dans  une  petite  chambre,  sorte  de 
niche  creusée  dans  la  formidable  épaisseur  des 
murs.  Tout  autour  de  la  salle  sont  placés  des  divans 
recouverts  de  tapis.  A  mon  entrée  un  officier  se  lève 
et  me  témoigne  les  signes  de  la  plus  vive  amitié.  Il 
s'exprime  en  français  excellent.  C'est  le  médecin 
major  docteur  Orhane  venant  de  Tripoli  et  se  rendant 
à  Ghadamès  pour  la  visite  sanitaire  des  recrues  ber- 


78  EN    TRIPOLITAINE 

bères  de  ce  district.  Un  accident  l'a  immobilisé  ici. 
Il  me  le  raconte  dans  une  langue  colorée  après  que 
j'eus  pris  place  à  côté  de  lui  sur  le  divan.  Il  avait 
parcouru  tout  le  Djebel  sur  son  chameau  sans  inci- 
dent, accompagné  seulement  d'un  chamelier.  Tout 
alla  bien  jusque  près  de  Sinâoum,  mais  à  quelques 
kilomètres  avant  d'y  arriver,  son  guide  se  mit  à  s'en- 
tretenir avec  son  chameau  dans  une  langue  que  le 
major  ne  connaissait  pas.  Le  chameau  buta  alors 
sur  un  rocher  de  la  piste  et  tomba  lourdement  lan- 
çant son  cavalier  sur  le  sol.  Le  docteur  Orhane  se 
fît  une  forte  contusion  au  genou  qui  enfla  énormé- 
ment. Il  fut  obligé  de  rester  plusieurs  jours  à  Si- 
nâoum pour  se  reposer.  Le  major  m'explique  l'acci- 
dent comme  un  complot  tramé  entre  le  chamelier  et 
sa  bête.  Le  Berbère  qui  détestait  les  militaires  avait 
dit  au  chameau  de  le  jeter  à  terre  pour  le  tuer.  Le 
chameau  antimilitariste  comme  son  maître  s'était 
exécuté;  mais  par  bonheur  l'officier  ne  s'était  fait 
que  fort  peu  de  mal  dans  une  chute  qui  aurait  pu  être 
grave. 

Sitôt  arrivés  à  Sinâoum,  chamelier  et  chameau 
avaient  disparu.  Depuis  plusieurs  jours  le  major 
cherchait  un  Arabe  voulant  l'accompagner  vers  le 
Sud,  mais  ces  coquins  s'étaient  donné  le  mot  et 
tous  refusaient.  Aussi  fallut-il  des  soldats  pour  ré- 
quisitionner hommes  et  bêtes. 

Tandis  que  le  major  me  racontait  ses  malheurs, 
un  officier  subalterne  frappa  à  la  porte.  Il  ame- 
nait un  Berbère  avec  son  chameau.  A  la  vue  du  Ber- 
bère le  major  lui  fit  subir  un  véritable  interrogatoire 
agrémenté  des  injures  les  plus  véhémentes. 

Le  Berbère,  grand,  sec,  sournois,  promit  tout  ce 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  7!» 

que  le  major  lui  demandait  et  se  retira  pour  aller 
chercher  son  chameau.  Mais  au  lieu  de  revenir  il 
disparut  aussitôt.  Le  major,  petit,  gros,  a  la  bonne 
figure  épanouie  d'un  homme  heureux  de  vivre  et 
colérique.  Il  se  mit  dans  une  fureur  terrible,  en 
apparence  du  moins.  Brandissant  son  revolver  il  en 
menaçait  tout  le  monde  arabe  qui  se  coalisait  contre 
ses  dignités  d'officier  supérieur  et  l'empêchait  d'ac- 
complir sa  mission. 

Je  souhaite  un  bon  voyage  à  mon  nouvel  ami.  Je 
le  quitte  avec  l'espoir  de  le  rencontrer  bientôt. 
Gomme  nous  faisons  la  même  route,  il  est  très  pro- 
bable que  nous  nous  reverrons  d'ici  peu. 

Rien  ne  fait  plus  plaisir  que  de  rencontrer  dans 
ces  coins  retirés  des  hommes  cultivés.  Or  le  Turc 
d'une  certaine  condition  a  l'esprit  large  et  les  idées 
modernes.  11  reçoit  avec  une  cordialité  et  avec  une 
amabilité  grâce  auxquelles  on  se  sent  tout  de  suite 
à  Taise.  Ce  sont  des  caractères  sympathiques  au 
plus  haut  degré  et  ils  ne  ménagent  pas  leurs  peines 
pour  rendre  des  services  en  cas  de  besoin.  On  peut 
compter  sur  leur  parole  et  se  fier  à  eux  entièrement. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  je  quittai  définitive- 
ment Sinàoum,  en  pénétrant  dans  un  large  oued  au 
Sud,  qui  entame  le  plateau  auquel  l'oasis  est  ados- 
sée. Nous  suivons  cet  oued  jusqu'à  la  source  d'El 
Ouadi,  mince  filet  d'eau  qui  s'échappe  d'une  fissure 
du  rocher  à  l'ombre  d'une  demi-douzaine  de  pal- 
miers. Nous  nous  élevons  alors  à  partir  de  cette 
source  sur  les  parties  supérieures  du  vaste  plateau  ; 
encore  quelques  oueds  à  traverser  et  au  bout  d'une 
heure  nous  nous  trouvons  dominant  une  plaine  im- 
mense qui  s'étend  au  loin  vers  l'Ouest. 


80  EX    TRIPOLITAINE 

Une  ligne  de  palmiers  au  bord  de  la  falaise,  en 
contre-bas  des  montagnes  tabulaires  qui  limitent 
vers  l'Est  la  plaine,  se  détache  nettement.  Les  pal- 
miers s'étendent  sans  interruption  sur  une  longueur 
de  plus  de  deux  kilomètres  suivant  une  direction 
Est-Ouest.  C'est  dans  la  partie  Ouest  que  se  trouve 
le  village  de  Châoua,  que  nous  atteignons  après  avoir 
traversé  un  grand  nombre  de  jardins.  Mustapha 
appelle  un  Berbère  accroupi  contre  le  mur  d'une 
maison  en  ruine  et  lui  demande  si  nous  pouvons 
loger  quelque  part.  Le  Berbère,  sans  répondre,  s'en 
va  par  une  ruelle  étroite,  et  nous  attendons  au  moins 
une  demi-heure  son  retour. 

Enfin  il  réapparaît,  accompagné  d'un  habitant 
de  l'oasis,  qui  met  sa  maison  à  ma  disposition. 
Je  le  suis;  il  me  conduit  dans  une  ruelle  sombre; 
nous  tournons  plusieurs  fois  pour  arriver  de- 
vant une  porte  ogivale  donnant  entrée  à  un  long 
boyau.  Nous  pénétrons  dans  cet  antre  à  la  file 
indienne  et  débouchons  dans  une  cour  spacieuse  et 
vaste. 

Au  rez-de-chaussée  de  l'habitation  qui  m'est  of- 
ferte, il  y  a  plusieurs  chambres  et  une  écurie.  Le 
Berbère  me  donne  une  de  ces  chambres,  qu'il  débar- 
rasse entièrement.  Mon  cheval  est  mis  dans  une 
écurie  à  côté.  Dans  un  coin  de  la  cour  s'ouvre  un 
puits,  au  fond  duquel  croupit  une  eau  sale. 

Mustapha  m'appelle,  il  est  déjà  installé  dans 
notre  chambre  obscure.  Je  m'assieds  tant  bien  que 
mal  sur  les  couvertures,  qui  ne  sont  malheureuse- 
ment pas  assez  épaisses  pour  atténuer  les  dures  as- 
pérités du  sol. 

Châoua  dépend,  au  point  de  vue  administratif,  de 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  81 

Sinâoum.  11  n'y  a  qu'un  cheik,  choisi  par  les  notables 
de  l'endroit,  qui  rend  la  justice  et  perçoit  les  im- 
pôts, bien  faibles  du  reste.  Une  douzaine  de  zaptiés 
placés  sous  l'autorité  d'un  brigadier  de  gendarmerie 
a  pour  mission  de  faire  régner  la  paix  parmi  les 
habitants  et  de  les  protéger  contre  les  pillards  du 
désert,  qui  deviennent  du  reste  de  moins  en  moins 
nombreux.  Les  zaptiés  sont  montés  sur  des  méha- 
ris et  ils  sont  astreints  à  des  rondes  fréquentes  le 
long  de  la  frontière  tunisienne,  pour  empêcher  la 
contrebande  ou  arrêter  les  pirates  du  Sud  tunisien 
qui  cherchent  à  échapper  aux  goumiers..  Il  est  cer- 
tainement beaucoup  plus  facile  à  un  de  nos  brigands 
de  traverser  une  de  nos  frontières  en  Europe  qu'à 
un  Tunisien  de  s'évader  de  son  pays  par  le  sud. 

Du  reste,  dans  un  tel  pays  où  les  lieux  habitables 
sont  si  rares  et  si  espacés,  il  est  bien  difficile  de 
passer  inaperçu.  Les  informations  se  propagent 
dans  le  désert  avec  une  rapidité  foudroyante,  sou- 
vent incompréhensible.  C'est  de  tribu  en  tribu 
que  la  nouvelle  racontée  le  soir  devant  le  feu  se  ré- 
pand dans  le  pays,  se  déformant  à  mesure  qu'elle 
s'éloigne  de  son  lieu  d'origine  et  prenant  peu  à  peu 
la  tournure  et  l'aspect  d'une  légende.  Elle  chemine 
ainsi,  rayonnant  au  loin  dans  l'espace  du  désert, 
atteignant  les  oasis  les  plus  reculées  et  les  nomades 
les  plus  disséminés. 

Dans  l'encadrement  de  la  porte  apparaît  le  briga- 
dier de  gendarmerie.  Quel  aspect!  Son  uniforme 
tombe  en  lambeaux,  ses  coudes  et  ses  genoux  poin- 
tus ont  transpercé  l'étoffe.  Dépourvue  de  boutons 
depuis  longtemps,  sa  tunique  est  attachée  avec  des 
lanières  de  cuir.  Le  dos   n'existe  pour  ainsi   dire 


82  EN    TRIPOLITAIXE 

plus  et  les  galons  sont  fixés  tant  bien  que  mal  aux 
débris  de  l'étoffe  recouvrant  les  épaules.  Le  pantalon 
trop  court  laisse  dépasser  la  plus  grande  partie  du 
mollet,  recouvert  seulement  de  quelques  fils  qui 
pendent  lamentablement.  Les  souliers  sont  repré- 
sentés par  une  paire  de  savates. 

Mais  ce  qui  donne  une  allure  guerrière  à  ce 
soldat,  digne  d'un  autre  âge,  c'est  le  sabre  gigan- 
tesque qui  pend  à  son  côté.  Car  le  brigadier  fait 
partie  de  la  troupe  des  méharistes  qui  portent  le 
sabre  maintenu  horizontalement  sur  le  chameau,  la 
poignée  en  avant  pouvant  être  facilement  saisie  en 
cas  de  besoin.  On  comprend  quelle  puissance  d'at- 
taque ces  soldats  peuvent  développer  lorsque,  fon- 
dant sur  l'ennemi,  ils  tirent  leurs  grands  sabres  en 
avant. 

La  figure  du  brigadier  n'est  pas  moins  curieuse 
que  son  accoutrement.  Je  remarquai  surtout  une 
dolicocéphalie  extrêmement  prononcée. 

Son  nez  droit,  ses  lèvres  minces,  ses  pommettes 
saillantes,  sa  peau  sèche,  ses  yeux  bleus,  vifs,  per- 
çants, lui  donnent  une  physionomie  de  laquelle  se 
dégage  une  volonté  tenace  et  puissante.  Caractère 
orgueilleux  et  volontaire,  il  ne  doit  pas  être  facile 
de  se  mettre  en  travers  de  sa  volonté.  Serviteur 
dévoué  des  Turcs,  après  avoir  été  leur  plus  farouche 
ennemi,  il  s'est  joint  à  eux,  surtout  par  haine  du 
Roumi  qui  cherche  à  empiéter  le  territoire  conquis 
par  l'Islam. 

Le  brigadier  se  met  à  mon  entière  disposition, 
mais,  gêné  dans  son  accoutrement  d'officier  qu'il  a 
si  peu  l'occasion  de  revêtir,  il  se  retire  pour  venir 
un  instant  après  habillé  de  son  burnous  ordinaire, 


< 


*rf.i/ 


Vue  générale  des  oasis  près  de  Châoua. 


La  colline  de  Kasser-el-Tyn  de  Châoua. 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  83 

dans  lequel  il  paraît  beaucoup  plus  à  l'aise  que 
dans  l'uniforme  qu'il  avait  mis  pour  me  saluer. 

Je  séjournai  plusieurs  semaines  à  Ghâoua  et  je  fis 
une  quantité  d'excursions  dans  les  environs  pour 
étudier  le  pays.  La  grande  plaine  qui  s'étend  au 
nord  de  Châoua  est  en  majeure  partie  formée  par 
du  gypse  et  du  sel.  Ailleurs,  certaines  régions  sont 
pierreuses  ou  recouvertes  de  sable.  Les  jardins  de 
Châoua  sont  situés  sur  un  petit  plateau  à  mi-côte 
d'une  gara;  le  sol  même  sur  lequel  est  construit  le 
village  est'  gypseux,  ce  qui  peut  paraître  bien  peu 
favorable  pour  les  plantations.  Mais  le  gypse  forme 
une  espèce  de  croûte  recouvrant  une  terre  fertile 
peu  épaisse.  Or  c'est  grâce  à  cette  curieuse  cons- 
titution du  terrain  que  les  palmiers  ont  pu  se  déve- 
lopper. Les  jardins  sont  en  quelque  sorte  dans  des 
trous,  au-dessous  du  niveau  du  plateau,  car  les  in- 
digènes ont  dû  enlever  la  croûte  de  gypse  pour  faire 
les  plantations  dans  la  couche  sous-jacente. 

Les  jardins  sont  entourés  de  murs  épais  qui  ser- 
vent à  les  protéger  contre  les  sables  que  le  vent 
chasse  de  la  plaine  contre  l'El-Gara.  Malgré  ces 
précautions  ou  peut-être  par  suite  de  l'inertie  des 
habitants  qui  ne  se  donnent  pas  la  peine  de  réparer 
les  brèches  de  ces  murs,  les  grandes  dunes  de  sable 
fin  qui  s'amoncellent  au  Nord  se  sont  déversées  en 
plusieurs  points  dans  les  jardins,  ensevelissant  les 
plantations.  11  semble  qu'il  y  a  une  lutte  de  la  nature 
désertique  qui  a  cherchée  reprendre  ce  que  l'homme 
avait  si  péniblement  gagné.  Partout  à  Ghâoua  on 
sent  que  cet  envahissement  est  progressif.  A  un  ki- 
lomètre à  l'ouest  une  vingtaine  de  palmiers  sont  à 
moitié  enfouis  sous  les  sables.  Les  indigènes  m'ont 


84  EN    TRIPOLITAINE 

affirmé  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  on  cultivait 
dans  ces  jardins  de  l'orge  et  du  froment,  mais  que 
la  source  avait  été  bouchée  à  la  suite  d'un  éboule- 
ment.  Comme  personne  ne  s'était  donné  la  peine  de 
réparer  les  dégâts,  la  palmeraie  qui  n'était  plus  sur- 
veillée avait  été  abandonnée  aux  sables  envahisseurs. 

Des  explorateurs  ont  expliqué  cette  régression  des 
parties  cultivées  des  oasis,  soit  par  l'inertie  plus 
grande  des  habitants,  soit  par  une  diminution  du 
débit  des  sources.  Or  je  crois  que  l'on  peut  envisa- 
ger cette  question  d'une  autre  manière  pour  Châoua. 

Il  faut  partir  du  principe  que  le  Berbère  cultive 
juste  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  son  entretien, 
il  ne  fait  rien  de  plus.  Or,  si  les  cultures  ont  dimi- 
nué, c'est  que  la  population  elle-même  a  dû  dimi- 
nuer. Par  conséquent  des  jardins  ont  été  abandon- 
nés, les  habitants  qui  sont  restés  avaient  bien  assez 
à  travailler  dans  leurs  propres  carrés  et  n'avaient 
nulle  envie  d'augmenter  leur  richesse  par  un  travail 
ardu,  pénible,  persévérant.  Avoir  de  quoi  manger 
pour  se  soutenir  leur  suffit.  Il  faudrait  expliquer  la 
diminution  de  la  population  des  oasis  :  et  je  pense 
que  l'on  peut  en  trouver  une  cause  dans  l'émigration 
naturelle  et  générale  que  l'on  a  constatée  si  souvent 
des  campagnards  vers  les  villes. 

A  mesure  que  les  grandes  oasis  et  les  grandes 
villes  de  la  'côte  tunisienne  et  de  la  côte  tripolitaine 
se  développaient  les  Berbères  qui  venaient  des  loin- 
taines régions  brûlées  par  le  soleil  ardent  trouvaient 
dans  la  fréquentation  agréable  des  cafés  et  bars 
mauresques  une  jouissance  nouvelle  qui  devait  les 
engager  à  rester  dans  ces  villes..  Retournés  dans 
leur  solitude,  la  nostalgie  des  rues  animées,  bario- 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  85 

lées,  les  poursuivait  et  ils  revenaient  malgré  eux 
dans  les  centres  où  ils  finissaient  par  se  fixer.  C'est 
ainsi  que  leurs  jardins  abandonnés  n'étaient  plus 
nécessaires  et  tombaient  en  ruines. 

Plusieurs  sources  entretiennent  la  vie  à  Ghâoua. 
Les  principales  sont  celles  d'In-Sygayar,  d'Aïn-Mar- 
bia,  d'Aïn-el-Ras,  d'El-Hicha. 

L'eau  est  amenée  dans  les  jardins  par  un  tunnel 
d'environ  cinquante  mètres  de  longueur  qui  part  du 
pied  de  la  Gara.  Le  canal  est  creusé  sous  la  croûte 
de  gypse  dans  l'argile.  Dans  les  sources  d'Aïn-Mar- 
bia  et  d'In-Sygayar,  l'eau  vient  naturellement,  il  n'y 
a  pas  besoin  d'un  moyen  spécial  d'exhaure.  L'eau 
des  autres  sources  doit  être  élevée  jusqu'à  l'origine 
du  tunnel.  Ceci  se  fait  du  reste  d'une  façon  très 
ingénieuse  par  les  puits  à  bascule. 

Un  grand  balancier  à  côté  du  puits  porte  d'un 
côté  une  peau  de  bouc  pendue  à  l'extrémité  d'une 
longue  corde  qui  descend  dans  le  puits  jusqu'à  la 
nappe  d'eau.  A  l'autre  extrémité  du  balancier  un  con- 
trepoids formé  de  grosses  pierres  est  sensiblement 
plus  lourd  que  le  poids  de  la  peau  de  bouc  remplie 
d'eau.  Pour  remplir  la  gherba  on  voit  la  manœuvre. 
Le  nègre  ou  l'Arabe  tire  sur  la  corde,  la  gherba  des- 
cend et  se  remplit  d'eau.  Il  lâche  alors  la  corde,  la 
gherba  remonte  d'elle-même  tirée  par  le  balancier 
et  arrivée  à  l'orifice  du  conduit  s'y  déverse  auto- 
matiquement. Les  habitants  peuvent  ainsi  presque 
sans  fatigue,  arroser  chaque  soir  leurs  jardins.  Des 
rigoles  et  des  canaux  bifurquent  dans  tous  les  sens 
et  conduisent  l'eau  dans  les  jardins,  même  très  éloi- 
gnés. Un  autre  système  est  pratiqué  là  où  la  source 
se  trouve  de  niveau  avec  le  canal.  Les  indigènes  ont 


SU  EN    TRIP0L1TAINE 

établi  alors  à  l'orifice  de  ce  dernier  un  barrage.  L'eau 
remplit  pendant  la  journée  le  tunnel,  car  elle  est 
maintenue  par  la  digue,  elle  s'accumule  là  et  en 
temps  voulu  un  orifice  permet  l'écoulement  dans 
les  jardins.  Il  est  facile  de  comprendre  que  si  un 
accident  quelconque  arrive  à  une  de  ces  sources  et 
empêche  l'eau  de  se  répandre,  les  cultures  sont  en 
quelques  jours  brûlées  par  le  soleil.  Aussi  les  indi- 
gènes entretiennent  avec  le  plus  grand  soin  les  ca- 
naux et  les  puits  qui  sont  nécessaires  pour  leurs  jar- 
dins. 

La  plaine  qui  s'étend  au  nord  de  l'oasis  a  au 
moins  cinq  kilomètres  de  large;  elle  est  entourée 
par  des  Gara  constituées  par  des  couches  horizon- 
tales de  roches  de  couleur  différente  qui  forment  tout 
autour  une  'barrière  élevée.  Ces  hauteurs  sont  à 
l'est,  entamées  par  des  oueds  évasés  qui  débouchent 
dans  la  plaine.  L'Haddek-el-Ouadi  a  sur  ses  flancs 
une  petite  palmeraie  en  partie  abandonnée.  L'Aïn-el- 
Ouadi,  source  à  moitié  obstruée,  ne  peut  plus  guère 
entretenir  l'humidité  du  seul  jardin  dans  lequel  des 
figuiers  et  un  peu  d'orge  se  dessèchent  lentement. 

Au  sud  de  la  vaste  dépression  d'El-Hira  des  pal- 
meraies sont  envahies  par  les  sables  qui  se  sont 
accumulés  en  cet  endroit  engloutissant  jusqu'à  mi 
hauteur  les  gigantesques  dattiers.  Ces  sables  avan- 
cent, avancent  toujours,  impitoyables.  En  arrière, 
où  ils  ont  passé,  les  dattiers  sans  vie  se  dressent, 
semblables  à  de  grands  bâtons  gris.  En  avant,  il 
semble  que  les  palmiers  avec  leurs  feuilles  vertes 
ont  comme  un  regain  d'éclat,  les  couleurs  plus  vertes 
des  feuilles  contrastent  avec  la  blancheur  éclatante  du 
sable  blanc  qui  monte  lentement,  étouffant  les  arbres. 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOLA  87 

Sur  le  bord  du  plateau,  une  vieille  tour  se  dresse, 
solitaire  ;  j'y  montai  un  jour.  Un  Berbère  m'accom- 
pagnait dans  ma  promenade.  Nous  entrâmes  par 
un  petit  orifice  à  peine  assez  grand  pour  laisser 
passer  un  homme.  Un  escalier  creusé  dans  l'épais- 
seur d'un  mur  énorme  nous  conduisit  à  la  partie 
supérieure  dans  une  chambre  carrée.  Un  petit  en- 
fant gisait  là,  demi  nu,  adossé  contre  la  muraille. 
Par  malheur  je  ne  pus  lui  causer,  mon  compagnon 
ne  parlant  pas  français.  Mais  je  compris  à  son  air 
épouvanté,  à  ses  tremblements  convulsifs  qu'il 
avait  une  horrible  peur  de  ce  roumi  surgissant  à 
l'improviste  dans  sa  retraite  perdue.  Je  lui  donnai 
quelques  provisions,  car  il  avait  l'air  de  mourir  de 
faim.  Un  autre  escalier  me  conduisit  sur  le  sommet 
de  la  tour,  petite  terrasse  entourée  d'un  parapet 
crénelé.  De  là,  la  vue  s'étend  de  tous  côtés,  sur 
la  morne  étendue.  Véritable  scène  de  la  désolation 
infinie,  émouvante  par  la  grandeur  du  tableau,  par 
le  silence  de  la  nature  morte.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  vie 
dans  les  palmiers  clairsemés  qui  m'entourent  éclate 
pour  quelques  jours  encore  sous  l'afflux  de  sève 
qu'apporte  l'approche  de  l'agonie.  C'est  un  coin  de 
la  terre  d'où  la  vie  s'en  va. 

En  redescendant,  je  ne  trouvai  plus  le  petit  Ber- 
bère, il  avait  disparu,  effrayé  sans  doute,  empor- 
tant dans  sa  fuite  les  quelques  hardes  qu'il  possédait. 
C'est  un  mystère  émouvant  que  la  vie  de  ces  êtres 
faibles  et  chétifs,  vivant  de  rien,  tapis  dans  quelque 
masure  délaissée,  ou  à  l'abri  de  quelques  roches 
surplombantes,  abandonnés  dans  la  grande  nature 
du  désert.  J'en  ai  vu  beaucoup,  trop  fiers  pour 
entrer  au  service  de  quelque    marchand    ou    d'un 


EN    TRIPOLITAINE 

riche  arabe,  trop  paresseux  pour  cultiver  un  coin 
délaissé  d'une  oasis. 

Les  jours  succédaient  aux  jours,  uniformes  dans 
leur  suite  monotone.  On  s'habitue  à  vivre  de  cette 
vie  contemplative.  Je  connaissais  maintenant  tous 
les  habitants  de  Châoua  qui  venaient  vers  moi,  me 
questionnaient  sur  le  monde  curieux  des  chrétiens 
dont  quelques  rumeurs  étaient  parvenues  jusqu'à 
eux.  Ils  arrivaient  peu  à  peu  confiants,  le  soir,  me 
raconter  les  légendes  du  pays,  me  dévoiler  les 
phénomènes  curieux  que  dans  leurs  longs  voyages 
ils  avaient  observés.  Dans  les  environs,  ils  m'indi- 
quèrent des  sources,  des  rivières  qui  présentaient 
quelque  intérêt,  et  les  uns  après  les  autres  ils  me 
conduisirent  aux  endroits  qu'ils  désiraient  me  mon- 
trer. C'est  ainsi  que  je  fis  une  quantité  .d'excur- 
sions. Je  partais  le  matin  dès  l'aube  sur  mon  che- 
val, conduit  par  un  Arabe  quelconque.  Je  n'avais 
besoin  ni  de  garde,  ni  de  soldat,  je  ne  prenais  pas 
même  la  précaution  révoltante  d'emporter  une 
arme.  C'est  en  amis  que  nous  allions,  il  suffisait  de 
montrer  à  ces  âmes  fières,  mais  primitives,  de  la 
confiance  pour  s'en  faire  aimer.  Nous  ne  pouvions 
parler,  mais  c'est  pargestes,  que  nous  nous  compre- 
nions. Ils  m'indiquaient  le  nom  des  oueds,  des  mon- 
tagnes, des  selkas  et  me  conduisaient  auprès  de 
pierres  curieuses,  qui  avaient  frappé  leur  imagi- 
nation. 

On  a  voulu  faire  passer  ces  peuplades  pour  intrai- 
tables, car  les  Turcs  ont  eu  beaucoup  de  peine  à  les 
soumettre.  Mais  est-il  indigne  de  résister  à  un  enva- 
hisseur, de  refuser  de  payer  un  impôt  dont  on  n'a 
aucun  profit,  d'être  forcé  tout  à  coup  d'accomplir  le 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  89 

service  militaire  !  Si  ces  populations  se  sont  révoltées 
parfois,  ce  n'est  pas  contre  l'homme,  mais  contre  les 
exigences  du  capitalisme  moderne  qui  venait  tout  à 
coup  jeter  l'émoi  au  milieu  de  ces  peuplades  primi- 
tives vivant  encore  de  la  manière  antique.  Elles  n'ont 
pas  compris  ces  exigences  nouvelles  puisqu'elles 
n'ont  pas  évolué.  Rudes  elles  étaient,  rudes  elles 
sont  restées,  mais  sous  cette  apparence  il  y  a  des 
sentiments  doux,  simples  et  sympathiques  qu'il  est 
facile  de  pénétrer  lorsqu'on  se  présente,  en  ami,  non 
en  conquérant. 

La  nature  de  ces  indigènes  est  essentiellement 
passive.  Au  coucher  du  soleil  ils  s'accroupissent 
contre  un  grand  mur  faisant  face  à  l'occident,  le 
burnous  blanc  ramené  sur  l'épaule  après  avoir  en- 
touré la  tête  et  ne  laissant  voir  qu'une  étroite  bande 
allongée  du  visage.  Immobiles,  ils  contemplent  le 
grand  disque  rouge  qui  lentement  baisse  derrière  la 
gara,  à  l'horizon,  et  qui  lance  encore  sur  la  plaine 
des  teintes  d'incendie.  Cette  heure  du  crépuscule, 
pleine  de  la  tristesse  du  jour  qui  s'en  va,  est  seule 
troublée  par  les  appels  des  muezzins  ;  mais  à  Châoua, 
la  piété  des  habitants  est  ralentie  car  il  n'y  a  que  peu 
de  voix  qui  se  répondent  du  haut  des  coupoles. 

Un  jour  j'eus  la  curiosité  d'escalader  un  tronc  de 
palmier  qui,  posé  en  travers  de  la  cour  intérieure  de 
notre  maison,  permettait  d'atteindre  les  parties  su- 
périeures. Des  encoches  pour  les  pieds  indiquaient 
bien  que  c'était  une  espèce  d'échelle  qui  avait  été 
posée.  Arrivé  au  sommet,  un  dernier  pan  de  mur  me 
séparait  des  terrasses.  Je  l'eus  bientôt  franchi  et  je 
me  promenai  inconsciemment  sur  cette  voie  aérienne 
qui  serpentant  en  tous  sens  me  permit  de  faire  le 


92  EN    TRIPOLITAIXE 

devant  eux.  L'une  d'elles  surtout,  plus  grande,  plus 
agile  que  les  autres,  se  faisait  remarquer  par  la 
légèreté  de  ses  bonds  gracieux.  Leste  et  vive  elle 
filait  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Un  coup  de  feu  re- 
tentit. C'était  le  prince  qui  avait  tiré.  La  gazelle  bles- 
sée à  la  jambe  tomba,  mais  par  un  effort  violent  elle 
se  releva  et  disparut  aux  yeux  des  chasseurs.  Ils 
restèrent  longtemps  encore  à  chercher  les  traces  des 
fugitives,  mais  ce  fut  en  vain...» 

Mustapha  en  était  là  de  son  récit,  quand  des  res- 
pirations bruyantes  attirèrent  son  attention. 

Une  partie  des  auditeurs,  ne  comprenant  rien  au 
conte  narré  en  français,  s'étaient  endormis.  Moi- 
même  fatigué  c'est  comme  dans  un  rêve  que  j'enten- 
dis la  fin  de  l'histoire. 

«  Les  chasseurs  rentrèrent  chez  eux.  Mais  le  fils  du 
roi  ne  put  dormir,  il  était  hanté  par  la  vue  de  cette 
frêle  gazelle,  si  gracieuse,  qu'il  avait  blessée.  Il  en 
avait  un  remords  incompréhensible  pour  un  chas- 
seur tel  que  lui.  Il  pensait  qu'elle  devait  cruellement 
souffrir  et  gisait  peut-être  haletante,  mourante  dans 
le  bled. 

«  Le  lendemain,  sombre  et  préoccupé,  il  dit  à  ses 
parents  qu'il  partait  à  la  chasse,  mais  son  père  vou- 
lut l'accompagner.  Il  refusa  avec  une  telle  insis- 
tance qu'on  le  laissa  aller  seul. 

«  Toute  la  journée  il  courut  à  travers  les  tamarins 
et  les  arbustes  de  la  plaine,  mais  il  ne  vit  rien. 

«  Le  soir,  rentré  chez  lui,  il  ne  descendit  point  à 
table.  Ses  parents  étaient  inquiets  d'un  tel  change- 
ment dans  le  caractère  de  leur  fils,  mais  ils  ne  sa- 
vaient que  penser. 

«   Les  jours  suivants,   sans  rien  dire,  le  prince 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  9:5 

sortit  et  parcourut  encore  toute  la  région  sans  rien 
trouver;  il  ne  rencontrait  plus  de  gazelles,  il  sem- 
blait qu'elles  avaient  fui  le  pays. 

«  Le  jeune  homme  dépérissait  tous  les  jours.  Il 
était  devenu  maigre.  Ses  yeux  étaient  hagards.  Sou- 
vent dans  ses  rêves  on  l'entendait  parler  de  gazelles. 
Ses  parents  affolés  en  voyant  l'état  de  leurfils  unique, 
héritier  du  trône,  firent  venir  les  magiciens  et  les 
guérisseurs  les  plus  renommés  du  royaume.  Mais 
la  science  était  impuissante  à  guérir  ce  mal  intérieur 
qui  le  rongeait  lentement.  On  pensa  alors  qu'il  était 
victime  d'un  maléfice,  et  ses  parents  tombèrent  dans 
le  plus  profond  désespoir. 

«  Un  jour,  le  prince  héritier  étendu  morne  et  soli- 
taire dans  la  plaine,  laissait  errer  au  hasard  ses 
yeux  sans  éclat,  ne  cherchant  même  plus  à  retrou- 
ver cette  pauvre  gazelle,  qui  hantait  son  esprit  à 
chaque  instant  depuis  le  jour  où  il  l'avait  aperçue 
pour  la  première  fois  avec  son  père. 

«  Soudain,  d'un  bond  il  fut  sur  pied.  La  gazelle 
était  en  face  de  lui.  Confiante  elle  le  regardait  de  ses 
grands  yeux  doux.  Mais  effarouchée  elle  se  sauva. 
Le  prince  affolé  se  mit  à  sa  poursuite,  elle  allait  lui 
échapper.  Ne  sachant  plus  que  faire  pour  la  retenir 
il  tira,  la  gazelle  tomba.  11  se  précipita.  La  pauvre 
bête  haletante  le  regardait  tristement;  il  s'agenouilla, 
pansa  la  blessure  légère.  Longtemps  il  caressa  la 
petite  bête. 

«  Le  soir,  bien  tard,  par  une  porte  dérobée  il  rentra 
au  château,  portant  sa  victime.  Il  l'installa  dans  son 
appartement,  sur  des  coussins  moelleux  et  lui  donna 
à  boire  du  lait. 

«  Le  roi  et  la  reine  inquiets  de  leur  fils  montèrent 


«)0  EN    TRIPOLITAINE 

tour  du  village.  Mes  yeux  plongent  dans  les  cours 
intérieures  des  maisons  où  les  femmes,  leurs  mantes 
rabattues,  travaillent  aux  soins  du  ménage.  Tout  à 
coup  Tune  d'elles,  levant  les  yeux,  m'aperçut.  Elle  se 
sauva  en  poussant  des  cris.  Au  bout  d'un  instant, 
je  vois  plusieurs  Arabes  qui  faisaient  des  signes  vio- 
lents en  me  regardant.  Je  n'y  pris  pas  garde  pour 
le  moment  et  je  redescendis  tranquillement  par  où 
j'étais  monté.  Je  fus  fort  étonné  de  tomber  au  milieu 
d'une  foule  d'Arabes  braillards  qui  parlementaient 
avec  Mustapha.  Je  m'enquis  de  la  cause  du  tumulte. 
Dans  mon  ignorance  je  venais  tout  simplement  de 
faire  une  chose  qui  était  absolument  défendue.  Les 
hommes  ne  devaient  pas  monter  sur  les  terrasses 
sous  peine  de  châtiment  sévère,  car  de  là  haut  on 
peut  voir  l'intérieur  des  maisons  et  les  femmes  dé- 
couvertes. 

Mustapha  n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  que 
c'était  par  ignorance  des  coutumes  du  pays  que 
j'étais  monté  sur  les  terrasses  et  mes  chatouilleux 
amis  se  déclarèrent  satisfaits  après  que  je  leur  eus 
promis  de  n'y  pas  retourner  à  l'avenir.  J'eus  un 
moment  d'émotion  car,  avec  ces  âmes  fanatiques,  on 
ne  sait  jamais  ce  qui  peut  arriver  et  j'étais  en  cette 
occasion  dans  mon  tort  pour  avoir  enfreint  une  ha- 
bitude sacrée.  Je  fus  du  reste  très  surpris  de  voir 
avec  quelle  rapidité  les  Berbères  se  rendirent  à  mes 
raisons;  ils  s'inclinent  toujours  lorsque  la  raison 
présentée  est  juste. 

Nous  passions  nos  soirées  autour  de  la  théière, 
accroupis  sur  les  couvertures.  Les  habitants  du  vil- 
lage venaient  me  rendre  visite  et  nous  formions  une 
petite  société  d'une    dizaine  de  personnes.  Ils  me 


LES    OASIS    DE    SIXAOUM    ET    DE    CHAOLA  91 

racontaient  les  histoires  du  pays  que  Mustapha  me 
traduisait  à  mesure. 

La  passion  avec  laquelle  les  Orientaux  content  est 
merveilleuse.  C'est  dans  leurs  récits  une  succession 
d'images  colorées  et  symboliques  qui  donnent  un 
relief  original  à  l'événement  le  plus  simple.  Un  soir, 
tandis  que  silencieux  nous  écoutions  la  théière  chan- 
ter sur  les  braises,  Mustapha,  sentant  que  la  mélan- 
colie me  gagnait,  me  demanda  la  permission  de  me 
narrer  un  conte  très  intéressant  qui  ferait  passer  le 
temps.  J'acceptai  avec  plaisir  cette  distraction  qui, 
j'espérais,  chasserait  mon  ennui.  Il  s'accroupit  com- 
modément les  jambes  repliées  sous  lui,  assis  sur  ses 
pieds,  et  commença  l'histoire  d'une  gazelle,  fille  de 
roi.  Je  laisse  la  parole  à  Mustapha  : 

«  Il  était  une  fois  en  Orient  un  riche  royaume.  Les 
époux  royaux  avaient  une  fille  ;  le  roi  était  dur  et  vio- 
lent; sa  fille  malheureuse.  Aussi  Allah,  un  jour  que 
la  jeune  fille  se  promenait  dans  une  forêt  avec  son 
père,  la  changea  en  gazelle.  Celle-ci  en  quelques 
bonds  fut  hors  de  la  portée  de  son  bourreau.  Le  roi  et 
la  reine  furent  tués  dans  une  révolution.  Mais  la 
jeune  fille  était  sauvée.  Elle  rencontia  d'autres  ga- 
zelles et  se  joignit  à  elles  ;  gracieuses  et  légères 
elles  gambadèrent  joyeuses  dans  le  bled  immense. 

«  Un  autre  roi  et  une  autre  reine  avaient  un  fils  qui, 
malgré  tous  les  efforts  de  ses  parents,  était  triste  et 
mélancolique.  Mais  un  jour,  comme  par  une  inspira- 
tion subite,  il  voulut  aller  à  la  chasse.  Son  père  heu- 
reux de  voir  qu'il  reprenait  goût  aux  plaisirs  aban- 
donnés, depuis  longtemps,  l'accompagna.  Ils  se 
promenèrent  longtemps  sans  rien  apercevoir  lorsque 
tout  à    coup    une  troupe  de  gazelles  passa  rapide 


94  EN    TRIPOLITAINE 

chez  lui.  Mais  celui-ci,  enfermé  dans  sa  chambre, 
leur  répondit  qu'il  ne  descendrait  pas  pour  le  dîner.. 
Les  parents  ne  savaient  plus  que  penser  de  leur 
fils.  Les  jours  suivants  ils  furent  stupéfaits  de  le 
rencontrer  avec  une  ligure  gaie  et  joyeuse  qui  se 
promenait  dans  le  parc.  Le  roi  lui  demanda  ce  qu'il 
faisait  toute  la  journée  dans  sa  chambre?  Mais  la 
figure  du  prince  s'assombrit.  Le  roi  n'insista  pas 
car  le  magicien  avait  dit  de  ne  pas  le  contrarier. 

«  Le  prince  passait  les  journées  en  compagnie  de 
la  gazelle  à  s'amuser  innocemment.  Les  blessures 
de   celle-ci  étaient  maintenant  guéries. 

«  Mais  une  obsession  envahit  le  fils  du  roi.  La  voix 
manquait  à  la  gazelle.  Il  pensait  que  s'il  avait  pu 
s'entretenir  avec  elle,  cela  aurait  été  bien  agréable. 
Il  avait  pris  l'habitude  de  lui  causer  comme  à  une 
personne  et  la  gazelle  lui  répondait  par  de  petits 
grognements  plaintifs.  Ils  se  comprenaient  un  peu, 
mais  la  conversation  était  laborieuse. 

«  Accroupie  sur  les  tapis  d'Orient,  au  milieu  des 
coussins  luxueux,  la  gazelle,  ses  grêles  jambes  re- 
pliées sous  elle,  passait  des  journées  entières  avec 
le  fils  du  roi  qui  lui  racontait  comment  il  était  déses- 
péré avant  de  l'avoir  retrouvée.  La  gazelle  lui  fit 
comprendre  peu  à  peu  qu'elle  était  la  fille  d'un  roi  ;  le 
prince  émettait  des  suppositions  et  la  gazelle  répon- 
dait par  des  grognements  qui  signifiaient  qu'elle 
avait  compris.  Le  prince  put  ainsi  reconstituer  toute 
l'histoire  de  la  gazelle.  Il  descendit  alors  auprès  de 
ses  parents  et  leur  dit  qu'il  avait  une  gazelle.  Il 
demanda  à  son  père  s'il  connaissait  un  secret  qui 
permît  de  donner  la  voix  humaine  aux  bêtes.  La 
question  paraissait  si  insolite  que  le  roi  n'y  prit  pas 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET   DE   CHAOUA  96 

garde,  mais  le  jeune  prince  insista  tellement  que  le 
père  promit  de  voir  un  magicien. 

«  La  réponse  du  magicien  jeta  le  pauvre  prince 
dans  une  affreuse  angoisse.  Le  moyen  donné  était 
d'une  cruauté  raffinée.  11  fallait  plonger  un  fer  rougi 
dans  la  gorge  du  faible  animal  ;  si  on  ne  le  faisait 
pas,  il  ne  recouvrerait  jamais  la  voix. 

«  Le  fils  du  roi  était  anéanti  par  cette  révélation,  il 
désirait  ardemment  voir  la  parole  rendue  à  son 
amie  ;  mais  n'avait  pas  le  courage  de  la  faire  souffrir. 
Déjà  plusieurs  fois  il  avait  fait  rougir  le  fer,  mais 
en  s'approchant  de  la  gazelle  et  en  voyant  ses  grands 
yeux  pleins  d'interrogation,  il  avait  jeté  avec  épou- 
vante son  instrument  de  torture. 

«  Pour  que  le  remède  fût  efficace,  la  gazelle  devait 
ignorer  le  but  de  l'acte  cruel. 

«  Un  jour  enfin,  las  des  incertitudes  au  milieu  des- 
quelles il  vivait,  il  résolut  d'en  finir.  Sa  décision 
était  maintenant  irrévocable.  Il  était  arrivé  à  une 
telle  tension  de  tout  son  être  qu'il  ne  restait  plus  que 
deux  solutions  :  Ou  la  gazelle  parlerait  ou  lui  mour- 
rait. Après  avoir  soigneusement  chauffé  à  rouge  sa 
barre  de  fer  il  s'approcha,  pâle,  hagard,  comme  un 
automate  poussé  par  une  force  inconnue  ;  arrivé  près 
du  faible  animal  il  le  saisit  d'une  main  tandis  que 
de  l'autre  il  lui  enfonçait  dans  la  gorge  la  barre  de 
fer.  Un  double  cri  partit,  cri  d'angoisse,  cri  d'épou- 
vante. Le  prince  tomba  à  la  renverse  sans  connais- 
sance sur  les  épais  tapis  qui  amortirent  sa  chute. 

«  Combien  de  temps  dura  son  évanouissement? nul 
ne  saurait  le  dire.  Mais  lorsque  le  prince  rouvrit  les 
yeux  il  vit,  agenouillée  à  ses  côtés,  une  belle  jeune 
fille  dont  les  yeux  noirs  de  jais  le  regardaient  en 


96  EN    TRIPOLITAINE 

souriant.  Sa  voix  douce  et  chantante  le  ramena  à  lui 
et  lui  fit  comprendre  qu'il  ne  rêvait  pas.  Il  jeta  un 
dernier  regard  d'épouvante  autour  de  lui,  cherchant 
des  yeux  la  gazelle  qui  hantait  encore  comme  un  cau- 
chemar son  esprit.  Mais  elle  n'était  plus  là  ;  le  miracle 
était  accompli.  Même,  double  miracle,  puisque  la 
gazelle  avait  recouvré  sa  forme  d'autrefois  et  la  voix 
humaine.  Le  prince  se  leva  alors  et  heureux  il  con- 
duisit à  ses  parents  la  jeune  fille  qui  fut  reçue  avec 
bonheur,  car  ils  comprirent  tout  à  coup  que  leur  fils 
était  sauvé.  Ils  se  firent  raconter  avec  détails  celte 
histoire  et  il  se  trouva  que  le  père  de  la  princesse 
avait  été  autrefois  l'ami  du  roi  mais  qu'à  la  suite  des 
événements  survenus  il  n'avait  plus  entendu  parler 
de  cette  famille. 

«  Quelque  temps  après  tous  les  dignitaires  du 
royaume  étaient  conviés  à  de  grandes  fêtes  chez  le 
souverain,  pour  célébrer  le  mariage  du  prince  héri- 
tier avec  la  princesse  qu'il  avait  sauvée  du  maléfice.  » 

Ainsi  finit  le  conte  de  Mustapha. 

Mais  pour  vraiment  jouir  de  cette  narration,  c'est 
le  conteur  lui-même,  dans  cette  masure  au  fond  du 
désert  qu'il  faut  entendre,  entouré  de  ses  auditeurs, 
des  Berbères  au  profil  aigu,  accroupis  autour  du 
narrateur  et  faiblement  éclairés  par  les  lueurs  vacil- 
lantes du  feu. 

Narrer,  pour  l'Oriental,  est  une  passion  qu'il  a 
gardée  de  ses  ancêtres.  Il  vit  véritablement  la  scène 
qu'il  décrit,  il  en  ressent  toutes  les  émotions,  toutes 
les  tristesses,  toutes  les  joies. 

En  outre,  l'histoire  est  souvent  inventée  au  fur  et 
à  mesure  de  la  narration  sans  plan  préliminaire. 
Mustapha    m'a  assuré  qu'il   ne   connaissait  pas  le 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  97 

conte  de  la  gazelle  avant  de  l'avoir  commencé.  Je  le 
crois. 

A  Ghâoua  j'avais  fait  connaissance  d'un  ancien 
esclave  ayant  appartenu  anciennement  au  maître  de 
notre  maison. 

C'était  un  jeune  nègre  que  nous  appelions  le 
négro.  Grand,  véritable  colosse,  aux  formes  harmo- 
nieuses, il  appartenait  à  la  plus  pure  race  du  Haut 
Niger.  Ses  parents  avaient  été  amenés  jadis  du  Sou- 
dan. C'est  avec  plaisir  que,  me  promenant  à  cheval 
dans  les  environs  de  l'oasis,  je  le  voyais  s'approcher 
de  moi  avec  sa  large  face  épanouie  de  chien  fidèle  ; 
il  me,  demandait  de  mes  nouvelles  et  d'où  je  venais  ; 
connaissant  le  Soudan,  je  lui  racontai  les  histoires 
de  son  pays  qu'il  n'avait  jamais  vu  et  nous  nous 
liâmes  peu  à  peu  d'une  véritable  amitié. 

Peut-être  était-ce  cruel  d'évoquer  les  paysages  en- 
chanteurs, fertiles,  peuplés,  du  Sud  à  ce  pauvre  exilé 
perdu  dans  cette  région  aride,  mais  je  trouvais  du 
plaisir  à  parler  d'un  pays  que  je  connaissais.  Il  me 
raconta  sa  vie.  Jeune  il  était  esclave  d'un  riche  Arabe, 
bien  traité,  il  était  comme  son  fils,  faisait  partie 
de  la  famille,  travaillait  au  jardin,  lorsque  cela 
était  nécessaire.  L'Édit  de  la  Porte  qui  libérait  les 
esclaves  fut  un  jour  promulgué.  Les  autorités  de 
Sinâoum  vinrent  vers  chaque  chef  de  tribu  pour  lire 
l'Edit  dans  lequel  on  signifiait  aux  esclaves  qu'ils 
étaient  libres.  Le  négro  insouciant  et  naïf  fut  joyeux  à 
l'idée  de  cette  liberté  qu'il  ne  connaissait  pas.  Il  quitta 
du  reste  à  regret  son  ancien  maître  pour  se  rendre 
à  Tripoli,  la  grande  ville  qui  brillait  comme  un  mirage 
dans  sa  tête  innocente.  Arrivé  là,  seul,  ne  connaissant 
personne,  il  eutfaim,  demanda  à  manger,  mais  comme 

7 


93  EiN    TRIPOLITAINK 

il  n'avait  pas  d'argent  il  fut  durement  repoussé. 
Errant  de  rues  en  rues,  au  hasard,  cherchant  à 
voler  quelque  nourriture  dans  les  boutiques  pour  se 
soutenir,  il  était  désespéré  lorsqu'un  négociant  qui 
s'occupait  de  la  pêche  des  éponges,  le  rencontra  et 
l'engagea  pour  la  préparation.  Ce  fut  une  épreuve 
terrible  pour  cet  homme  qui,  habitué  à  la  vie  libre 
du  désert,  dut  chaque  jour  travailler  régulièrement 
pour  gagner  son  pain,  juste  de  quoi  se  nourrir. 
Mais  il  n'était  pas  esclave,  il  était  libre  ! 

Au  bout  de  quelque  temps,  il  n'y  tint  plus.  Sai- 
sissant la  première  occasion  pour  se  sauver  il  se  joi- 
gnit à  une  caravane,  et  regagna  Châoua.  Il  revint 
chez  son  ancien  maître  pour  le  supplier  de  le 
reprendre.  Depuis  lors  le  négro  heureux  a  repris 
la  chaîne  qu'il  avait  rompue.  Lorsque  je  lui  pro- 
posai de  quitter  son  maître  pour  me  suivre  il  refusa 
carrément,  ne  voulant  pas  tomber  sous  l'esclavage 
des  Européens  qui  obligent  à  travailler  toute  la 
journée  pour  gagner  juste  de  quoi  se  nourrir. 

On  a  beaucoup  exagéré  les  maux  des  esclaves 
d'Orient  et  d'Afrique.  Les  captifs,  au  dire  de  nom- 
breux voyageurs  sincères,  sont  presque  toujours 
traités  avec  humanité,  ils  sont  heureux,  sans  souci, 
et  font  partie  de  la  famille  de  leur  maître.  L'escla- 
vage, considéré  sous  la  forme  de  recueillir  des  mal- 
heureux abandonnés,  de  leur  assurer  la  subsistance 
contre  un  travail  régulier,  est  une  manière  de  soula- 
ger la  misère.  S'il  y  a  eu  des  atrocités,  elles  ont  été 
souvent  commises  par  les  Européens  civilisés  ou 
par  les  employés  des  grandes  compagnies  (1). 

(1)  A  l'appui  de  ce  que  j'avance,  je  puis  citer  un  passage  qui 
m'a  frappé  dans  V Afrique  noire  du  capitaine  Meynier  (Ernest 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  99 

L'exemple  du  négro  de  Châoua,  revenant  auprès 
de  ses  anciens  maîtres  après  avoir  été  libéré  n'est 
pas  unique!  J'ai  constaté  au  Soudan  des  centaines 
de  cas  pareils  (1).  Il  ne  faut  pas  oublier  avant  de  se 
laisser  apitoyer  sur  des  misères  fantaisistes  qui  ne 
sont  atroces  que  dans  notre  imagination  que  c'est 
chez  nous,  en  Europe,  que  se  trouvent  des  milliers 
d'esclaves  du  capitalisme. 

D'un  côté,  regardez  cet  ouvrier  de  nos  usines  qui 
fatigué,  s'en  va  chaque  jour  à  son  travail  pénible, 
malsain,  au  fond  d'une  usine  où  il  végète  misérable- 
ment pour  gagner  à  peine  sa  subsistance  et  celle  de 
sa  famille.  En  face  de  ce  sombre  tableau,  imaginez 

Flammarion,  Paris,  1911,  pages  161-162).  «  Mais  chez  eux  (les  Ara- 
bes) la  situation  sociale  de  ces  misérables  noirs  (les  esclaves) 
n'est  pas  aussi  déplorable  qu'on  le  peut  imaginer.  Que  l'on  con- 
sidère les  Harratin  qui  cultivent  au  profit  des  Arabes  les  oasis 
sahariennes  ou  les  serviteurs  noirs  dont  ils  sont  fort  amateurs 
dans  leurs  installations  du  Maroc  et  de  Tripoli  ou  bien  môme 
ces  captifs  qui  suivent  les  Arabes  dans  leurs  continuels  dépla- 
cements dans  le  désert,  on  s'aperçoit  qu'il  leur  est  fait  dans  le 
ksour,  dans  la  famille  ou  dans  le  campement  une  situation 
sinon  heureuse,  du  moins  nullement  odieuse.  Là  aussi  les  croise- 
ments sont  fréquents,  donnant  des  produits  supérieurs  sous 
certains  rapports  aux  deux  races  originaires.  Par  ailleurs  il  suf- 
fit souvent  à  ces  noirs  de  se  convertir  à  l'Islam  pour  être  débar- 
rassés de  tout  lien  et  devenir  Jes  égaux  de  leurs  anciens  maîtres. 
Au  total  nous  reconnaissons  que  l'esclavage  tel  qu'il  est  pratiqué 
en  Afrique  par  les  noirs,  les  Berbères  et  les  Arabes,  tout  en  res- 
tant contraire  aux  principes  d'une  morale  élevée  adaptée  à 
notre  état  de  civilisation,  n'est  pas  si  odieux  qu'on  peut  a  priori 
l'imaginer.  Bien  plus  même  que  tout  autre  facteur  il  a  contribué 
à  d'heureux  mélanges  de  sang,  apportant  à  la  race  noire  quel- 
ques-unes des  qualités  d'intelligence  et  de  caractère  qui  lui  fai- 
saient surtout  défaut.  » 

(1)  Voir  aussi  :  Le  Hérissé,  Voyage  au  Dahomey,  Paris,  1903, 
p.  206. 


100  EN    TRIPOL1TAINE 

dans  cette  oasis  verdoyante  un  homme  fort,  heureux, 
jouissant  pleinement  de  la  vigoureuse  santé  que 
donne  la  vie  journalière  au  grand  air;  c'est  un  cap- 
tif. Rentré  dans  la  case  il  vit  avec  ses  maîtres,  traité 
avec  bonté,  comme  un  membre  de  la  famille.  Où  est 
l'esclave  à  plaindre  ?  La  réponse  n'est  point  douteuse, 
d'une  part  misère,  travail  acharné,  soucis  de  chaque 
jour,  mais  liberté  illusoire,  d'autre  part  vie  normale, 
libre,  heureuse,  mais  esclavage  ! 

Le  tableau  peut  paraître  exagéré  mais  il  repré- 
sente bien  ce  que  j'ai  vu  en  vivant  chez  les  indigènes, 
noirs  ou  arabes.  Du  reste  beaucoup  de  voyageurs 
dont  les  opinions  n'étaient  pas  imposées  par  une 
obligation  professionnelle  ont  émis  des  réflexions 
analogues. 

Un  matin,  je  montai  avec  le  brigadier  sur  l'El- 
Gara  qui  domine  de  deux  cents  mètres  les  oasis  de 
Châoua.  Cette  montagne  est  coupée  en  deux  par  une 
vallée  ;  sur  les  deux  bords  qui  se  font  face  des  pyra- 
mides en  pierres  ont  été  construites.  De  là-haut  la 
vue  s'étend  vers  le  nord  et  tout  en  cherchant  des 
yeux  notre  caravane  que  j'attendais  depuis  plusieurs 
jours  j'écoutais  le  brigadier  qui  me  racontait  les  in- 
cidents dont  l'El-Gara  avait  été  le  théâtre.  Il  y  avait 
déjà  longtemps,  le  gouvernement  tunisien  avait 
cherché  à  repousser  la  frontière  vers  l'Est  pour 
s'emparer  des  belles  oasis  de  Sinâoum  et  de  Châoua. 
Un  jour,  une  troupe  de  goumiers,  profitant  d'une  nuit 
obscure,  s'était  avancée  jusque  sur  FEl-Gara  plan- 
tant le  drapeau  du  croissant  rouge.  Mais  les  habi- 
tants de  Sinâoum  et  de  Châoua,  ne  le  virent  pas  de 
bon  œil  et  mirent  en  fuite,  après  une  lutte  acharnée, 
les  hardis  envahisseurs.  C'est  à  Tendroit  où  avait  été 


Du  haut  de  l'El-Gara 
la  vue  s'étend  sur  le  village  et  la  plaine  de  Châoua. 


Les  palmeraies  de  Châoua  sont  situées 
au  pied  de  l'El-Gara. 


LES    OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  101 

planté  le  drapeau  tunisien  que  les  Berbères  des  oasis 
tripolitaines  avaient  dressé  les  pyramides  pour  rap- 
peler la  victoire  qu'ils  avaient  remportée  sur  les 
goumiers  envoyés  par  les  chrétiens.  Le  brigadier, 
très  fier  de  cet  exploit  qu'un  de  ses  ancêtres  avait 
conduit,  était  convaincu  que  c'était  grâce  à  la  bra- 
voure de  sa  famille  que  Sinâoum  avait  été  gardée 
intègre  à  l'Islam. 

L'El-Gara  est  un  belvédère  de  toute  beauté.  Du 
haut  de  cette  plate-forme  la  vue  s'étend  sur  l'oasis 
avec  ses  maisons  carrées,  entourée  de  palmiers  et 
plus  loin,  sur  la  plaine  dont  les  efflorescences  salines 
brillent  sous  le  feu  du  soleil  d'un  blanc  éclatant. 

Tout  en  écoutant  les  histoires  guerrières  du  bri- 
gadier, je  fouillais  l'horizon  de  ma  jumelle;  mais 
notre  caravane  n'arrivait  pas  encore;  aussi  nous  re- 
descendîmes les  gradins  de  la  Gara  qui,  semblables 
à  de  grands  escaliers,  rendent  le  passage  facile. 

En  bas  nous  passons  près  des  fours  à  plâtre  si 
répandus  dans  la  région.  Le  gypse  couvre  d'im- 
menses espaces  dans  le  pays.  Il  est  très  employé  par 
les  indigènes  comme  mortier  pour  leurs  construc- 
tions. Les  fours  dans  lesquels  ils  préparent  le  plâ- 
tre sont  originaux.  Ce  sont  de  grands  trous  circu- 
laires au  fond  desquels  se  trouve  le  foyer. 

Le  gypse  est  au  préalable  mélangé  à  des  excréments 
de  chameaux,  ce  qui  facilite  le  chauffage  et  la  forma- 
tion du  plâtre.  Ce  sont  des  gamins  qui  sont  occupés 
à  cette  besogne.  Les  indigènes  ne  se  donnent  guère 
la  peine  de  préparer  le  plâtre  à  l'avance,  mais  lors- 
qu'une maison  ou  un  pan  de  mur  s'écroule,  ils  fa- 
briquent au  fur  et  à  mesure  le  mortier  qui  leur  est 
nécessaire. 


102  EN    TRIPOLITAINE 

J'étais  à  peine  rentré  dans  la  masure  qui  nous 
servait  de  logement  qu'un    soldat  vint   m'appeler, 
m'annonçant  qu'un  voyageur   m'attend  au   dehors. 
Fort  étonné  qu'on  me  fit  demander,  dans  ce  village 
perdu,  je  sortis  intrigué.  C'était  mon  ami  le  docteur 
Orhane  que  j'avais  laissé  à  Sinâoum,  blessé  après 
sa  chute  de  chameau;  je  m'approchai,  vivement  heu- 
reux de  trouver  dans  cette  solitude  un  ami.  Il  était 
assis  dignement  sur  deux  énormes  caisses  recou- 
vertes de  tapisserie,  les  poings  sur  les  genoux,   il 
m'attendait  immobile,  me  regardant  venir.  Le  fez 
militaire  recouvert  d'un  grand  voile  blanc,  le  veston 
impeccablement  boutonné  malgré  la  chaleur  suffo- 
cante du  milieu  du  jour,  il  s'écria  à  ma  vue  et  avec 
le  plus  grand  sérieux  :  Bonjour  Livingstone  !  Gomme 
je  restais  abasourdi,  ne  sachant  que  penser  de  cette 
réception  à  laquelle  je  m'attendais  si  peu  il  me  salua 
et  me  serra  cordialement  la  main.  Enthousiasmé  de 
cette  rencontre  inattendue  au  milieu  de  ce  désert, 
il  l'avait  dans  son  imagination  vive,  comparée  à  la 
rencontre  de  Stanley  et  de  Livingstone  dans  le  vil- 
lage perdu  de  d'Oudjidji. 

J'invitai  le  major  à  venir  partager  mon  repas,  il 
refusa,  car  il  ne  mangeait  que  le  soir.  Néanmoins, 
il  me  suivit  dans  la  case,  s'assit  à  l'autre  bout  de  la 
chambre,  résolu  à  vivre  selon  ses  principes  d'explo- 
rateur expérimenté.  Mais  la  faim  étant  plus  forte 
que  les  principes  ;  j'eus  le  bonheur  de  le  voir  s'ap- 
procher et  partager  mon  repas.  Je  n'avais  malheu- 
reusementpas  de  fourchette  pour  lui,  aussi  il  plongea 
ses  doigts  dans  la  sauce  :  A  la  guerre,  comme  à  la 
guerre  ! 

Tout  en  mangeant  il  me  raconta  sa  vie,  qui  est 


LES    OASIS    DE   SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  103 

celle  de  beaucoup  d'officiers  turcs  éloignés  de  la 
métropole.  Il  habitait  Constantinople  lorsqu'un 
jour  il  reçut  l'ordre  de  partir  sur-le-champ  pour 
Tripoli  où  il  était  nommé  médecin  major.  Il  avait 
dû  tout  abandonner,  sa  famille  et  ses  amis.  Depuis 
douze  ans  il  était  en  Tripolitaine  sans  espoir  de 
retour.  N'ayant  aucune  distraction  à  Tripoli  il  s'était 
mis  à  étudier  avec  passion  les  ouvrages  de  Stanley  et 
de  Livingstone,  enthousiasmé  peu  à  peu  par  ces 
lectures  qui  lui  montraient  que,  même  dans  les  pays 
les  plus  éloignés,  un  esprit  actif  et  intelligent  trouve 
de  l'intérêt.  Il  apprenait  à  connaître  les  Arabes,  à 
s'intéresser  à  leurs  coutumes,  cela  passait  le  temps. 
11  se  prit  à  aimer  voyager.  Dans  ces  solitudes,  il 
lui  semblait  devenir  un  explorateur  aussi  grand  que 
les  plus  illustres.  C'est  pour  cela  que  notre  ren- 
contre l'avait  autant  rempli  de  joie,  car  il  y  voyait 
une  analogie  avec  le  voyage  de  Stanley. 

Envoyé  à  Ghadamès  pour  la  visite  sanitaire  des 
recrues  il  comptait  y  rester  plusieurs  mois,  occupé 
à  étudier  la  ville  qu'on  lui  avait  dépeinte  comme 
étant  le  lieu  de  rencontre  des  peuplades  les  plus  di- 
verses du  Soudan.  Il  voyait  en  imagination  les 
danses  dans  les  cafés  maures,  loin  du  monde,  et  il 
comptait  bien  rapporter  une  utile  moisson  d'obser- 
vations. » 

Mais  la  journée  avançait.  Prêt  à  partir,  son  cha- 
meau l'attendait  muni  de  deux  énormes  caisses  re- 
couvertes de  tapisserie  sur  lesquelles  d'épaisses 
couvertures  formaient  une  plate-forme  assez  con- 
fortable. Nous  nous  quittâmes  en  nous  promettant 
de  nous  revoira  Ghadamès  quelques  jours  plus  tard. 
Je  le  vis  s'éloigner  seul  avec  son  chamelier  dans  la 


104  EN    TRIPOLITAINE 

plaine.  Il  ne  fut  bientôt  plus  qu'un  point  impercep- 
tible à  l'horizon,  et  j'admirai  le  courage  de  cet 
homme  qui  sans  escorte  allait  faire  cent  cinquante 
kilomètres  dans  un  pays  où  il  ne  rencontrerait 
aucune  habitation.  Il  passerait  les  nuits  sans  abri, 
couché  sur  ses  deux  caisses  qui  mises  bout  à  bout 
lui  serviraient  de  lit. 

Le  lendemain,  je  me  promenais  sur  les  dunes  qui 
devant  Ghâoua  forment  une  vague  mouvante  lors- 
qu'un attroupement  au  haut  de  Tune  d'elles  attira 
mon  attention.  Je  m'approchai  et  on  m'indiqua  à 
l'horizon  une  ombre  qui  semblait  se  déplacer  lente- 
ment. C'était  notre  caravane  venant  de  Bir  Zar, 
mais  il  lui  fallut  encore  deux  heures  pour  atteindre 
l'oasis. 

Toute  notre  troupe  se  trouvait  maintenant  réunie, 
mais  le  charme  de  l'intimité  qui  s'était  peu  à  peu 
établi  entre  les  indigènes  et  moi  était  rompu.  Une 
caravane  nombreuse  comme  était  la  nôtre  parcou- 
rant le  pays  sous  l'escorte  de  soldats  produit  sur 
les  habitants  autochtones  une  impression  pleine  de 
soupçons.  Les  indigènes  se  renferment  en  eux-mêmes 
et  on  ne  peut  plus  en  tirer  grand'chose.  En  outre 
nos  domestiques  berbères  complotent  avec  les  indi- 
gènes dans  le  but  d'augmenter  le  prix  des  denrées 
et  d'en  tirer  des  bénéfices.  Il  y  a  toujours  dans  un 
déplacement  important  d'hommes  et  de  bêtes  des 
intrigues  ;  les  discussions  surgissent  et  à  chaque 
instant  l'esprit  est  absorbé  par  tous  ces  détails. 

Nos  zaptiés  aussi  n'étaient  pas  étrangers  à  ces 
futiles  et  enfantines  discussions  ;  se  jalousant  les 
uns  les  autres  ils  formaient  deux  clans  opposés. 
Pendant  que  j'étais  à  Châoua,  Mustapha  s'était  fait 


LES   OASIS    DE    SINAOUM    ET    DE    CHAOUA  100 

passer  pour  officier  auprès  des  autorités  berbères 
du  pays.  Lorsque  notre  vrai  chaouch  officiel  arriva 
avec  la  caravane,  il  ne  fut  pas  peu  stupéfait  de  voir 
que  tout  le  village  appelait  son  subordonné  Musta- 
pha chaouch.  Mais  il  n'osait  rien  dire,  car  il  avait  une 
peur  terrible  de  son  ami  ;  il  craignait  toujours  que 
Mustapha,  malin,  sournois  et  opportuniste  le  dé- 
nonçât auprès  de  ses  chefs  pour  une  peccadille  quel- 
conque, et  s'empara  par  un  coup  de  main  habile  de  ses 
galons.  Mustapha  sentait  toute  la  terreur  qu'il  inspi- 
rait à  son  chef  et  en  profitait  de  la  plus  indigne  façon 
pour  martyriser  ce  brave  homme  qui  venait  en  ca- 
chette me  conter  ses  infortunes.  En  face  de  ce  petit 
groupe  de  Sadok  et  de  Mustapha,  liés  cependant  par 
leur  commune  origine  turque,  se  trouvaient  nos 
trois  zaptiés  berbères  qui  formaient  un  clan  opposé. 
Soldats  intraitables  au  caractère  indépendant,  ils 
étaient  toujours  en  discussion.  On  comprend  qu'avec 
une  pareille  mentalité  les  incidents  étaient  fré- 
quents. Ils  surgissaient  à  l'improviste,  mais  s'éva- 
nouissaient presque  aussitôt.  Tous  ces  zaptiés 
étaient  de  braves  gens  à  l'esprit  simple  qui  m'étaient 
entièrement  dévoués  ;  c'étaient  de  grands  enfants 
dont  les  disputes  étaient  aussi  innocentes  qu'éphé- 
mères. 


CHAPITRE   V 


DANS  LA  HAMADA 


Départ  de  Châoua.  —  Le  marquis  de  Mores.  —  La  rencontre  du  major. 

—  Désert  pierreux.  —  Les  sangsues.  —  Monotonie.  —  Caravane 
dans  la  Hamâda.  —  Passage  difficile.  —  Les  portes  de  sable.  — 
Marche  pénible.  —  Le  Selka  de  Mzézem.  —  Le  mirage.  —  La  palme- 
raie de  Mzézem.  —  Terreur  du  chaouch.  —  Émanations  empoison- 
nées. —  Cadavres. —  La  source.  —  Le  bordg  sépulcral.  —  La  garni- 
son anéantie.  —Le  sel.  —  L'eau.  —  Le  lac.  —  Au  nord  de  la  Sebkha. 

—  Pas  d'ombre.  —  Départ  de  Mzézem.  —  Traversée  de  la  Sebkha. 

—  De  nouveau  dans  le  désert  pierreux.  —  Le  cyclone.  —  Le  cour- 
rier. —  En  vue  de  Ghadamès. 


Le  4  mai  au  matin  notre  caravane  est  prête  à 
s'enfoncer  dans  le  sud .  Nos  gens,  nos  chameaux,  nos 
bagages  sont  rassemblés  devant  le  village.  Je  fais 
mes  adieux  aux  habitants  qui  viennent  les  uns  après 
les  autres  me  serrer  la  main.  Le  brigadier  veut  abso- 
lument me  fournir  encore  deux  zaptiés  pour  la  route, 
par  mesure  de  prudence;  mais  je  refuse,  le  pays 
étant  très  sûr,  ils  seraient  plutôt  encombrants 
qu'utiles. 

A  huit  heures  nous  quittons  Châoua  et  prenons 
la  direction  du  sud-ouest  que  nous  suivrons  cons- 
tamment jusqu'à  Ghadamès.  La  piste  d'une  dizaine 
de  mètres  de  largeur  indique  une  route  très  suivie 


DANS    LA    HAMADA  107 

par  les  caravanes.  Nous  nous  élevons  sur  les  bords 
de  la  Sebkha  de  Châoua  et  atteignons  bientôt  une 
sorte  de  col  évasé  séparant  deux  garas  tabulaires. 
De  l'autre  côté  une  plaine  monotone  s'étend  à  perte 
de  vue.  Nous  devons  la  traverser.  Au  milieu,  la 
piste  dessine  une  ligne  blanche  ressortant  nette- 
ment sur  le  fond  gris. 

Mon  attention  est  bientôt  attirée  par  des  tas 
noirs,  assez  nombreux,  dans  la  plaine.  Ce  sont 
d'anciens  fours  à  plâtre.  11  est  extrêmement  cu- 
rieux que  les  indigènes  soient  venus  si  loin  fabri- 
quer leur  mortier,  puisqu'autour  des  oasis  mêmes 
il  existe  un  gypse  excellent.  On  trouve  de  ces  cons- 
tructions jusqu'à  quinze  kilomètres  au  moins  de 
Châoua. 

Quelques  kilomètres  après  Châoua  des  traces 
s'éloignent  de  notre  piste  vers  l'est.  Cette  route 
conduit  à  Mchiguig  et  Tiaret,  deux  petites  oasis 
qui  se  trouvent  sur  notre  droite.  La  frontière  turco- 
tunisienne  passe  entre  les  deux  palmeraies.  C'est 
dans  cette  région  que  le  marquis  de  Mores  a  été 
assassiné. 

Les  officiers  français  ont  établi  dernièrement  un 
petit  monument  funéraire  sur  l'emplacement  du 
meurtre.  D'après  les  renseignements  qui  m'ont  été 
donnés  sur  place  il  n'y  a  nullement  un  crime  poli- 
tique comme  on  l'a  à  tort  insinué.  A  l'époque  du 
crime  la  frontière  n'était  pas  délimitée  et  la  police 
de  la  région  contestée  était  très  difficile  à  faire. 

Le  marquis  de  Mores  qui  venait  de  Tunisie  avait 
dû  abandonner  son  escorte  et  il  continuait  sa  route 
seul  avec  des  chameliers  en  lesquels  il  ne  pouvait 
avoir  confiance.  Les  chameaux  étaient  chargés  d'ob- 


108  EN    TRIPOLITAINE 

jets  précieux  et  de  sacs  pleins  d'écus.  Il  est  évident 
qu'avec  de  telles  richesses,  traverser,  sans  gardes, 
un  pays,  où  la  famine  régnait,  était  une  réelle  im- 
prudence. 

Le  pays  était  visité  alors  par  des  bandes  de  pi- 
rates qu'à  cette  époque  ni  les  Turcs  ni  les  Français 
ne  pouvaient  saisir. 

Sur  notre  piste,  bien  loin,  il  me  sembla  aperce- 
voir quelque  chose  de  sombre  se  mouvant  lentement. 
Mais  il  nous  fallut  plusieurs  heures  avant  de  pouvoir 
distinguer  sur  un  chameau  un  homme  agiter  un  imT 
mense  étendard  blanc.  Je  lançai  mon  cheval  au  galop 
et  m'avançai  au-devant  de  la  caravane  qui  arrivait  à 
notre  rencontre.  Quelle  ne  fut  pas  ma  stupéfaction 
en  reconnaissant  le  docteur  Orhane  revenant  déjà 
de  son  voyage  à  Ghadamès.  Je  m'informai  de  ce  qui 
lui  était  arrivé  car  il  devait  rester  plusieurs  semaines 
dans  cette  ville.  Le  major  me  décrivit  Ghadamès 
comme  un  véritable  labyrinthe.  En  outre  il  m'avertit 
que  j'allais  voir  dans  quelques  jours  un  spectacle 
inoubliable  sous  forme  d'un  grand  lac  salé  avec  des 
mirages  curieux. 

Je  ne  m'expliquai  ce  retour  si  précipité  que  par  la 
désillusion  que  le  major  avait  eue  en  arrivante  Gha- 
damès. Il  n'avait  examiné  que  deux  ou  trois  recrues, 
car  le  grand  nombre  était  introuvable.  Sur  l'assurance 
du  gouverneur  qu'elles  avaient  bien  toutes  les  quatre 
membres  et  une  tête  il  les  avait  incorporées  en  bloc 
et  de  confiance,  car  il  ne  voulait  pas  rester  plus  long- 
temps dans  cette  ville  perdue.  Je  ne  doutais  pas 
que  le  major  était  parti  de  Tripoli  avec  de  grandes 
illusions  sur  la  célèbre  oasis,  carrefour  des  peuples 
du  désert.  La  réalité  avait  dû  être  bien  au-dessous 


DANS    LA    HAMADA  109 

de  ce  qu'il  avait  imaginé,  aussi  s'était-il  empressé  de 
partir  dès  qu'il  avait  pu.  Une  escorte  plus  nom- 
breuse l'accompagnait,  lime  montra  d'un  geste  pro- 
tecteur une  demi-douzaine  d'Arabes  dépenaillés  en 
les  appelant  «  ses  amis  ».  Le  major  était  aussi  ac- 
compagné d'un  soldat  que  le  gouverneur  de  Ghada- 
mès  lui  avait  donné  par  mesure  de  prudence. 

La  caravane  m'avait  rejoint  et  nos  chameaux  se 
rencontrant  avec  ceux  du  major,  mirent  le  désordre 
dans  nos  deux  groupes.  11  y  eut  un  moment  de  pa- 
nique, de  cris,  de  coups,  mais  nous  finîmes  par  réus- 
sir à  nous  séparer.  Je  serrai  une  dernière  fois  la 
main  du  major  et  nous  partîmes  chacun  dans  des 
directions  opposées,  peut-être  pour  ne  plus  jamais 
nous  revoir. 

Le  pays  que  nous  traversions  était  formé  par  de 
grands  plateaux  calcaires  et  gréseux  presque  hori- 
zontaux. C'est  le  véritable  désert  pierreux  dans  toute 
l'horreur  que  ce  mot  évoque,  des  pierres  à  perte  de 
vue  sans  une  touffe  d'herbe  qui  vienne  donner  une 
note  vivante  au  sinistre  paysage.  Nous  marchâmes 
dans  ce  pays  désolé  pendant  trois  jours,  n'ayant 
trouvé  qu'un  puits  sur  notre  route,  le  matin  du  se- 
cond jour,  ne  contenant  qu'une  eau  saumâtre  au 
fond  d'un  trou  étroit  et  profond. 

Lorsque  les  chameaux  sont  lourdement  chargés 
ils  ne  peuvent  rester  plus  de  trois  journées  sans 
boire,  tandis  qu'avec  de  légers  fardeaux  ils  résistent 
à  la  soif  six  ou  même  huit  jours.  L'eau  du  puits  de 
Saymat  était  pleine  de  sangsues  qui  se  fixèrent  sous 
la  langue  des  animaux  et  sur  les  gencives.  A  partir 
de  cet  endroit  nos  bêtes  eurent  la  bouche  pleine  de 
sang  malgré  les  précautions  les  plus  minutieuses  pour 


110  EN    TRIPOLITAINE 

éviter  les  sangsues  en  faisant  passer  l'eau  au  préa- 
lable dans  un  linge.  Mais  il  était  difficile  de  retenir 
les  chameaux  qui  se  pressaientautour  des  puits  pour 
boire  dès  que  nos  domestiques  avaient  rempli  l'auge. 
Pour  enlever  les  sangsues  de  la  bouche  des  chameaux 
il  faut  un  coup  de  main  adroit,  car  on  risque  d'être 
mordu.  Tandis  qu'un  homme  tient  ouverte  la  mâ- 
choire de  la  bête,  un  autre  saisit  la  langue  et  d'une 
main  entourée  d'un  linge  il  cherche  à  attraper  la 
sangsue.  Il  faut  la  prendre  avec  une  étoffe  rugeuse 
qui  ne  glisse  pas  sur  la  peau  de  l'animal. 

Pendant  les  longues  journées,  nous  poursui- 
vons sans  arrêt  notre  marche  lente  et  régulière, 
de  l'aube  au  crépuscule.  Les  plus  fortes  natures 
sont  saisies  par  un  sentiment  de  tristesse  indéfinis- 
sable. Aucun  imprévu  ne  vient  modifier  la  mono- 
tonie de  la  route.  Le  paysage  uniforme  s'étend  de 
tous  côtés  pareil  à  lui-même  ;  pas  de  vie,  la  mort 
partout.  Le  chameau  est  bien  construit  pour  parcou- 
rir ces  grands  espaces.  Il  paraît  avancer  lentement, 
mais  il  suffit  de  mettre  pied  à  terre  un  instant  pour 
se  convaincre  de  la  rapidité  de  leur  course  qui  pro- 
vient bien  plus  de  la  régularité  et  de  la  longueur  de 
leurs  enjambées  que  de  la  vitesse  de  leurs  mouve- 
ments. Une  caravane  avance  à  raison  de  quatre  à 
cinq  kilomètres  par  heure,  mais  lorsqu'à  la  fin  de 
l'étape  les  chameaux  sont  fatigués,  cette  vitesse  n'est 
souvent  plus  que  de  trois  kilomètres.  Elle  corres- 
pond à  l'allure  moyenne  du  cheval  entre  le  trot  et  le 
pas.  C'est  pour  cela  qu'il  est  si  fatigant  de  suivre 
une  caravane  à  cheval.  Au  pas,  on  est  vite  dépassé 
par  les  chameaux  et  il  faut  constamment  faire  trotter 
sa  monture  pour  les  rattraper.  Cette  alternance  de 


DANS    LA    HAMADA  111 

pas  et  de  trot  est  pénible  lorsqu'elle  se  poursuit  pen- 
dant des  journées  entières  sans  interruption. 

Le  soir,  le  sol  était  si  aride  que  nous  avions  beau- 
coup de  peine  à  fixer  les  tentes.  Il  était  difficile  d'en- 
foncer les  piquets  dans  la  roche  vive  dépourvue  de 
terre.  Aussi  fallait-il  attacher  les  cordes  aux  cantines 
placées  en  cercle  ou  réussir  à  faire  tenir  les  piquets 
dans  les  fentes  du  calcaire.  Par  bonheur  nous 
n'eûmes  pas  à  souffrir  du  ventpendant  cette  période. 
La  journée,  nous  ne  nous  arrêtions  pas,  nous  pre- 
nions le  repas  de  midi  en  route  sur  les  chameaux  et 
sans  descendre.  Arrêter  la  caravane  est  toute  une  af- 
faire, qui  prend  beaucoup  trop  de  temps,  car  il  faut 
mettre  les  chameaux  sur  les  genoux,  et  enlever  les 
charges.  Aussi  on  évite  autant  que  possible  cette 
complication. 

Nos  chameliers  suivaient  à  pied.  Leurs  longs  fusils 
en  bandoulière  ils  trottaient  la  journée  entière  der- 
rière les  chameaux.  Les  Berbères  sontdes  marcheurs 
étonnants,  ils  accomplissent  tous  les  jours  quarante 
à  soixante  kilomètres  à  pied,  sans  fatigue  apparente 
et  le  soir  ils  déchargent  les  chameaux  et  montent  les 
tentes.  Chaussés  de  leurs  espadrilles  ils  cheminent 
régulièrement  de  leur  pas  allongé  et  rapide.  Leurs 
chaussures  légères  ne  sont  qu'enfilées  à  l'avant  du 
pied,  le  talon  est  libre,  j'ai  toujours  admiré  l'adresse 
avec  laquelle  ils  réussissent  à  garder  au  pied  une 
chaussure  qui  n'y  tient  pas. 

La  troisième  journée  après  notre  départ  de  Châoua, 
le  paysage  change  un  peu.  Des  ravins  profonds, 
aux  parois  abruptes  et  rocailleuses,  ont  entamé  les 
bords  du  plateau.  Le  terrain  se  contusionne  et  nous 
cheminons  le  long  de  corniches  qui  surplombent  en 


112  EN    TRIPOLITAINE 

plus  d'un  point  des  oueds  profonds.  Ailleurs  nous 
passons  sur  des  dalles  glissantes  et  inclinées  qui 
dominent  le  vide.  Nous  avançons  lentement,  pru- 
demment dans  tout  le  brouhaha  qu'amène  le  pas- 
sage d'une  région  dangereuse  avec  des  chameaux 
lourdement  chargés.  Mes  collègues  mettent  pied  à 
terre  tandis  que  les  chameliers  retiennent  leurs  bêtes 
par  la  queue,  ce  qui  est,  paraît-il,  une  aide  très  effi- 
cace et  qui  les  empêche  de  rouler  dans  l'abîme.  J'ai 
toujours  pensé  qu'un  homme  pendu  à  la  queue  d'un 
chameau  chargé  qui  représente  une  masse  de  cinq 
cents  kilos  est  d'un  bien  faible  secours  pour  le  re- 
tenir, mais  les  Arabes  prétendent  le  contraire.  Je 
suis  plus  disposé  à  croire,  que  si  aide  il  y  a,  c'est 
d'aide  morale  qu'il  s'agit. 

Nous  contournons  une  échancrure  profonde,  pour 
atteindre  le  flanc  opposé,  une  crête  arrondie  qui 
nous  masquait  l'horizon.  Alors  devant  nous  ce  fut 
un  éblouissement  qui  nous  surprit  par  son  éclat 
inattendu.  Un  océan  de  sable  dont  les  vagues 
énormes  ondulent  à  l'infini  scintille  sous  Tardent 
soleil.  Ce  sont  les  «  portes  de  sable  »  larges  de  plu- 
sieurs kilomètres. 

Gomme  des  flots  qui  s'étalent  sur  la  plage,  le 
sable  vient  recouvrir  d'une  fine  pellicule  le  rocher 
nu.  C'est  le  point  difficile  à  traverser,  cette  limite 
entre  le  roc  et  le  sable,  car  les  pieds  des  animaux 
glissent  facilement  sur  la  pellicule  qui  n'adhère  pas 
au  sous-sol.  Nous  passons  sans  encombre. 

Cette  langue  de  sable  est  une  pointe  projetée  en 
Tripolitaine  par  le  grand  Erg,  qui  couvre  un  espace 
immense  à  l'ouest  de  la  frontière  turco-tunisienne. 
La  marche  sur  le  sol  mouvant  est  terrible.  Les  mon- 


DANS    LA    HAMADA  113 

ticules,  comme  les  vagues,  ont  un  côté  abrupte 
presque  surplombant  qu'il  est  souvent  difficile  de 
franchir.  Nos  chameaux  chargés  enfoncent  et  parfois 
ils  glissent  sur  les  pentes  rapides  entraînés  par  le 
sable  croulant  sous  leurs  pas.  Je  dois  même  des- 
cendre de  cheval,  la  pauvre  bête  trébuchant  à  chaque 
pas,  et  enfonçant  jusqu'aux  genoux.  Nous  sommes 
obligés  de  faire  des  détours  sans  nombre  autour  des 
dunes  aux  flancs  trop  abruptes  et  plusieurs  fois, 
après  des  efforts  infructueux  pour  tâcher  de  les 
escalader,  nous  sommes  obligés  de  chercher  un  autre 
passage.  Ailleurs  ce  sont  de  véritables  gouffres  que 
des  cyclones  ont  creusés  dans  le  sable.  Nous  passons 
sur  les  côtés  de  ces  excavations  et  sommes  entraînés, 
malgré  nos  efforts,  vers  le  fond. 

Le  sable  envahit  tout,  il  pénètre  partout. 

C'est  ainsi  que  nos  cheveux  en  sont  pleins,  nos 
dents  craquent  sur  les  petits  cristaux  de  quartz. 
On  en  trouve  dans  nos  poches,  dans  nos  chemises, 
jusque  dans  nos  montres  et  nos  porte-monnaie. 

Sur  une  dune  plus  haute  que  les  autres,  je  me 
retourne,  le  spectacle  est  curieux.  Les  chameaux,  en 
file  indienne,  apparaissent  et  disparaissent,  cachés 
derrière  les  crêtes  invisibles,  parce  qu'elles  sont  ar- 
rondies et  que  rien  de  saillant  ne  les  sépare  des 
autres  plans.  La  région  sableuse  est  ici  heureusement 
étroite,  mais  si  l'on  songe  aux  espaces  immenses 
recouverts  dans  le  sud  de  la  Tunisie  par  ces  sables, 
on  conçoit  facilement  que  des  caravanes  entières 
disparaissent  sans  laisser  la  moindre  trace. 

Lorsque  le  vent  se  déchaîne  sur  ces  régions,  c'est 
la  tempête  de  sable,  la  plus  terrible  de  toutes.  Les 
puits  ne  peuvent  exister  dans  ces  sables  mouvants 

8 


114  EN  TRIPOLITAINE 

et  toute  l'habileté  des  Arabes  est  nécessaire  pour 
se  diriger  dans  ce  dédale  de  vallonnements  tous 
identiques  les  uns  aux  autres.  En  fermant  les  yeux 
et  en  les  rouvrant,  il  est  impossible  de  voir  par  où 
l'on  a  passé,  le  regard  ne  rencontre  aucun  repère 
qui  fixe  l'attention. 

Après  de  grands  efforts  nous  retrouvons  enfin  le 
sol  pierreux  et  nous  cheminons  à  nouveau  dans 
la  hamâda  qui  paraît  bien  douce  après  les  sables. 
Cela  divertit  de  constater  que  maintenant  le  désert 
pierreux  nous  fait  une  impression  moins  mauvaise 
qu'auparavant.  11  a  fallu  la  comparaison  avec  l'Erg 
pour  en  arriver  à  ce  résultat.  Nous  marchons  gaie- 
ment vers  le  sud-ouest.  Les  chameaux  eux-mêmes, 
heureux  dTêtre  sortis  de  ce  mauvais  pas,  allongent 
leurs  jambes  grêles  et  rapidement  nous  approchons 
des  garas  qui  apparaissent  dans  le  lointain. 

Nous  pénétrons  bientôt  dans  un  oued  énorme 
s'abaissant  vers  le  sud-ouest.  Des  roches  nous  envi- 
ronnent et  nous  dominent.  Nous  contournons  par 
la  base  des  montagnes  placées  en  travers  de  notre 
route  directe.  A  droite,  à  une  centaines  de  mètres, 
les  bornes  neuves  de  la  frontière  tunisienne,  sem- 
blables à  de  gros  piquets  blancs  s'échelonnent 
régulièrement. 

Une  énorme  masse  de  sable  ferme  l'horizon.  Je 
frémis  à  la  pensée  qu'il  faudra  peut-être  encore 
lutter  contre  le  sol  mouvant.  Mais  par  bonheur  la 
piste  fait  un  détour  vers  l'est,  et  nous  passons  juste 
à  l'extrémité  orientale  des  dunes  qui  nous  dominent 
de  tout  l'éclat  de  leur  blancheur  étincelante. 

L'oued  que  nous  suivons  se  creuse  de  profonds 
canaux  où  des  blocs  de  rochers  de  toute  dimension 


DANS    LA    HAMADA  115 

forment  un  chaos  inextricable.  Après  avoir  con- 
tourné un  dernier  promontoir  qui  nous  cachait  en 
partie  la  vue,  nos  regards  plongent  au  fond  d'une 
plaine  unie,  immense,  qui  s'étend  au  loin  vers  l'oc- 
cident. C'est  la  Sebkha  de  Mzézem.  Nous  suivons 
toujours  l'oued  qui  échancre  profondément  le  bord 
du  plateau  et  s'abaisse  au  niveau  de  cet  ancien  lac 
situé  à  une  centaine  de  mètres  plus  bas. 

11  nous  faut  peu  de  temps  pour  y  descendre.  La 
Sebkha  de  Mzézem  couvre  une  étendue  considérable, 
car  elle  s'étend  sur  une  longueur  de  plus  de  quarante 
kilomètres  et  vingt  de  large.  Des  oueds  débouchent 
de  tous  côtés  dans  le  lac.  Les  plus  importants,  dans 
la  partie  orientale,  sont  ceux  de  Me-Moun,  de  Ten- 
Narout,  d'A-Wal  et  de  To-Tat. 

Noils  cheminons  au  nord  de  la  Sekbha,  le  long- 
dès  dunes  de  sable  qui  la  limitent  de  ce  côté.  Le  sol 
est  formé  par  du  gypse  saupoudré  de  sel.  La  marche 
est  pénible  sur  ce  terrain  boursouflé  par  des  phé- 
nomènes alternants  d'hydratation  et  de  dessiccation. 
Tandis  que  nous  avançons  vers  l'ouest,  le  soleil,  de- 
vant nous,  baisse,  à  l'horizon.  Au  loin  il  nous  semble 
apercevoir  une  nappe  bleue,  lac  immense  qui  vient 
mourir  devant  nous  sur  la  berge  salée.  Le  contraste 
du  bleu  d'azur  des  flots  et  des  étincellements  de  la 
couche  saline  est  saisissant.  La  vision  se  précise 
avec  une  netteté  toujours  plus  réelle  et  il  semble 
vraiment  que  nous  courons  au-devant  d'un  rivage, 
dont  la  nostalgie  hante  toujours  les  voyageurs  qui 
parcourent  ces  «  déserts  de  la  soif  »  comme  les 
Arabes  les  ont  si  justement  appelés. 

Les  animaux,  les  narines  dilatées,  tendues  en 
avant,  ont  également  conscience  de  l'image  qui  flotte 


116  EN  TRIPOLITAINE 

devant  nos  yeux.  Leur  pas  s'allonge;  mon  cheval 
fatigué,  qui  n'avançait  plus  qu'à  coups  d'éperon 
réitérés,  semble  sortir  d'un  rêve,  j'ai  peine  à  le 
retenir;  les  narines  au  vent,  il  hume  l'air  de  ses 
naseaux. 

Il  ne  nous  reste  bientôt  plus  que  quelques  kilo- 
mètres pour  atteindre  le  rivage.  Nous  apercevons 
distinctement  une  forêt  de  palmiers  dattiers  et  une 
multitude  de  chameaux  qui  paissent  au  milieu  d'her- 
bages verdoyants.  Au  fond,  l'écarlate  sanguin  du 
soleil  colore  tout  d'une  teinte  vive. 

Le  soleil,  après  un  dernier  feu  lancé  sur  la  terre, 
disparaît  subitement  à  nos  yeux.  Et  avec  lui  s'en  va 
le  mirage  qui  a  soutenu  et  avivé  notre  courage  pen- 
dant de  longues  heures.  Ce  n'était  qu'illusion,  ce 
rivage  semé  d'oasis  verdoyantes,  tout  a  disparu  en 
un  instant.  Nous  n'avons  plus  devant  nous  qu'une 
plaine  de  sel,  la  soif  nous  torture  et  ajoute  à  la 
déception  une  souffrance  cruelle.  La  caravane  ralen- 
tit sa  marche,  les  chameaux  semblent  las  de  ces 
derniers  efforts  stériles.  C'est  tristement  que  nous 
continuons  notre  route  et  rien  ne  vient  plus  dis- 
traire nos  regards  si  ce  n'est  à  droite  une  petite 
palmeraie  que  je  vois  là-bas  au  pied  des  dunes  à 
la  limite  des  sables  et  du  sel.  Mais  je  n'ose  croire  à 
la  réalité  de  cette  vision.  A  chaque  instant,  j'ai  peur 
de  voir  ces  quelques  dattiers  disparaître  comme 
par  enchantement. 

Nous  approchons  cependant.  La  vision  au  lieu  de 
s'effacer  se  précise.  Il  n'y  a  plus  de  doute  mainte- 
nant, une  vingtaine  de  palmiers  ont  crû  au  bord  de 
la  Sebkha.  En  quelques  minutes  j'atteins  l'oasis. 
Pour  y  pénétrer,  je  suis  obligé  d'escalader  des  monti- 


DANS    LA    HAMADA  117 

cules  de  sable  fixés  par  une  végétation  broussailleuse. 
J'avance  avec  précaution,  car  je  me  trouve  mainte- 
nant en  dehors  de  la  vue  de  notre  caravane  et  Fendroit 
me  paraît  tout  à  coup  solitaire  et  mystérieux.  Je  me 
trouve  transporté  dans  un  coin  délicieux  d'où  s'ex- 
hale toute  une  poésie  reposante.  Le  silence  est  ab- 
solu dans  cette  petite  clairière  entourée  de  quelque 
dattiers.  Au  pied  des  arbres  s'ouvrent  trois  trous 
béants  remplis  d'une  eau  croupissante  qui,  partout 
ailleurs  qu'ici,  inspirerait  le  dégoût. 

Mon  choix  est  vite  fait,  c'est  là  que  nous  allons 
dresser  les  tentes.  Ce  sera  un  excellent  lieu  de  sé- 
jour pour  rayonner  dans  les  environs.  Du  haut  d'une 
colline  sur  laquelle  je  suis  monté  j'appelle  mes 
compagnons  qui  arrivent.  Ils  me  rejoignent  au  bout 
de  quelques  instants.  A  mon  grand  étonnement,  les 
zaptiés,  lorsque  je  leur  indique  le  lieu  de  campement 
se  concertent  et  font  toutes  sortes  d'objections  sur 
l'endroit  choisi  qui  est,  paraît-il,  trop  encaissé  et  où 
l'on  peut  craindre  une  attaque  de  nuit  par  des  pi- 
rates. Mais  comme  un  monticule  de  sable  nous  do- 
mine, on  peut  y  placer  le  soldat  de  garde.  Je  décide 
de  ne  pas  trop  écouter  mes  trop  prudents  gardiens. 

Je  n'appris  que  plus  tard  la  cause  réelle  des  objec- 
tions qu'ils  me  présentaient. 

Mzézem  est  la  seule  palmeraie  située  sur  la  piste 
directe  qui  unit  Châoua  à  Ghadamès  ;  cent  kilo- 
mètres la  sépare  de  Châoua,  quarante  de  Ghadamès. 
Toutes  les  caravanes  passent  par  cette  oasis  dans 
laquelle  nous  venions  d'installer  notre  campement. 

Un  bordg  est  situé  à  la  lisière  des  arbres,  du  côté 
de  la  Sebkha.  Le  bâtiment  est  en  ruine,  mais  on  y 
voit  encore  les  tourelles  et  des  meurtrières  qui  indi- 


118  EN    TRIPOLITAÏXE 

quent  qu'il  s'agit  d'une  ancienne  forteresse  aban- 
donnée. 

Le  soir  de  notre  arrivée  le  chaouch  Sadok  vint 
me  trouver  sous  ma  tente.  Tout  frissonnant  de  ter- 
reur, il  me  raconta  une  histoire  terrible  qui  m'é- 
claira  sur  la  mauvaise  volonté  qu'avaient  montrée 
les  zaptiés  à  vouloir  camper  dans  cet  endroit.  Il 
paraît  que  tous  les  voyageurs  qui  avaient  campé  où 
nous  étions  étaient  morts  on  ne  savait  comment.  Les 
soldats  de  la  garnison  du  bordg  s'étaient  endormis 
les  uns  après  les  autres  comme  si  un  esprit  malin 
s'était  plu  à  exterminer  toute  vie  dans  ce  lieu  mau- 
dit. Je  plaisantai  vivement  Sadok  sur  ses  terreurs  et 
je  traitais  d'histoires  chimériques  ce  qu'il  me  racon- 
tait. 

Le  brave  homme  me  supplia  de  partir  le  lende- 
main autrement  nous  étions,  paraît-il,  tous  condam- 
nés à  trépasser  les  uns  après  les  autres.  Je  lui  révélai, 
au  contraire,  ma  volonté  de  rester  dans  cet  endroit 
le  plus  longtemps  possible  et  je  refusai  absolument 
de  camper  dans  une  plaine  de  sel  loin  de  tout  abri. 
A  ces  paroles  il  parut  consterné.  11  se  retira  en 
m'assurant  qu'il  mourrait  avec  moi  et  ne  m'aban- 
donnerait pas. 

Les  indigènes  ont  creusé  à  Mzézem  trois  trous 
d'un  mètre  de  profondeur  et  ont  trouvé  une  eau 
boueuse  suintant  d'une  argile  noire  pleine  de  détritus 
organiques.  En  examinant  ce  puits,  je  trouvais  aux 
alentours  une  quantité  de  petits  oiseaux  morts  et 
d'autres  qui  semblaient  respirer  avec  peine.  Une  forte 
odeur  d'hydrogène  sulfuré  se  dégageait  du  trou  nau- 
séabond. En  plongeant  une  pièce  d'argent  dans  l'eau 
elle  se  noircit  rapidement,  il  n'y  avait  plus  de  doute, 


Les  "  Portes  de  Sable  " 


La  Sebkha  de  Mzézem. 


DANS    LA    UAMADA  119 

l'histoire  du  chaouch  avait  peut-être  quelque  chose 
de  vrai,  puisqu'il  s'exhalait  du  sol  des  émanations 
délétères. 

Les  eaux  surchargées  de  sulfate  entraient  en  con- 
tact avec  les  débris  végétaux  qui  forment  le  sous-sol 
de  la  palmeraie  et  donnaient  naissance  au  gaz  as- 
phyxiant. Nous  restâmes  trois  journées  dans  ce  lieu 
et  nous  fûmes  très  fortement  incommodés  par  ces 
gaz  qui,  en  forte  proportion  dans  l'air,  sont  dange- 
reux pour  la  santé  ;  d'autant  plus  que,  très  lourds, 
ils  rampent  sur  le  sol  sans  s'élever  et  s'accumulent 
dans  des  cuvettes  comme  celle  où  nous  étions  cam- 
pés. 

Je  pénétrai  un  jour  dans  le  bodg  situé  près  de 
notre  campement,  à  une  centaine  de  mètres.  En  pas- 
sant sous  une  porte  voûtée,  je  me  trouvai  dans  un 
vaste  espace  carré  tout  autour  duquel  des  ouvertures 
donnaient  entrée  dans  des  chambres  obscures. 

Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise  de  trouver  là  à 
terre  des  centaines  et  des  centaines  de  pauvres  pe- 
tits oiseaux  asphyxiés.  Là  aussi  la  mort  avait  frappé 
ces  innocentes  bestioles  qui  étaient  venues  après 
de  longs  parcours  dans  le  désert  chercher  un  abri 
et  se  reposer.  J'apercevais  partout  des  petits  ca- 
davres, sur  les  corniches,  dans  chaque  anfractuosité 
des  murs  délabrés.  C'était  un  spectacle  triste  que 
ce  lieu  de  mort  où  tout  était  ruine  et  désolation. 
Je  parcourus  de  longs  corridors,  je  montai  dans 
les  donjons  croulants  et  partout  c'était  le  même 
spectacle.  Quelques  unes  des  bestioles  vivaient  en- 
core, le  corps  soulevé  péniblement  par  les  derniers 
souffles  de  la  vie  qui  s'en  va. 

Le  bordg  avait  dû  être  un  bâtiment  considérable  à 


120  EN    TR1POLITAINE 

en  juger  par  la  grandeur  des  ruines.  Il  était  destiné 
à  des  soldats  turcs  qui  avaient  pour  mission  d'assu- 
rer la  sécurité  des  caravanes  se  rendant  de  Gha- 
damès  à  Tripoli  et  de  les  protéger  contre  les  pillards 
qui  pullulaient  dans  la  région.  Mais  les  esprits 
malins  avaient  exterminé  de  ce  lieu  les  soldats,  et  le 
bordg  était  devenu  un  endroit  maudit  où  les  cara- 
vanes restaient  juste  le  temps  indispensable  pour 
prendre  quelques  heures  de  repos. 

Ce  lieu,  réputé  hanté  par  les  esprits,  était  du  plus 
mauvais  augure,  et  c'est  pour  cela  que  nos  com- 
pagnons avaient  tant  craint  de  s'y  arrêter.  L'his- 
toire de  la  garnison  de  Mzézem,  sans  doute  forte- 
ment exagérée,  avait  été  transmise  au  loin. 

Aussi,  malgré  la  fertilité  de  la  terre,  et  la  facilité 
qu'il  y  aurait  eu  à  créer  une  oasis  productive  dans 
un  humus  fécond,  cet  endroit,  comme  tant  d'autres, 
était  destiné  à  être  envahi  par  les  sables. 

Il  ne  sera  sans  doute  pas  possible  de  sauver  ce 
coin  déterre,  caries  bédouins  se  refuseront  toujours 
à  venir  l'habiter.  Ils  ne  voudront  pas  croire  à  l'effica- 
cité des  moyens  qui  pourraient  transformer  cette 
palmeraie  en  un  lieu  habitable  et  peuplé.  Ce  n'est 
pas  l'eau  qui  manque,  comme  je  le  montrerai  dans 
un  instant,  mais  plutôt  que  de  transformer  un  lieu 
sur  lequel  plane  une  légende,  à  l'origine  de  laquelle 
il  y  a  peut-être  quelque  chose  de  vrai,  les  Arabes 
aiment  mieux  abandonner  ce  groupe  de  palmiers 
avec  son  bordg  démantelé  qui  resteront  là  intacts, 
entourés  d'une  auréole  de  mystère  et  d'irréel. 

J'employai  les  trois  journées  que  nous  passâmes 
à  Mzézem  à  parcourir  la  Sebkha  en  tout  sens.  C'est, 
comme  je  l'ai  dit,  un  grand  espace  rempli  en  partie 


DANS    LA    HAMADA  121 

de  sel  qui  forme  presque  partout  une  croûte  de 
vingt  centimètres  d'épaisseur.  Cette  croûte  boursou- 
flée et  fendillée  recouvre  le  gypse  et  l'argile.  L'eau 
se  trouve  partout  à  un  mètre  de  profondeur.  La 
Sebkha  de  Mzézem  est  donc  bien  un  lac  qui  corres- 
pond à  une  vaste  nappe  d'eau  très  superficielle, 
mais  généralement  souterraine. 

On  observe  sur  la  croûte  de  sel  presque  partout 
les  polygones  de  dessiccation,  ces  si  curieuses  fi- 
gures hexagonales  qui  dessinent  sur  la  plaine  leurs 
formes  géométriques.  Au  milieu  de  la  Sebkha  nous 
nous  dirigeons  un  jour  vers  un  îlot  sombre  qui 
tranche  sur  l'éclat  blanc  du  sel.  Cet  endroit  ne 
paraît  pas  être  situé  bien  loin,  mais  sur  ce  sol  cra- 
quelé, crevassé,  anguleux,  nous  avançons  lentement. 
A  mon  étonnement  nous  eûmes  presque  constam- 
ment de  l'eau  jusqu'au-dessus  de  la  bottine,  car 
l'eau  libre  couvrait  ici  des  espaces  considérables 
quoique  la  Sebkha  soit  réputée  desséchée.  Nous 
approchons  cependant  vers  ce  petit  îlot,  le  but 
de  notre  promenade.  A  travers  les  roseaux,  je  me 
fraye  un  passage. 

J'arrive  bientôt  devant  un  ravissant  petit  lac  en- 
touré de  toutes  parts  par  une  muraille  vert  sombre, 
déplus  de  trois  mètres  de  hauteur.  Le  bleu  foncé  de 
l'eau  immobile  donne  à  ce  lieu  un  aspect  lugubre  et 
froid. 

La  profondeur  du  lac  varie  de  trois  à  quatre 
mètres.  Un  roseau  que  j'y  enfonce  n'atteint  pas  le 
fond. 

Pas  un  souffle  de  vent  ne  vient  agiter  la  végétation 
qui  a  crû  là  on  ne  sait  comment.  En  me  retirant, 
j'écrase  de  petits  oiseaux  morts  qui  gisent  sur  le 


122  ex   tripolitaim: 

sol.  Comme  dans  la  palmeraie  de  Mzézem,  les  éma- 
nations pestilentielles  ont  accompli  ici  leur  œuvre 
de  mort,  jetant  un  voile  sinistre  sur  cet  endroit  qui, 
avec  un  peu  de  vie,  aurait  pu  être  si  facilement  gai 
et  coloré. 

Le  nord-ouest  de  la  Sebkha  de  Mzézem  est  do- 
miné par  des  hautes  dunes  de  sable  qui  forment 
une  barrière  mouvante.  Au  nord  et  à  l'est  des  pla- 
teaux tabulaires  constitués  par  des  alternances  de 
gypse  et  de  calcaire,  limitent  la  Sebkha.  Cette  limite 
entre  la  plaine  et  les  hauts  plateaux  donne  nais- 
sance à  une  muraille  sinueuse.  Elle  forme  une  bor- 
dure denteléeet  capricieuse  dont  les  méandres  infinis 
enserrent  des  prolongations  étroites  et  allongées  de 
la  Sebkha,  au  fond  desquels  débouchent  des  oueds, 
qui  arrivent  là,  après  des  cours  immenses  et  in- 
connus. 

Je  visitai  le  nord  de  la  Sebkha  et  la  falaise  qui 
domine  la  plaine.  La  falaise  n'est  pas  verticale 
comme  on  pourrait  le  penser,  mais  formée  par  de 
grands  gradins  taillés  dans  les  strates  alternativement 
tendres  et  durs  du  gypse  et  des  grès.  Du  haut  de  la 
falaise,  on  domine  l'immensité  monotone.  A  mes 
pieds  quelques  points  noirs  immobiles  m'indiquè- 
rent mes  compagnons  et  leurs  chameaux.  Le  long  de 
la  plaine  les  cristaux  de  gypse  brillaient,  marquant 
les  bords  de  la  plaine  par  une  traînée  étincelante. 
Au  loin,  la  petite  palmeraie,  tache  sombre  et  im- 
perceptible où  notre  campement  était  établi.  Vers 
midi,  je  dévalai  les  pentes  rapides  pour  rejoindre 
mes  compagnons  qui  m'attendaient  avec  impatience, 
brûlés  qu'ils  étaient  par  le  soleil  de  midi.  Nous 
cherchâmes  en  vain  un  endroit  abrité  sous  les  roches 


DANS     LA    IIAMADA  123 

pour  nous  mettre  à  l'abri  des  rayons  solaires.  Mais 
là,  trop  près  du  rocher,  la  chaleur  était  étouffante 
car  l'air  surchauffé  par  la  réflexion  de  la  chaleur  em- 
magasinée y  rendait  le  séjour  intolérable.  C'est  donc 
en  plein  soleil,  accroupis  comme  des  sauvages,  la 
tête  blottie  sous  nos  vestes  fixées  à  des  bâtons  au- 
dessus  de  nous  que  nous  restâmes  immobiles  pen- 
dant des  heures. 

En  rentrant  le  soir  au  campement,  je  trouvai  ceux 
qui  y  étaient  restés  dans  le  plus  complet  désarroi.  Ils 
prétendaient  être  malades,  avoir  eu  des  vomisse- 
ments, et  souffrir  de  maux  de  tête  violents.  Rester 
un  jour  de  plus  dans  un  endroit  pareil,  était  courir 
au-devant  d'une  mort  certaine.  Ils  me  signifièrent 
que  si  je  voulais  prolonger  le  séjour  ici  je  devais 
resler  seul.  C'était  une  véritable  révolte  ! 

Heureusement  que  nos  travaux  étaient  terminés 
à  Mzézem  et  je  pus  calmer  les  insurgés  en  leur  dé- 
clarant que  nous  partirions  le  lendemain  matin  de 
bonne  heure  pour  Gha damés,  le  paradis  terrestre 
qui  brille  aux  yeux  de  tous  les  caravaniers  comme 
une  étoile  entourée  d'une  auréole  de  vieille  réputa- 
tion. 

Le  lendemain  au  point  du  jour  nous  quittons 
Mzézem.  En  me  retournant,  je  jette  un  dernier  re- 
gard sans  regrets  sur  ces  lieux  inhospitaliers  que 
nous  abandonnons.  La  piste  longe  un  instant  le  bord 
de  la  Sebkha  pour  la  traverser  bientôt  dans  toute 
sa  largeur. 

La  marche  sur  les  pistes  qui  ont  été  marquées  par 
d'innombrables  caravanes  passant  toutes  au  même 
endroit  est  pénible.  Dans  la  croûte  de  sel  s'est  for- 
mée une  série  de  chenaux  parallèles  et  profonds  qui 


124  EN    TRIPOLITAIXE 

sont  si  étroits  que  les  chameaux  et  les  chevaux  ont 
de  la  peine  à  y  poser  les  pieds.  Ces  rigoles  se  rami- 
fient, divergent  et  se  rejoignent  de  la  plus  capri- 
cieuse façon  et  obligent  le  voyageur  fatigué  par  la 
réverbération  étincelante  des  cristaux  de  sel  d'avoir 
l'esprit  toujours  en  éveil  pour  maintenir  sa  monture 
dans  la  bonne  voie. 

Le  long  du  chemin,  comme  pour  rendre  plus  dé- 
solé le  spectacle  de  ces  solitudes^  gisent  des  car- 
casses de  chameaux  qui  continuent  à  pourrir  et  à  se 
putréfier  sous  l'ardent  soleil. 

Ces  pauvres  bêtes  ont  été  abandonnées  par  les 
caravanes  qu'elles  n'ont  pu  suivre  jusqu'au  bout. 
Elles  sont  tombées,  agonisantes,  victimes  de  la  faim 
et  de  la  soif.  Les  tortures  subies  sont  d'autant  plus 
terribles  ici  que  l'atmosphère  est  chargée  d'émana- 
tions salines  qui  produisent  sur  les  muqueuses  une 
irritation  pénible. 

Nous  traversons  la  Sebkha  dans  sa  petite  largeur 
qui  atteint  tout  au  plus  une  dizaine  de  kilomètres. 
Mais  ce  sont  trois  heures  de  souffrance,  non  seule- 
ment de  souffrances  physiques,  mais  aussi  de  tor- 
tures morales  qui  proviennent  de  la  mélancolie  dont 
l'esprit  est  imprégné  insensiblement  en  traversant 
ces  déserts  salés. 

Nous  avons  l'œil  fixé  sur  une  échancrure  du  pla- 
teau pierreux  qui,  en  face  de  nous,  nous  sert  de  point 
de  repère  et  nous  indique  la  route  à  suivre.  Dans  un 
paysage  monotone  on  supporte  difficilement  les 
mêmes  fatigues  qui  seraient  légères  au  voyageur 
traversant  une  région  où  à  chaque  pas  en  avant  cor- 
respond pour  les  yeux  un  changement  de  décor. 

Arrivés  au  pied  de  la  falaise,  surbaissée  en  cet  en- 


DANS    LA    HAMADA  125 

droit,  nous  nous  élevons  rapidement  parmi  les  ro- 
ches. Au  bout  de  peu  de  temps  nous  nous  retrou- 
vons de  nouveau  sur  le  haut  plateau  pierreux. 

Nous  traversons  encore  plusieurs  Sebkha  que 
nous  dominons  de  toute  la  hauteur  des  strates  qui 
forment  les  hauts  plateaux. 

Ces  petites  Sebkha  paraissent  du  reste  être  en 
relation  avec  l'énorme  cuvette  de  Mzézem,  mais  la 
liaison  est  indirecte  et  se  fait  par  des  détours  im- 
menses. Une  montée  longue  et  uniforme  nous  amène 
à  un  passage  échancré  entre  deux  garas,  qui  domi- 
nent, semblables  à  deux  tours,  un  défilé  dans  lequel 
nous  nous  engageons.  A  la  partie  culminante  nous 
avons  devant  nous  toujours  l'uniformité  monotone 
d'un  pays  qui  s'étale  vers  le  Sud  en  s'abaissant  in- 
sensiblement. 

Sur  le  plateau  pierreux  à  l'horizon  un  faible  point 
noir  grossit  rapidement.  Un  vent  d'une  violence 
inouie  s'élève  soudain.  J'ai  toutes  les  peines  du 
monde  à  me  tenir  en  équilibre  sur  mon  cheval  qui 
se  cabre  et  refuse  d'avancer.  En  même  temps  le  ciel 
s'obscurcit,  le  sable  soulevé  nous  aveugle  et  un  ins- 
tant après  une  véritable  trombe  s'abat  sur  nous. 
Nous  passons  en  quelques  instants  d'une  chaleur 
sénégalienne  à  un  froid  glacial  qui  nous  transit.  Nous 
continuons  notre  route  en  claquant  des  dents,  se- 
coués de  frissons.  C'était  un  cyclone  qui,  poussé  par 
un  vent  violent,  venait  de  nous  atteindre.  Il  dura. à 
peine  quelques  minutes  et  subitement,  comme  par 
enchantement,  le  ciel  s'éclaircit,  le  vent  se  calma, 
et  le  soleil  vint  nous  réchauffer  de  ses  bienfaisants 
rayons.  Un  peu  plus  tard  nous  étions  dans  une  at- 
mosphère surchauffée.  En  me  retournant  j'aperçus 


126  EN    TRIPOLITAINE 

le  cyclone  qui  s'éloignait  rapidement,  grande  colonne 
chatoyante  sous  les  rayons  solaires. 

Nous  avons  tous  hâte  d'apercevoir  l'oasis  tant  dé- 
sirée lorsque  surgit  un  Berbère  chargé  de  son  fusil 
et  d'une  sacoche  portée  en  bandoulière.  C'est  le 
courrier  postal  qui  unit  Ghadamès  au  monde  des 
vivants.  Il  me  demande  si  j'ai  une  lettre  à  lui  re- 
mettre ou  une  commission  dont  il  pût  se  charger. 
Mais,  sur  ma  réponse  négative,  il  reprend  sa  route  de 
son  pas  élastique  et  infatigable.  L'endurance  des 
Berbères  est  étonnante.  Cet  homme  seul  ne  craignait 
pas  de  faire  quatre  journées  de  marche,  c'est-à-dire 
plus  de  cent  cinquante  kilomètres  dans  le  désert 
sans  rencontrer  une  âme.  Il  n'avait  avec  lui  que 
quelque  nourriture  pour  la  route.  Il  marchait  ainsi 
presque  sans  arrêt,  ne  prenant  que  quelques  heures 
la  nuit  pour  se  reposer.  Enroulé  alors  dans  son  bur- 
nous, ce  vêtement  indispensable  à  tous  les  voya- 
geurs sahariens,  blotti  dans  quelque  anfractuosité 
de  la  roche,  il  reprendra  des  forces  pour  l'étape  sui- 
vante. C'est  le  même  homme  qui  fait  ce  trajet  deux 
fois  par  mois  pour  une  somme  d'argent  minime. 
Mais  telle  est  la  nature  du  Berbère,  que  pour  lui, 
courir  dans  le  désert  n'est  pas  un  travail.  Il  a  dans 
cette  action  conscience  de  son  indépendance,  il  aime 
mieux  ce  travail  libre,  qui  nous  paraît  si  terrible  à 
nous,  qu'une  servitude  de  chaque  instant,  que  sa 
nature  fière  et  indomptable  ne  peut  supporter.  Lors- 
qu'il chemine  ainsi,  il  jouit  de  sa  liberté,  c'est  l'es- 
pace qu'il  lui  faut,  l'espace  aux  horizons  infinis. 

Un  mince  liséré  sombre  sur  le  fond  clair  des 
sables  et  des  roches  tout  à  fait  dans  le  fond  an- 
nonce l'approche  de  Ghadamès. 


DANS    LA    HAMADA  127 

Pendant  des  heures  de  marche  nous  voyons  tou- 
jours le  même  spectacle,  et  il  nous  faut  encore  long- 
temps pour  pouvoir  donner  plus  de  précision  à  cette 
apparition  vague,  qui  flotte,  comme  le  mirage  d'un 
paradis  promis,  devant  les  yeux  du  voyageur,  qui 
vient  de  traverser  d'immenses  espaces  sans  eau  et 
sans  végétation. 

Cependant  peu  à  peu,  à  mesure  que  la  distance 
qui  nous  sépare  encore  du  but  tant  désiré  diminue, 
les  images  deviennent  plus  nettes,  et  il  est  bientôt 
possible  de  distinguer  les  grandes  lignes  qui  es- 
tompent la  célèbre  oasis.  Ghadamès  est  là  devant 
nous,  à  quelques  kilomètres,  au  fond  d'une  cuvette 
entourée  de  tous  côtés  par  des  montagnes  qui  l'en- 
serrent, comme  un  précieux  joyau  est  encastré  dans 
sa  monture.  L'émotion  nous  étreint  à  la  pensée  que 
nous  sommes  devant  cette  ville  du  désert  dont  les 
plus  célèbres  voyageurs  ont  rapporté  depuis  long- 
temps déjà  de  si  curieuses  descriptions.  Nous 
avons  hâte  d'arriver,  mais  il  y  a  cependant  quelque 
chose  qui  nous  retient  et  nous  attire,  devant  cette 
oasis,  sentiment  difficile  à  analyser,  sans  doute 
formé  par  un  mélange  de  terreur  et  de  curiosité, 
provenant  peut-être  de  la  réminiscence  des  an- 
ciennes descriptions,  qui  ont  représenté  ce  lieu,  tan- 
tôt comme  un  repaire  de  tribus  sauvages  chez  les- 
quelles il  était  téméraire  de  pénétrer,  tantôt  comme 
une  ville  enchantée  où  l'on  jouissait  des  spectacles 
les  plus  doux  en  se  délassant  des  dures  fatigues  des 
longues  marches. 

Les  palmiers  donnent  naissance  à  une  sombre 
muraille,  qui  s'étend  sur  plus  d'un  kilomètre  de 
longueur.  En  avant  de  l'oasis,  une  sorte  de  voûte 


128  EN    TRIPOLITAINE 

s'élève  là,  semblable  à  un  ancien  arc  de  triomphe  à 
demi  enfoui  dans  les  sables,  comme  abandonné  par 
les  palmiers  qui  se  sont  retirés.  Sur  notre  droite, 
s'étendent  d'immenses  jardins.  Une  porte  monu- 
mentale y  donne  accès,  véritable  château  fort  antique 
gardant  l'entrée  d'une  citadelle  invisible  cachée  sous 
une  luxuriante  végétation.  A  gauche  un  mur  entoure 
des  ruines  innombrables  cachées  sous  les  sables 
mouvants  qui  se  sont  amoncelés  derrière  la  muraille, 
après  s'être  déversés  à  l'intérieur  par  des  brèches 
ouvertes  et  jamais  refermées. 

La  nouvelle  de  notre  arrivée  s'est  répandue 
comme  une  traînée  de  poudre.  Nous  sommes  entou- 
rés par  une  foule  de  Berbères  et  de  nègres  qui  nous 
regardent  curieusement.  Arrivés  devant  la  porte 
massive  qui  donne  entrée  dans  la  ville  par  le  sud, 
nous  mettons  pied  à  terre,  et  tandis  que  mes  com- 
pagnons s'occupent  des  chameaux,  un  petit  Berbère, 
à  la  frimousse  engageante,  s'empresse  de  prendre 
mon  cheval  par  la  bride.  Je  me  dispose  à  pénétrer 
dans  Ghadamès  pour  me  présenter  au  gouverneur 
de  la  ville  et  lui  demander  un  logement. 


CHAPITRE  VI 


GHADAMÈS 


Ghadamès.  —  Chez  le  gouverneur.  —  Chambre  de  fonctionnaire.  — 
Une  vaste  maison  nous  est  fournie  par  le  gouvernement.  —  Récep- 
tion du  Kaïmakan  Mahmoud  Faousi.  —  Accueil  amical.  —  Le 
mystère  de  Ghadamès.  —  Situation  de  l'oasis.  —  Étape  importante. 

—  Promenades  dans  la  ville.  —  Rues  couvertes.  —  Carrefours.  — 
Amabilité  des  Ghadamésiens.  —  La  nouvelle  ville.  —  L'art.  —  Camp 
targuî.  —  Les  Idoles.  —  Ruines.  —  Rassin  d'Arhechchouf.  —  Eau 
thermale.  —  Rains.  —  Source  froide.  —  Sol  de  Ghadamès.  —  Les 
jardins.  —  Les  cultures.  —  Le  trafic  du  Soudan.  —  Les  caravanes.  — 
Les  marchands  arabes.  —  Diminution  du  transit.  —  Sa  cause.  —  La 
chute  de  Ghadamès.  —  Industrie.  —  Les  cuirs.  —  Les  armes.  —  Les 
habitants.  —  Les  Rerbères.  —  Les  Touareg.  —  Camp  des  Touareg. 

—  La  population  nègre.  —  Sa  transformation  intellectuelle.  —  Son 
mélange  avec  les  Rerbères.  —  La  langue.  —  Fanatisme.  —  La  po- 
pulation turque.  —  L'élément  militaire.  —  Les  fonctionnaires  ci- 
vils. —  La  frontière  à  Ghadamès.—  Isolement  et  tristesse  de  Gha- 
damès. —  Les  marabouts.  —  Sur  le  toit  de  notre  maison.  —  Les  mos- 
quées. —  Simplicité  des  fonctionnaires.  —  Leur  obéissance.  —  Le 
marché.  —  Avenir  de  Ghadamès. 


C'est  le  10  mai  que,  précédé  du  zaptié,  l'interprète 
Mustapha,  je  pénétrai  sous  l'énorme  porte  sud  de 
Ghadamès  qui  défendait  jadis  de  ses  formes  colos- 
sales l'entrée  de  l'oasis.  Nous  longeâmes  quelques 
instants  la  muraille  à  l'intérieur  pour  arriver  dans 
une  rue  bordée  des  deux  côtés  par  de  vastes  mai- 
sons spacieuses  à  l'aspect  hospitalier  et  confortable. 

9 


130  EN    TRIPOLITAIXE 

Après  quelques  minutes  de  marche  pénible  sur  le 
sol  sableux  nous  nous  arrêtons  devant  une  porte 
rustique  d'apparence  qu'un  Arabe  nous  indique  être 
l'entrée  de  la  maison  du  Kaïmakan.  A  nos  coups  réi- 
térés frappés  avec  impatience  un  homme  dont  la  tête 
est  cachée  par  un  burnous  épais  vint  ouvrir  avec 
précaution  et  manifesta  un  vif  étonnement  à  notre 
vue.  Je  demandai  le  Kaïmakan.  Notre  interlocuteur 
nous  répondit  qu'il  allait  le  prévenir  de  notre  arrivée, 
et  il  nous  fit  entrer  dans  la  maison.  Il  nous  conduisit 
dans  une  chambre  du  plus  misérable  aspect.  Un  lit 
et  deux  chaises  constituaient  tout  l'ameublement. 
Par  terre  des  nattes  épaisses  et  des  coussins  indi- 
quaient que  c'était  surtout  là,  qu'accroupis,  les  habi- 
tants aimaient  à  se  tenir.  Un  narghilé  fumant 
encore  avait  rempli  la  chambre  d'une  odeur  par- 
fumée et  suave  qui  donnait  à  l'atmosphère  cette 
transparence  qui  est  comme  l'expression  même  de 
l'Orient.  Des  armes  bizarres,  aux  formes  tourmen- 
tées et  barbares  ornaient,  comme  des  trophées,  les 
murs  blanchis  de  la  chambre.  Tandis  que  je  regar- 
dais curieusement  les  objets  qui  m'entouraient,  le 
secrétaire  du  Kaïmakan,  car,  à  ce  qu'il  me  dit, 
c'était  son  titre,  réapparut  et  m'annonça  que  le 
gouverneur  était  occupé,  mais  qu'il  allait  me  con- 
duire lui-même  dans  une  maison  prête  depuis  plu- 
sieurs jours  pour  me  recevoir. 

Mais  ce  n'était  pas  une  maison  qu'on  avait  prépa- 
rée, c'en  était  plusieurs,  que  le  gouverneur  avait  fait 
évacuer  et  nettoyer  afin  que  je  n'eusse  que  l'embarras 
du  choix.  Je  portai  ma  préférence  sur  une  belle 
habitation  située  au  centre  du  quartier  des  Béni 
Ouzil;  je  serai  logé  au  milieu  de  la  ville  et  j'aurai 


GHADAMÈS;  131 

toutes    les  facilités  pour   la   visiter   les  jours  sui- 
vants. 

A  côté  de  notre  habitation  un  grand  jardin  avait  été 
mis  à  notre  disposition  pour  parquer  les  chameaux. 
Je  remerciai  vivement  le  secrétaire  et  il  me  quitta. 

J'étais  occupé  à  faire  ranger  les  bagages  qui  arri- 
vaient peu  à  peu  avec  les  chameaux  quand  Mustapha 
vint  me  prévenir  que  le  Kaïmakan  Mahmoud  Faousi 
était  là.  Je  m'empressai  d'aller  à  sa  rencontre.  Un 
bel  homme,  serré  dans  une  redingote,  coiffé  du  fez 
sorti  de  la  forme  était  devant  moi  avec  deux  soldats. 
11  me  souhaita  la  bienvenue  en  termes  chaleureux. 
Mahmoud  Faousi  me  donna  deux  soldats  qui  de- 
vaient rester  au  bas  de  ma  maison  et  me  servir  dé 
domestiques.  Tandis  que  je  m'entretenais  avec  lui 
je  constatai  avec  stupéfaction  que  le  Kaïmakan 
n'était  autre  que  le  secrétaire  en  redingote  !  le  même 
que  j'avais  quitté  quelques  minutes  auparavant. 
J'eus  beaucoup  de  peine  à  ne  pas  rire  de  cette  comé- 
die et  je  dus  faire  de  sérieux  efforts  pour  ne  pas  me 
montrer  impoli  envers  un  homme  qui  avait  agi 
avec  beaucoup  de  déférence. 

Voici  ce  qui  s'était  passé.  J'avais  surpris  le  Kaï- 
makan par  mon  arrivée  subite  à  l'heure  du  repos  et 
malgré  les  sentinelles  qu'il  avait  postées  pour  si- 
gnaler mon  approche.  Pris  à  l'improviste,  il  s'était 
fait  passer,  pour  sauver  les  apparences,  pour  un  em- 
ployé du  gouverneur  et  ce  n'est  que  lorsqu'il  fut 
habillé  de  son  costume  de  cérémonie  qu'il  osa  venir 
me  saluer  officiellement.  Je  lui  fis  remarquer  qu'au 
désert  il  n'était  pas  indispensable  d'agir  selon  l'éti- 
quette la  plus  sévère  et  que  moi-même  j'étais  fort 
mal  mis  avec  mes  vêtements  déchirés  après  un  long 


132  EN    TRIPOLITAINE 

voyage.  Mais  il  ne  voulut  rien  entendre,  et  tint  à  me 
recevoir  avec  tous  les  honneurs  dus  à  un  étranger 
et  selon  les  lois  sacrées  de  l'hospitalité. 

Tandis  que  nous  nous  entretenions,  assis  dans  la 
cour  intérieure  de  notre  maison,  une  dizaine  de  sol- 
dats aidaient  nos  chameliers  à  décharger  les  cha- 
meaux et  nos  lits.  Le  domestique  du  Kaïmakan  nous 
apporta  le  café  et  les  cigarettes. 

J'étais  surpris  d'une  réception  aussi  gracieuse,  car 
je  m'attendais  à  être  toléré  beaucoup  plus  qu'à  être 
reçu  comme  un  ami. 

On  a  répandu  les  histoires  les  plus  ridicules  sur 
Ghadamès  et  je  pensais  comme  tant  d'autres  qu'il 
était  difficile  d'y  pénétrer. 

Encore  dernièrement,  un  grand  journal  ne  crai- 
gnait pas  de  suggérer  que  les  Turcs  mettaient  beau- 
coup de  mauvaise  volonté  à  laisser  visiter  l'oasis» 
par  les  étrangers.  Or,  si  je  raconte  longuement  les 
réceptions  amicales  qui  m'ont  été  faites,  c'est  pour 
démolir  une  fois  pour  toutes  les  calomnies  dont  les 
Turcs  ont  été  l'objet  dans  un  but  essentiellement  po- 
litique. Je  considère  comme  un  devoir  de  raconter 
simplement  ce  que  j'ai  vu  à  une  époque  où  la  Tur- 
quie, traverse  une  phase  difficile  de  son  histoire 
et  est  trop  modeste  pour  dévoiler  l'œuvre  qu'elle  a 
poursuivie  dans  ces  pays  reculés. 

La  maison  qui  m'avait  été  donnée  par  le  gouver- 
neur était  une  des  plus  confortables  de  la  ville.  A 
l'étage  supérieur,  plusieurs  chambres  spacieuses 
s'ouvraient  sur  une  vérandah  faisant  le  tour  de  la 
cour.  Il  y  avait  là  tout  ce  qu'il  nous  fallait,  cuisine, 
salon,  chambres  à  coucher.  Le  gouverneur,  dans  son 
amabilité,  nous  fait  porter  des  nattes  et  des  tapis 


GH  A  DAMÉS  133 

turcs  dans  les  chambres  qu'il  regrettait  de  ne  pou- 
voir meubler  comme  il  l'aurait  désiré. 

Au  rez-de-chaussée,  d'autres  chambres  et  des  cou- 
loirs sont  occupés  par  nos  zaptiés,  qui  sont  chargés 
de  monter  la  garde  avec  les  soldats  supplémentaires 
fournis  par  le  gouverneur  de  Ghadamès.  On  ne 
pouvait  être  installé  mieux. 

J'eus  beaucoup  de  peine  à  obliger  le- gouverneur 
de  ne  pas  se  dessaisir  pour  moi  de  tout  ce  qu'il 
avait  ;  il  voulait  me  donner  jusqu'à  son  lit. 

La  ville  de  Ghadamès  est  très  bien  connue  (1)  et 
nous  en  avons  eu  de  nombreuses  descriptions  faites 
par  des  voyageurs  qui  l'ont  visitée  il  y  a  déjà  long- 
temps. Ceux  qui  en  ont  donné  des  détails  les  plus 
précis  sont  :  Laing,  Richardson,  Dickson,  Bonne- 
main,  Duveyrier,  Marcher,  de  Polignac,  Vatonne, 
Largeau,  pour  ne  citer  que  les  explorateurs  qui  ontfait 
de  longs  écrits  de  leurs  voyages.  De  Polignac  et  Va- 
tonne  ont  même  dressé  un  plan  très  exact  de  la  ville. 
Je  ne  nomme  ici  que  les  voyageurs  les  plus  connus, 
mais  depuis  Largeau,  en  1876,  souvent  Ghadamès 
a  été  visitée  par  des  Européens  et  la  ville  n'a  plus 
rien  actuellement  de  ce  mystère  qu'on  se  plaît  encore 
parfois  à  évoquer.  Ghadamès  est  une  ville  curieuse, 
sans  doute,  qui  a  eu  son  heure  de  grandeur  et  de 
célébrité,  mais  elle  est  bien  déchue  maintenant. 

11  faut  bien  reconnaître  que  c'est  grâce  au  voile 
plein  de  mystère  qui  a  flotté  anciennement  comme  une 
gaze  semi-transparente  autour  de  Ghadamès  que  les 
voyageurs  et  les  géographes  ont  été  amenés  à  s'occu- 

(1)  Tout  dernièrement  M.  Pervinquière,  l'éminent  professeur  de  la 
Sorbonne,  a  publié  une  série  d'articles  très  instructifs  sur  Ghadamès 
dans  la  Géographie,  le  Temps  et  V Illustration. 


134  EN    TRIP0LITA1NE 

per  avec  passion  de  ce  lieu  qui  ne  se  distingue  guère 
des  autres  oasis  que  par  un  isolement  plus  complet, 
au  milieu  d'un  pays  sans  intérêt,  aride  et  désolé. 

Ghadamès  est  isolée.  De  l'oasis  il  faut  plusieurs 
étapes  pour  atteindre  d'autres  palmeraies  dont  la 
mauvaise  eau  des  sources  est  à  peine  suffisante 
pour  désaltérer  les  chameaux  des  caravanes.  Mais, 
d'autre  part,  c'est  un  lieu  d'étape  très  important.  Un 
coup  d'œil  jeté  sur  une  carte  générale  montre  de 
suite  la  situation  privilégiée  de  Ghadamès  qui  occupe 
le  centre  d'une  sorte  d'isthme  séparant,  à  l'ouest, 
les  océans  de  sable  du  sud  tunisien  des  déserts  pier- 
reux de  la  terrible  Hamâda-el-Homra,  à  l'est.  C'est 
par  cette  langue  de  terre  que  passent  les  caravanes 
qui,  du  Soudan,  se  rendent  à  Tripoli  et  c'est  encore 
par  là  le  plus  court  chemin  pour  se  rendre  au  pays 
des  Ahagar.  Ghadamès  est  aussi  un  lieu  d'étape 
pour  les  convois  qui  se  rendent  dans  les  oasis  si 
populeuses  de  Ghat  au  sud  du  Fezzan.  C'est  par 
Ghadamès  que,  jadis,  défilaient  les  grandes  cara- 
vanes d'esclaves  à  destination  de  l'Orient  avant  que 
la  Porte,  par  des  mesures  sévères,  défendît  la  traite. 
C'est  par  là  aussi  que  se  faisait  en  grande  partie  le 
commerce  du  Soudan,  c'est  parla  qu'arrivai-ent  les 
grandes  caravanes  chargées  de  cuirs,  de  poudre 
d'or,  et  qu'en  retour  passaient  pour  le  sud  les  pro- 
duits manufacturés. 

Mais  l'importance  de  Ghadamès  a  bien  diminué. 
La  fin  de  l'esclavage  est  certainement  pour  beaucoup 
dans  la  chute  et  l'abaissement  de  l'Orient.  On  ne 
peut  pas,  dans  ce  pays,  concevoir  le  faste  et  la  gran- 
deur sans  les  captifs.  Si  les  oasis  dépérissent  en- 
vahies par  les  sables,  si  elles  sont  désertées  par  les 


GH  AD  AMES  135 

Arabes,  c'est  qu'il  n'y  a  plus  d'es-claves  pour  y  tra- 
vailler. 

La  surface  occupée  par  l'oasis  était  bien  plus 
grande  anciennement  qu'aujourd'hui.  Elle  couvrait 
un  espace  de  i.5oo  mètres  du  Sud  au  Nord  et  au- 
tant dans  la  direction  Est-Ouest.  Toute  la  partie 
nord  est  occupée  par  de  grands  jardins,  mais  une 
partie  est  abandonnée  et  envahie  par  les  sables. 
C'est  dans  la  partie  sud  que  se  trouve  la  ville,  amas 
de  maisons  qui  se  touchent  les  unes  les  autres  par 
leur  partie  supérieure  et  au  milieu  desquelles  sont 
creusés  des  couloirs  obscurs  et  étroits  qui  remplacent 
des  rues.  Ce  sont  de  véritables  galeries  de  mines 
avec  des  boisages  formés  de  troncs  de  palmiers 
contre  lesquels  on  se  heurte  constamment  la  tête. 
Il  faut  un  guide  pour  pouvoir  se  reconnaître  dans  ce 
dédale  enchevêtré  de  boyaux  qui  ne  sont  éclairés 
que  de  loin  en  loin  par  des  ouvertures  pratiquées 
dans  l'énorme  épaisseur  des  murailles. 

Ces  ruelles  sont  si  étroites  que  c'est  un  par  un 
qu'il  faut  cheminer  et  souvent,  dans  l'obscurité  qui 
y  règne,  on  tâtonne  avec  hésitation  avant  de  s'en 
aller  dans  l'inconnu.  Parfois,  au  loin,  une  lumière 
vous  guide,  et  il  semble  que  l'on  n'a  qu'à  se  diriger 
de  ce  côté,  mais  l'on  ne  cesse  de  se  heurter  aux  mu- 
railles sinueuses  qui  vous  séparent  encore,  comme 
autant  d'obstacles,  du  but  à  atteindre.  Grâce  à  l'obli- 
geance du  gouverneur  Mahmoud  Faousi  qui  tint  à 
me  montrer  en  personne  tous  les  coins  et  recoins  de 
la  ville  je  pus  pénétrer  partout  et  je  me  rappellerai 
toujours  ces  longues  promenades  que  nous  fîmes  à 
la  file  indienne,  promenades  pendant  lesquelles  je 
tenais  le  pan  de  la  redingote  du  digne  représentant 


136  EN    TRIPOLITAINE 

de  la  Turquie  pour  ne  pas  perdre  mon  guide  pré- 
cieux, invisible  dans  l'obscurité. 

Les  galeries  débouchent  dans  des  parties  élargies 
qui  reçoivent  le  jour  par  en  haut.  Ces  carrefours 
sont  entourés  de  bancs  de  pierres  recouverts  de  ta- 
pis turcs,  c'est  le  rendez-vous  de  la  population  de 
Ghadamès  qui  vient  ici  passer  le  temps  dans  l'indo- 
lence et  dans  l'oisiveté. 

Les  Ghadamésiens  sont  hospitaliers  et,  chaque 
fois  que  je  traversais  les  petites  places,  de  vieux 
Berbères  aux  nobles  traits  m'invitaient  à  venir  me 
reposer  sur  les  divans  à  côté  d'eux.  Nous  passions 
là  de  longues  heures  à  causer  et  j'écoutais,  tout  en 
buvant  le  café  et  en  fumant,  les  contes  qu'ils  narrent 
avec  tant  de  facilité.  Au  bout  de  quelques  jours 
il  nous  semblait  avoir  toujours  habité  Ghadamès. 
Nous  passions  de  délicieuses  journées  sur  ces 
places  où  le  soleil  ne  peut  pénétrer  que  rarement,  à 
cause  des  murailles  élevées  et  en  saillies  qui  font 
ressembler  ces  carrefours  à  des  fonds  de  puits. 

C'est  donc  bien  à  tort  que  l'on  dit  que  les  Ghada- 
mésiens et  les  Turcs  ne  veulent  pas  laisser  pénétrer 
le  mystère  de  leur  ville,  car  de  mystère  il  n'y  en  a 
guère  et  j'ai  partout  vu  l'empressement  de  tous  à  me 
montrer  ce  qui  pouvait  avoir  quelque  intérêt. 

Si  parfois  des  voyageurs  armés  jusqu'aux  dents 
ont  «voulu  se  promener  dans  la  ville,  en  montrant 
ostensiblement  leurs  armes,  est-il  étonnant  qu'ils 
aient  trouvé  une  résistance?  Si  l'on  imaginait  le  pro- 
cédé inverse  d'une  troupe  d'Arabes  arrivant,  bran- 
dissant leurs  fusils  dans  une  ville  d'Europe,  notre 
police  ne  les  laisserait  pas  longtemps  en  liberté. 

Le  Ghadamésienest,  comme  je  l'ai  dit,  aimable,  et 


Ghadamès.  —  Les  "  Idoles  "  et  l'ancienne  enceinte 
de  l'oasis. 


Ghadamès.  —  Le  quartier  du  Ksar  au  sud  de  l'oasis. 


GHADAMÈS         .  137 

pendant  les  dix  jours  passés  dans  l'oasis,  du  matin 
au  soir  les  habitants  venaient  me  chercher  pour  me 
montrer  les  curiosités  de  leur  ville. 

L'architecture  de  certaines  rues  larges  et  aérées 
est  curieuse. Des  arcades  crénelées  ont  été  lancées 
en  travers  pour  soutenir  les  murailles  élevées  des 
maisons.  Ailleurs,  ce  sont  des  places  couvertes  dont 
les  voûtes  sont  supportées  par  des  colonnes  sur  les- 
quelles les  inscriptions  et  les  reliefs  sont  du  plus 
pur  style  berbère. 

La  partie  sud  de  la  ville  a  moins  de  cachet  que  la 
partie  nord.  Les  rues  sont  plus  larges  et  en  partie  à 
ciel  ouvert,  encaissées  entre  les  murs  des  maisons. 
Elles  sont  recouvertes  d'un  sol  sableux  sur  lequel 
on  marche  péniblement.  Dans  cette  partie,  qui 
paraît  du  reste  plus  moderne,  se  trouvent  des  mai- 
sons plus  vastes  et  mieux  aménagées.  On  m'y  a 
également  montré  les  curieuses  fenêtres  d'une 
mosquée  dont  les  moulures  rappellent  le  style  ro- 
main. 

Dans  la  partie  sud  de  la  ville,  à  la  limite  des 
jardins,  mais  en  dehors,  se  trouve  la  caserne  qui 
abrite  en  temps  ordinaire  quelques  centaines  de 
soldats.  C'est  un  vaste  bâtiment  rectangulaire  situé 
sur  le  flanc  du  plateau  qui  s'élève  au-dessus  de  la 
ville.  Dans  cette  partie  des  Touareg  misérables, 
mourant  de  faim,  ont  établi  leur  campement.  Ils  se 
sont  construits  des  demeures  primitives  au  milieu 
de  ruines  anciennes.  Des  pans  de  murailles  s'élèvent 
là,  isolés  comme  des  tours  à  moitié  détruites. 
L'imagination  fertile  orientale  en  a  fait  des  «  idoles  ». 
Ces  fragments  d'antiques  monuments,  qui  ont  une 
origine   douteuse,  sont  bien  posés  là  comme  pour 


138  EN    TRIPOLITAINE 

servir  à  l'adoration  d'un  peuple.  Les  colonnes 
représentent  peut-être  les  restes  d'une  ancienne 
forteresse  berbère  qui  devait  protéger,  de  ses  for- 
midables remparts,  l'oasis  construite  à  ses  pieds. 
On  voit  même  en  plusieurs  endroits  des  fondations 
importantes  ressemblant  à  celles  des  forteresses  du 
Djebel  Nefousa.  Mais  il  n'y  a  rien  de  romain  dans 
ces  constructions,  et  personne  ne  peut  affirmer  que 
l'on  soit  ici  en  présence  d'anciens  monuments  funé- 
raires des  rois  Garamantes  comme  on  l'a  parfois 
supposé. 

Il  n'existe  à  Ghadamès  aucuns  restes  romains 
analogues  à  ceux  dont  les  ruines  jalonnent  le  haut 
du  Djebel  Nefousa.  Aucune  inscription  ne  présente 
les  caractères  vraiment  certains  d'authenticité  ro- 
maine. L'architecture  est  partout  de  style  berbère. 

Ghadamès  était  jadis  une  ville  fortifiée,  car  elle 
avait  à  se  défendre  contre  les  attaques  des  pillards. 
Un  mur  d'enceinte  d'une  longueur  de  cinq  à  six  ki- 
lomètres l'entoure  encore  en  partie.  Mais  ce  mur 
n'est  plus  qu'une  ruine  indiquant  seulement  l'em- 
placement d'une  ancienne  muraille  bien  conservée 
encore  en  quelques  points  isolés.  Elle  s'élève  majes- 
tueuse au  nord  de  la  ville,  et  au  sud  près  de  la 
grande  porte.  En  arrière,  des  jardins  sont  aban- 
donnés et  enfouis  sous  les  sables.  Des  amas  in- 
formes qui  couvrent  de  grands  espaces  à  l'ouest  et 
à  l'est  de  la  ville  révèlent  l'existence  d'anciennes 
maisons  aujourd'hui  tombées  en  ruine.  Les  habi- 
tants se  sont  réfugiés  dans  le  centre  et  le  sud  de 
l'oasis. 

Il  va  sans  dire  que  ces  débris  d'une  activité 
plus  grande  indiquent  une  diminution  considérable 


GHADAMÈS  139 

delà  population  et  de  la  richesse  des  habitants,  ainsi 
que  la  réduction  d'un  commerce  jadis  florissant. 

L'eau  à  laquelle  l'oasis  doit  son  existence,  jaillit  au 
centre  de  la  ville  au  milieu  d'un  grand  bassin  duquel 
partent  dans  toutes  les  directions  des  canaux  qui 
servent  à  la  conduire  jusque  dans  les  jardins  les 
plus  éloignés.  Elle  sort  sous  pression  en  formant  de 
grosses  bulles,  c'est  une  eau  tiède.  Le  bassin  carré 
est  dominé  de  toutes  parts  par  des  murs  élevés. 
Chaque  matin  nous  allions  prendre  un  bain.  La 
température  agréable  de  l'eau  nous  délassait  des 
fatigues  d'un  long  voyage.  Le  bassin,  d'une  dizaine 
de  mètres  de  longueur,  et  d'une  profondeur  de  3  à 
4  mètres,  était  à  notre  arrivée  rempli  d'herbes,  mais 
deux  jours  plus  tard,  quelle  ne  fut  pas  notre  surprise 
de  constater  que  le  Kaïmakan,  dans  un  but  aussi  ai- 
mable qu'hospitalier,  avait  pris  la  peine  de  le  faire  en- 
tièrement nettoyer.  Aussi,  grâce  à  cette  obligeance, 
nous  pûmes  chaque  matin  nager  pendant  de  longs 
moments  dans  cette  piscine  idéale.  Après  avoir  tant 
souffert  de  la  chaleur  ces  bains  pris  dans  cette 
oasis  étaient  délicieux.  La  source  que  l'on  appelle: 
Arhe-chchouf  est  thermale,  mais  il  est  bien  probable 
que  l'eau  ne  doit  pas  venir  de  grande  profondeur, 
comme  on  l'a  supposé,  car  presque  partout  dans  la 
région  il  existe  des  nappes  acqueuses  très  près  de 
la  surface.  A  moins  que  ces  nappes  elles-mêmes  ne 
soient  le  résultat  de  sources  artésiennes  dont  l'eau 
s'est  répandue  sur  de  grands  espaces. 

D'une  autre  source,  située  à  l'ouest  de  la  ville,  jaillit 
une  eau  froide,  abondante,  qui  coule  de  bassin  en 
bassin  et  sert  également  à  l'irrigation  des  jardins. 

Comme  à  Châoua,  les  jardins  sont  creusés  sous 


140  EN    TRIPOLITAINE 

le  sol  de  la  ville  et  ceci  pour  la  même  cause.  Il 
a  fallu  atteindre  une  argile  calcaire  féconde  et  enle- 
ver la  croûte  de  gypse  qui  forme  tout  autour  de 
Ghadamès  le  fond  de  la  cuvette.  Ce  sol  boursouflé, 
souvent  recouvert  d'une  croûte  de  sel,  est  très  pro- 
bablement relié  à  la  plaine  si  identique  de  Mzézem. 
Ce  n'en  serait  qu'une  dépendance  sud  et  la  commu- 
nication se  ferait  par  des  chenaux  latéraux. 

La  position  des  jardins  au  fond  de  trous,  a  facilité 
le  système  d'irrigation.  11  a  suffi  de  creuser  des  ca- 
naux judicieusement  ramifiés  pour  que  toute  l'oasis 
soit  arrosée,  sans  qu'il  y  ait  besoin  d'un  moyen 
mécanique  élévatoire  pour  l'eau.  On  comprend  aussi 
pourquoi  toutes  ces  conditions  réunies  ont  fait  de 
ce  lieu  un  endroit  de  repos  dont  on  parle  au  loin, 
car  on  n'y  a  aucune  peine  pour  l'entretien  des  jar- 
dins. Il  suffit  de  planter  pour  récolter,  l'arrosage  se 
faisant  de  lui-même. 

Les  jardins  sont  petits,  chaque  habitant  a  le  sien. 
On  y  pénètre  par  une  porte  étroite  dont  le  proprié- 
taire a  toujours  la  clef  suspendue  à  la  taille.  Un  jar- 
din a  en  général  peu  de  dattiers,  mais  les  dattes  de 
Ghadamès  sont  réputées  plus  grosses  et  meilleures 
que  celles  des  autres  oasis.  Dans  les  jardins  poussent 
encore  des  figuiers  et  des  abricotiers  dont  les  fruits 
sont  petits  mais  succulents.  La  pastèque  croit  en 
bondance.  Le  froment  et  l'orge  sont  très  répandus. 
Les  dattiers  sont  d'un  bon  profit,  car  ils  peuvent 
donner  en  une  ou  deux  années  le  chargement  com- 
plet d'un  chameau,  ce  qui  équivaut  à  une  somme  de 
cinq  cents  francs.  Les  dattes  sont  vendues  dans 
les  villes  du  Djebel,  à  Tripoli  ou  dans  les  localités 
du  sud  Tunisien. 


GHADAMÈS  141 

Ghadamès  était  essentiellement  une  ville  de  com- 
merce par  où  passaient  les  marchands  arabes  fai- 
sant les  grands  voyages  de  Tripoli  au  Soudan,  au 
Tchad,  au  Sokoto  et  au  Bornou.  Encore  aujourd'hui 
Ghadamès  est  visitée  par  de  nombreuses  caravanes, 
mais  ce  n'est  plus  rien  en  comparaison  du  trafic 
ancien  qui  était  considérable.  De  Ghadamès  à  Tim- 
bouctou  il  faut  trois  mois  de  voyage,  mais  le  pays 
vers  le  sud  devient  moins  aride  et  les  oasis  plus 
nombreuses  par  suite  de  l'humidité  croissante.  Gé- 
néralement, lorsque  des  marchands  arabes  partent 
de  Tripoli  avec  leurs  chameaux  chargés  de  produits 
manufacturés  et  de  denrées  coloniales   ils    restent 
absents  deux  ou  trois  années.  Arrivés  au  Soudan 
ils  parcourent  le  pays  en  vendant  eux-mêmes   les 
produits  qu'ils  ont  apportés.  L'écoulement  de  ceux- 
ci  dure  longtemps,  car  la  ténacité  de  ces  marchands 
est  connue;  plutôt  que  de  baisser  le  prix  d'un  objet 
dont  ils  ont  établi  la  valeur  souvent  exagérée,  ils 
préfèrent  parcourir  des  centaines  de  kilomètres  sup- 
plémentaires pour  trouver  un  acheteur.  Ils  mettent, 
à  ne  pas  diminuer  le  prix  fixé,  tout  l'orgueil  de  leur 
race.  Une  fois  les  charges  vendues,  ils  se  procurent 
avec  l'argent  gagné  des  produits  du  Soudan,  de  la 
poudre  d'or,  des  objets  travaillés,  des  peaux,  qu'ils 
vendent  à  Tripoli.  Le  bénéfice  est  ainsi  double.  Un 
voyage  complet  dure  au  moins  deux  ans. 

C'est  à  une  époque  déterminée,  au  printemps,  que 
les  longues  caravanes  du  Soudan  arrivent  à  Tripoli. 
Le  commerce  est  bien  déchu  aujourd'hui.  La  cause 
en  est  à  la  pénétration  par  le  sud  et  l'est  des  négo- 
ciants européens  qui  ont  établi  leurs  comptoirs 
jusque    dans  les    coins  les  plus  reculés  du  centre 


^2  EN  tripolitaim: 

africain.  Ils  ont  fait  ainsi,  en  apportant  à  vil  prix  des 
marchandises  aux  nègres  du  Soudan,  une  redoutable 
concurrence  aux  marchands  arabes.  L'issue  de  la 
lutte  n'est  point  douteuse.  Les  Européens,  grâce 
aux  puissantes  compagnies  qu'ils  ont  créées,  peuvent 
fournir  les  objets  et  les  denrées  du  Nord  à  bien 
meilleur  marché  que  les  Arabes.  En  outre,  des 
chemins  de  fer  vont  bientôt  relier  les  localités  du 
centre  Soudanais  aux  grands  ports  de  la  côte  de 
l'Afrique  occidentale.  La  facilité  des  transports 
donne  un  avantage  décisif  aux  comptoirs  européens 
qui  ruineront  bientôt  le  commerce  des  grandes  ca- 
ravanes. Celles-ci  sont  appelées  à  disparaître  comme 
étant  un  moyen  de  transport  trop  long  et  dispen- 
dieux, c'est  un  genre  de  locomotion  qui  n'est  pas 
sans  poésie  et  que  l'on  regrettera,  mais  il  ne  peut 
pas  lutter  contre  les  chemins  de  fer. 

Il  est  déjà  condamné. 

C'est  là  qu'est  la  cause  de  la  chute  de  Ghadamès. 
Ne  vivant  que  du  passage  des  caravanes,  elle  périra 
d'inanition  lorsque  celles-ci  ne  viendront  plus  ré- 
veiller de  temps  en  temps  les  habitants  indolents 
qui  se  prélassent,  à  l'ombre  bienfaisante  des  dattiers, 
ou  sur  les  divans  des  places  couvertes. 

On  évaluait,  il  y  a  quelque  vingt  ans,  le  commerce 
de  Ghadamès  à  deux  ou  trois  millions  par  année; 
mais  il  est  hors  de  doute  qu'aujourd'hui  ces  chif- 
fres sont  exagérés  et  dépassent  de  beaucoup  le  mon- 
tant des  échanges  qui  peuvent  se  faire  actuellement. 

L'industrie  n'est  cependant  pas  complètement 
nulle.  La  préparation  des  cuirs  occupe  un  certain 
nombre  d'habitants.  Les  souliers  fabriqués  à  Gha- 
damès sont  très  recherchés   par  les  Arabes  qui  en 


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GHADAMÈS  148 

aiment  l'excellence  du  cuir,  la  légèreté  et  la  sou- 
plesse. La  marque  de  Ghadamès  est  renommée  au 
loin  dans  le  désert. 

Avec  le  cuir  on  fabrique  aussi  des  ceintures  et 
des  bretelles  qui  servent  à  porter  les  armes. 

La  fabrication  d'armes  blanches  occupe  quelques 
habitants.  Ces  armes  ont  des  formes  bizarres,  leurs 
lames  dentelées  et  sinueuses  sont  étranges.  Elles 
sont  portées  parles  Touareg,  caries  Berbères  géné- 
ralement se  contentent  de  leurs  longs  fusils  à  pierre. 
J'ai  admiré  de  jolis  poignards  dont  les  manches 
étaient  très  curieusement  travaillés  et  qui  se  fixent 
par  une  attache  au  poignet  gauche,  la  pointe  vers 
le  coude.  Cette  manière  de  porter  l'arme  présente  un 
grand  avantage  en  cas  d'attaque  car  il  est  facile  de 
saisir  le  manche  instantanément  avec  la  main  droite. 
Ces  armes  sont  vendues  aux  étrangers  comme  cu- 
riosité et  sont  avec  les  objets  en  cuir  transportés  à 
Tripoli  et  surtout  à  Tunis  où  ils  s'accumulent  dans 
les  Souks. 

Les  habitants  de  Ghadamès  appartiennent  à  la 
race  berbère  quoique  certaines  factions  prétendent 
être  d'origine  arabe,  mais  on  ne  peut  ajouter  foi  à 
ces  assertions  et  il  est  bien  difficile  d'établir  des 
distinctions  précises.  Anciennement  les  deux  tribus 
principales  se  fréquentaient  peu.  Les  Béni  Oualid 
habitaient  au  nord  de  l'oasis,  les  Béni  Ouazil  au  sud. 
On  raconte  même  qu'un  habitant  d'une  tribu  n'avait 
pas  le  droit  d'aller  se  promener  dans  la  partie  de  la 
ville  occupée  par  la  tribu  voisine,  mais  actuellement, 
étrangers  et  Ghadamésiens  passent  partout  en  toute 
liberté.  Ces  deux  tribus  sont  aujourd'hui  mélangées 
et  on  ne  peut  plus  faire  de  distinction. 


144  EN    TRIPOLITAINE 

Les  Touareg  sont  nombreux  à  Ghadamès  et  re- 
présentent la  véritable  race  berbère  pure  et  sans 
mélange.  Ce  sont  des  hommes  de  plus  de  6  pieds  de 
haut,  aux  épaules  larges  et  carrées.  Enveloppés 
dans  leurs  burnous  et  la  figure  voilée  ils  ne  laissent 
de  libre  qu'une  partie  de  la  face  où  brillent  deux 
yeux  noirs  et  perçants.  Hommes  superbes  ils  ont 
tout  dans  leur  allure  de  cette  intrépidité  dont  on 
se  plaît  à  revêtir  les  guerriers  qui  sillonnent  le  dé- 
sert. Leur  peau  est  plus  foncée  que  celle  des  Gha- 
damésiens.  Ils  ne  sortent  généralement  qu'armés 
jusqu'aux  dents  et  sous  les  plis  de  leurs  amples  ha- 
bits on  devine  à  certaines  raideurs  les  lames  des  poi- 
gnards et  des  couteaux.  Leur  indépendance  est  pro- 
verbiale. Ils  ne  sont  pas  courbés  sous  le  joug  comme 
d'autres  peuples,  ils  ont  gardé  leur  fierté  et  ne  sont 
point  avilis.  Encore  maintenant,  lorsqu'ils  se  pro- 
mènent à  Ghadamès,  les  étrangers  et  surtout  les 
chrétiens  doivent  se  ranger  à  leur  passage  pour 
éviter  des  incidents. 

Un  jour,  j'en  rencontrai  deux  dans  une  rue  étroite 
et  dans  mon  ignorance  des  usages  j'allais  les  bous- 
culer pour  passer.  Mais  le  zaptié  qui  m'accompa- 
gnait m'avertit  à  temps  et  me  fit  comprendre  qu'il 
était  plus  prudent  de  ne  pas  agir  aussi  brutalement. 
Inutile  d'ajouter  que  je  suivis  son  conseil  ne  tenant 
pas  à  me  mesurer  avec  ces  colosses  qui  auraient 
certainement  été  sans  pitié  pour  un  chrétien. 

Les  Touareg  ont  gardé  le  caractère  de  leur  race, 
et  l'on  ne  peut  que  les  admirer  d'avoir  conservé,  au 
milieu  des  luttes,  les  coutumes  de  leurs  ancêtres. 
Une  partie  des  Touareg,  surtout  les  pauvres  qui 
n'ont  pu  acheter  ou  construire  une  maison  en  ville, 


GHADAMÈS  145 

ou  habiter  chez  des  connaissances  de  l'oasis,  cam- 
pent parmi  les  vieilles  ruines  près  des  Idoles  ou 
même  ont  creusé  des  habitations  primitives  en  cet 
endroit.  D'autres  y  ont  dressé  leurs  tentes.  On  a  ap- 
pelé ce  quartier  situé  à  la  limite  de  l'oasis,  près  des 
Idoles  le  camp  targui. 

Il  n'est  nullement  dangereux  de  s'y  promener, 
mais  il  ne  faut  pas  craindre  d'être  assailli  par  une 
foule  de  mendiants,  maigres,  à  peine  vêtus.  Avec 
quelques  paras  on  s'en  débarrasse  facilement. 

Les  Touareg  et  les  autres  tribus  de  Ghadamès 
vivent  en  parfaite  intelligence.  Il  semble  bien  que 
les  vieilles  haines  qui  ont  anciennement  séparé  les 
diverses  tribus  soient  maintenant  complètement  as- 
soupies et  remplacées  par  une  amitié  plus  ou  moins 
vive  ou  par  une  indifférence  passive. 

Il  existeà  Ghadamès  une  véritable  population  nègre 
descendant  en  partie  des  anciens  esclaves.  Ce  n'était 
pas  seulement  les  hommes  que  jadis  on  amenait  du 
Soudan,  mais  aussi  des  femmes.  Ils  ont  fait  souche 
et  leur  nombre  s'est  augmenté  rapidement.  Cette 
population  est  maintenant  absolument  indépendante 
et  jouit  presque  de  privilèges  égaux  à  ceux  des  indi- 
gènes. Les  nègres  possèdent  à  Ghadamès  des  mai- 
sons, des  jardins  et  des  chameaux.  Ils  sont  sans 
doute  moins  influents  que  les  Berbères,  mais  cela 
tient  au  caractère  inné  du  nègre,  caractère  docile  et 
bon  enfant  qui  se  plaît  à  l'obéissance  et  à  l'absence 
de  soucis.  Néanmoins  on  peut  remarquer  que  les  nè- 
gres, qui  ont  une  facilité  d'assimilation  remarquable, 
ont  perdu  peu  à  peu  parla  fréquentation  des  Arabes 
leur  caractère  doux.  Beaucoup  ont  pris  les  manières 
hautaines  et  fières  de  leurs  anciens  maîtres. 

10 


146  EN    TRIPOLITAINE 

Ces  nègres  sont  originaires  en  grande  partie  du 
Soudan.  Il  est  facile  de  le  reconnaître  aux  caracté- 
ristiques de  leur  race.  Ils  sont  noir  foncé,  grands, 
ils  ont  l'ossature  puissante,  les  lèvres  énormes  et  le 
nez  très  épaté.  Les  nègres  n'ont,  en  partie  du  moins, 
pas  su  conserver  leurs  langues  et  leurs  noms,  ils 
sont  complètement  berbérisés,  parlent  la  langue  du 
pays  et  portent  un  nom  arabe. 

En  outre,  ce  qui  montre  bien  les  bons  rapports 
qui  existent  entre  les  nègres  et  les  habitants  auto- 
chtones, c'est  qu'ils  se  sont  complètement  mêlés  aux 
Berbères.  Il  s'est  ainsi  formé  des  métis  issus  de 
Ghadamésiens  et  des  anciens  esclaves  nègres  ame- 
nés du  Soudan.  Dans  les  rues  de  Ghadamès  on 
rencontre  les  hommes  aux  teints  les  plus  divers 
allant  du  noir  foncé  au  brun  clair. 

Les  habitants  de  Ghadamès  parlent  une  langue 
spéciale  qui  a  des  affinités  avec  la  langue  du  Djebel 
et  la  langue  targuî.  Du  reste,  je  montrerai  plus  loin 
que  dans  le  Djebel  même  il  y  a  deux  langues  qui  sont 
parlées  par  les  habitants  de  villages  très  voisins. 
Mais  à  Ghadamès  on  sent  l'influence  targuî  qui 
n'a  pas  pénétré  dans  le  Djebel. 

Ce  qui  caractérise  surtout  cette  population  mêlée, 
c'est  son  fanatisme  religieux  et  le  dédain  du  chrétien 
qui  est  poussé  bien  plus  loin  que  dans  le  nord.  Gha- 
damès appartient  entièrement  à  l'Islam.  Ceux  qui 
n'ont  pas  voulu  de  la  promiscuité  des  chrétiens  dans 
les  territoires  de  l'ouest  s'y  sont  retirés. 

J'eus  parfois  en  me  promenant  dans  la  ville  des 
difficultés  avec  des  marabouts  qui  ne  voulaient  pas 
me  laisser  passer  librement  dans  les  rues  que  j'au- 
rais souillées  de  ma  présence.  Mais  l'intervention 


GHADAMÈS  147 

du  kaïmakan  faisait  généralement  disparaître  cet 
excès  de  scrupules  religieux.  Et  je  n'eus  en  réa- 
lité pas  trop  à  me  plaindre  de  ces  trop  fidèles 
croyants  du  Coran.  Quelques  explications  un  peu 
vives  mirent  fin  à  ces  incidents,  et  les  jours  suivants 
toutes  les  routes  m'étaient  ouvertes. 

La  population  turque  est  représentée  à  Ghadamès 
par  les  employés  du  gouvernement.  Le  kaïmakan 
est  turc.  Ces  gouverneurs  de  contrées  éloignées  sont 
choisis  avec  le  plus  grand  soin.  Ils  doivent  être  des 
hommes  intelligents,  fidèles  au  gouvernement,  hon- 
nêtes et  posséder  une  certaine  culture. 

Leur  tâche  est  lourde  et  difficile  à  accomplir.  Ils 
doivent  faire  sentir  qu'ils  dominent,  mais  ne  peuvent 
pas  le  montrer  car  les  moyens  leur  manquent.  C'est 
surtout  par  la  religion  que  les  Turcs  exercent  leur 
pouvoir,  cette  communauté  de  croyance  avec  le 
peuple  soumis  est  une  force  immense. 

Un  officier  supérieur,  colonel  ou  commandant, 
est  le  chef  militaire  du  district.  Quant  aux  soldats 
ils  sont  levés  en  Tripolitaine  même  parmi  la  popu- 
lation autochtone.  Le  service  militaire  est  obliga- 
toire depuis  quelques  années.  La  durée  du  service 
est  de  trois  ans.  Tous  les  jeunes  gens  y  sont  soumis, 
mais  les  exemptions  sont  nombreuses.  Elles  sont 
pratiquées  avec  la  plus  judicieuse  humanité  envers 
les  familles  pauvres.  Les  veuves  qui  peuvent  prouver 
que  leur  seul  soutien  est  un  fils  obtiennent  pour 
celui-ci  l'exemption  du  service  militaire,  ou  bien,  si 
l'exemption  n'est  pas  accordée  la  mère  recevra  une 
pension  du  gouvernement. 

Le  kaïmakan  de  Ghadamès  exerce  le  pouvoir  d'un 
administrateur  de  cercle  et  dépend  du  mouteçarref  de 


148  EN    TRIP0L1TAINE 

Yeffren.  Il  y  a  en  Tripolitaine  plusieurs  mouteçarrel's, 
sortes  de  sous-gouverneurs  qui  ont  sous  leurs  ordres 
directs  les  kaïmakans.  Le  kaïmakan  est  assisté  d'un 
conseil  formé  de  représentants  choisis  par  les  habi- 
tants de  la  localité  elle-même.  Le  kaïmakan  rend  la 
justice  avec  le  conseil  et  un  juge  de  paix.  Le  moudir 
s'occupe  des  impôts  qui  sont  souvent  difficiles  à 
percevoir.  Le  cadi  est  chargé  des  actes  de  mariage 
et  de  successions. 

Les  tribus  berbères  ont  généralement  un  cheik 
pour  les  représenter.  Dans  les  très  petites  localités 
ce  personnage  peut  prendre  une  influence  trop  con- 
sidérable. Si  le  cheik  est  un  malhonnête  homme  il 
peut  devenir  néfaste  à  la  cause  qu'il  devrait  servir. 

On  a  souvent  parlé  des  abus  commis  par  les 
cheiks.  Mais  ils  sont  maintenant  rendus  difficiles 
par  suite  des  inspections  très  sévères  que  les  em- 
ployés du  gouvernement  turc  font  dans  les  cercles. 

Ghadamès  possède  un  bureau  de  Poste  dirigé  par 
un  Turc.  Deux  fois  par  mois  le  courrier  se  rend  à 
Sinâoun  et  Nalout.  Le  service  fonctionne  bien.  Le 
télégraphe  devait  atteindre  bientôt  Ghadamès. 

Ghadamès  est  maintenant  définitivement  acquise 
à  la  Tripolitaine,  malgré  les  efforts  du  gouvernement 
français  qui  avait  essayé  de  reculer  la  frontière  vers 
l'Est  pour  englober  dans  le  territoire  Sud  Tuni- 
sien une  succession  importante  d'oasis.  Il  ne  reste 
dans  cette  partie  à  la  Tunisie  qu'une  bande  très 
étroite  praticable  entre  le  désert  de  sable  pour  ainsi 
dire  infranchissable  de  l'Elerg  et  la  frontière  turque. 
Cette  bande  est  dépourvue  de  points  d'eau.  C'est 
pour  cette  raison  que  la  route  des  caravanes  du  côté 
tripolitain   a  aujourd'hui    une   incontestable  supé- 


GHADAMKS  149 

riorité  sur  celle  qui  passe  à  l'ouest  de  la  frontière. 

Nous  passons  à  Ghadamès  dix  journées.  Le  sen- 
timent que  l'on  éprouve  dans  cette  ville  est  un  iso- 
lement complet.  Ceci  provient  des  abords  de  l'oasis 
qui  respirent  une  décevante. tristesse.  Les  plateaux 
gréseux  de  teinte  sombre  dominent  la  cuvette  au 
fond  de  laquelle  est  enfoncée  l'oasis.  Les  grès  se 
sont  séparés,  brisés  par  les  alternatives  de  chaud  et 
de  froid.  Ils  ont  jonché  les  pentes  de  leurs  blocs  in- 
formes. Pendant  la  journée,  en  dehors  de  l'oasis,  dès 
que  l'on  a  passé  le  mur  de  l'enceinte,  on  entre  dans 
une  terrible  fournaise.  Le  sol  a  emmagasiné  la  cha- 
leur et  la  renvoie  en  haleines  suffocantes.  Sur  le  pla- 
teau souffle  d'une  façon  continue  le  vent  violent 
chargé  de  sable.  Un  vaste  cimetière  occupe  le  flanc 
du  plateau  au-dessus  de  l'oasis.  Des  milliers  de 
tombes  sont  alignées  là.  Elles  attristent  le  paysage. 
L'aridité  et  la  tristesse  des  environs  de  Ghadamès 
n'engagent  pas  les  habitants  de  l'oasis  à  sortir,  aussi 
les  promeneurs  sont  rares.  Les  longues  expéditions 
mêmes  s'espacent  de  plus  en  plus.  Le  kaïmakan 
m'a  certifié  que  beaucoup  de  Ghadamésiens  riches, 
c'est-à-dire  ayant  suffisamment  pour  vivre  eux  et 
leurs  familles,  n'avaient  jamais  franchi  les  murs  de 
l'enceinte  de  la  ville.  Beaucoup  même  ne  connais- 
sent pas  les  marabouts  qui  couronnent  les  collines 
des  environs. 

Les  approches  de  Ghadamès  sont  désertes  si  l'on 
en  excepte  quelques  monuments  religieux  perchés 
sur  de  petits  monticules  et  sur  lesquels  planent  des 
légendes  curieuses.  On  m'a  cependant  certifié  qu'il  y 
vivait  des  ermites,  marabouts  très  réputés  et  con- 
sultes par  des  Berbères  venant  de  loin. 


100  EN    TRIPOLITAINE 

Ghadamès  est  devenue  en  quelque  sorte_une  ville 
sainte  dans  laquelle  se  sont  réfugiés  tous  les  esprits 
fanatiques  et  exaltés  qui  n'ont  pu  supporter  la  do- 
mination chrétienne  en  Algérie  et  en  Tunisie. 

Au  centre  du  quartier  des  Béni  Ouazil  nous  étions 
bien  placés  pour  constater  la  ferveur  des  habitants 
car  chaque  soir  au  soleil  couchant,  nous  montions 
sur  le  toit  en  terrasse  de  notre  maison. 

Là-haut  enroulés  dans  nos  burnous  pour  nous 
préserver  de  la  fraîcheur  qui,  à  l'approche  de  la 
nuit,  s'abat  sur  le  désert,  nous  jouissions  d'un  spec- 
tacle impressionnant.  Tout  autour,  des  terrasses 
semblables  à  celle  où  nous  étions  étaient  dominées 
par  des  coupoles  blanches.  De  ces  coupoles  sor- 
taient de  longs  fantômes  qui  appelaient  les  fidèles  à  la 
prière.  De  partout  les  voix  des  muezzins  s'élevaient 
avec  la  nuit  et  emplissaient  l'atmosphère  limpide  du 
crépuscule  de  leurs  voix  mornes  et  invocatrices. 

Ce  moment  est  solennel.  Il  semble  que  les  vivants 
communiquent  avec  les  âmes  de  l'au-delà  par  un 
effort  puissant  et  désespéré.  Ces  appels  retentissaient 
troublés  par  le  bruit  des  danses  qui  évoluaient  sous 
les  palmiers  de  l'oasis  aux  sons  rythmés  des  casta- 
gnettes. Ce  sont  les  nègres  qui  se  réunissent  cha- 
que soir  et,  dans  la  tristesse  de  leur  exil,  se  plaisent 
à  se  rappeler  les  évolutions  de  leurs  ancêtres  qui  fai- 
saient retentir  de  leurs  cris  joyeux  la  brousse  impé- 
nétrable des  forêts  soudaniennes. 

Les  mosquées  sont  nombreuses  à  Ghadamès,  mais 
les  chrétiens  n'y  peuvent  pénétrer.  La  plupart  des 
habitants  appartiennent  à  la  secte  malékite.  Ce  qui 
distingue  les  mosquées  de  Ghadamès,  c'est  l'absence 
de  minarets  aux  formes  minces  et  élancées,  qui  sont 


Ghadamès.  —  Sur  la  terrasse  de  notre  maison 
dans  le  quartier  des  Beni-Oualid. 


Ghadamès.  —  La  limite  des  jardins 
dans  la  partie  S. -O.  de  l'oasis. 


GHADAMÈS  loi 

remplacés  par  des  coupoles  ogivales,  plus  faciles  à 
élever  solidement  dans  ces  contrées  où  tout  travail 
présente  des  difficultés  sérieuses. 

Le  kaïmakan  et  le  directeur  des  Postes  me  firent 
les  honneurs  de  la  ville.  Je  fus  étonné,  en  pénétrant 
dans  l'intérieur  des  habitations  de  ces  fonctionnaires, 
qui  occupent  un  rang  élevé  dans  la  hiérarchie  admi- 
nistrative de  la  colonie,  de  voir  la  simplicité  de  leur 
logement  et  de  leur  nourriture. 

C'est  le  dénuement  complet.  Ils  vivent  là  sans  res- 
sources et  sans  distractions.  Le  kaïmakan  a  été  en- 
voyé il  y  a  quelques  mois  à  Ghadamès.  11  occupait 
auparavant  la  situation  de  secrétaire  du  gouverne- 
ment, à  Tripoli.  Un  soir  à  Tripoli  il  reçut  un  pli  ca- 
cheté, il  Touvrit,  c'était  un  ordre  de  se  rendre  immé- 
diatement à  Ghadamès.  Sans  hésiter  une  seconde, 
il  fit  ses  adieux  à  sa  famille  et  sauta  sur  le  méhari 
qui  en  bas  l'attendait.  Cinq  jours  après,  il  était  à 
Ghadamès,  peut-être  pour  de  longues  années.  Il 
ne  pouvait  pas  faire  venir  sa  famille  dans  ce  lieu 
isolé,  où  ses  enfants  ne  pouvaient  recevoir  aucune 
instruction.  Cette  obéissance  passi/e  et  absolue  des 
fonctionnaires  envers  leur  chef  est  bien  faite  pour 
surprendre  nos  esprits  d'occidentaux  rebelles  et  fron- 
deurs. Il  faudrait  chercher  longtemps  pour  trouver 
chez  nous  des  serviteurs  aussi  dévoués  à  la  patrie 
et  au  devoir. 

Mais  le  kaïmakan  a  bien  des  difficultés,  car  la  jus- 
tice est  difficile  à  rendre  avec  les  caractères  violents 
et  autoritaires  des  habitants  de  Ghadamès.  Il  faut 
surtout  éviter  de  les  froisser.  Celui  qui  rend  la  jus- 
tice a  toujours,  dans  le  cas  d'un  jugement  sévère,  la 
crainte  d'être    assassiné  par  un  trop  violent  sujet. 


152  EN   TRIPOLITAINE 

Mais  heureusement  ces  crimes  sont  rares  ;  les  diffi- 
cultés que  les  Turcs  ont  eues  avec  les  Tunisiens,  d'une 
part,  et  l'Italie  d'autre  part  qui  a  des  prétentions 
sur  la  Tripolitaine,  ont  eu  pour  but  de  ramener  tous 
ces  Arabes  récalcitrants  sous  le  drapeau  du  croissant, 
dans  une  alliance  commune  contre  les  chrétiens. 

Il  existe  à  Ghadamès,  au  centre  du  quartier  des 
Beni-Oulid,  une  petite  place  réservée  pour  les  échan- 
ges et  les  achats  de  denrées.  C'est  la  place  du 
marché.  Tout  autour  s'ouvrent  de  minuscules 
échoppes  dans  lesquelles  sont  entassés  les  objets  les 
plus  disparates.  Des  fusils  à  pierre,  des  armes,  des 
denrées  coloniales,  des  produits  manufacturés  sont 
étalés  là,  gardés  par  un  marchand  accroupi.  Il  y  a 
beaucoup  d'animation,  beaucoup  de  marchandage, 
mais  bien  peu  d'acheteurs  sérieux. 

La  monnaie  principale  ayant  cours  à  Ghadamès 
est  la  pièce  autrichienne  de  Marie-Thérèse.  Elle  vaut 
trois  francs.  Chaque  oasis  a  une  monnaie  spéciale. 
Les  pièces  de  Marie-Thérèse  sont  localisées  à  Gha- 
damès et  n'ont  pas  cours  dans  les  autres  oasis  au 
Nord.  Les  Arabes  les  acceptent  cependant,  mais  bien 
au-dessous  de  leur  valeur  de  Ghadamès.  Il  serait 
curieux  de  rechercher  par  quelles  suites  de  circon- 
stances toutes  ces  pièces  sont  venues  s'enfouir  dans 
ce  coin  reculé.  La  monnaie  turque  a  un  cours  plus 
élevé  à  Ghadamès  que  dans  le  Nord  ;  la  piastre  vaut 
vingt-cinq  centimes,  au  lieu  de  vingt-deux,  le  bout- 
zaïn  cinquante  ou  soixante,  au  lieu  de  quarante-cinq. 

Sur  la  place  du  marché  la  viande  est  vendue  à  la 
criée.  Le  marchand  s'avance  en  traînant  derrière 
lui  un  agneau  ou  un  mouton.  Il  en  demande  d'abord 
un  prix  exorbitant  qui  en  éloigne  tout  acheteur.  Il 


. 


GHADAMÊS  158 


éduit  alors  ses  prétentions.  Dans  la  discussion  et 
les  cris,  le  prix  baisse  souvent  bien  au-dessous  du 
chiffre  primitif. 

L'avenir  de  Ghadamès  est  difficile  à  préciser.  Ville 
tombée  de  déchéance  en  déchéance,  elle  n'a  presque 
plus  de  commerce.  Les  caravanes  qui  en  faisaient 
la  richesse  diminuent  graduellement  et  bientôt  les 
Arabes  n'auront  plus  intérêt  à  affronter  les  terribles 
solitudes  du  Sahara,  car  les  bénéfices  qu'ils  retirent 
de  leurs  longs  voyages  deviennent  insuffisants.  La 
moitié  de  la  ville  est  déjà  en  ruine  et  en  partie  en- 
fouie sous  les  sables  envahisseurs.  On  chercherait 
en  vain  une  cause  qui  puisse  donner  un  renouveau 
de  vie  à  cette  oasis  qui  s'éteint  lentement,  abandon- 
née de  tous.  Sa  position  seule  peut  la  préserver 
encore  de  l'abandon  complet,  mais  il  est  hors  de 
doute  que  chaque  jour  la  rapproche  de  sa  ruine 
définitive. 

Elle  a  cependant  eu,  il  y  a  quelque  cinquante  ans, 
un  renouveau  d'éclosion  lorsque  les  chrétiens  ont 
envahi  l'Algérie  et  la  Tunisie.  La  grande  route 
d'Afrique  par  Ghadamès  fut  alors  parcourue  par  les 
caravanes  qui  avaient  été  repoussées  vers  l'est  en 
voulant  éviter  de  traverser  des  régions  soumises  aux 
Roumis.  Le  joug  turc,  si  clémente  supporter,  avait 
donné  à  cette  ville  une  impulsion  nouvelle,  mais  si 
l'Islam  doit  abandonner  ces  contrées,  ce  sera  le 
coup  fatal  porté  à  une  ville  qui  eut  jadis,  pendant 
un  certain  temps,  son  heure  de  gloire  et  de  gran- 
deur. Seule  la  France,  qui  grâce  à  son  immense  em- 
pire colonial  de  l'Afrique  occidentale  possède  des 
moyens  d'actions  puissants,  pourra  peut-être  dans 
l'avenir  sauver  delà  ruine  complète  cette  villedéchue. 


CHAPITRE  Vil 


RETOUR    A    NALOUT 


Préparatifs.  —  Visite  d'adieu.  —  Départ  mouvementé.  —  Nuits  d'éta- 
pes. _  Traversée  de  la  Sebkha  de  Mzézem.  —  Fatigues.  —  Un  cha- 
meau abandonné.  —  Marches  fatigantes.  —  Le  siroco.  —  Journées 
pénibles.  —  Égarés  dans  les  sables.  —  Nuit  d'anxiété.  —  Petits 
oiseaux.  —  Deuxième  chameau  abandonné.  —  Au  Rir  Zouzam.  —  Le 
mariage  de  Mustapha.  —  Vers  le  Djebel.  —  Traversée  de  l'oued.  — 
Arrivée  à  Nalout.  —  Les  officiers.  —  Au  ksar.  —  De  nouveau  dans 
notre  ancienne  demeure. 


Notre  départ  de  Ghadamès  était  fixé  au  19  mai. 
Nous  devions  revenir  à  Nalout  par  la  voie  la  plus 
rapide  pour  explorer  en  détail  le  Djebel  Nefousa, 
région  sans  contredit  beaucoup  plus  intéressante 
que  les  plateaux  déserts  de  l'extrême  sud. 

La  saison  était  avancée  et  la  chaleur  commençait 
déjà  à  devenir  suffocante  dans  ce  pays  bas,  ouvert 
à  tous  les  vents  brûlants  du  sud  et  protégé  des 
souffles  tempérés  du  nord  par  les  Hauts-Plateaux 
qui  forment  comme  un  rempart,  mettant  à  l'abri 
tout  l'arrière  pays. 

Pour  éviter  les  marches  pénibles  sous  les  rayons 
ardents  d'un  soleil  de  feu,  nous  fîmes  ce  parcours 
peu  intéressant  et  que  nous  connaissions  déjà  en 
partie,  par  marches  de  nuit.  La  lune  se  levait  de 


RETOUR  A  NALOUT  1"> 

bonne  heure  et  nous  devions  bénéficier  d'une  clarté 
suffisante  pour  ne  pas  souffrir  de  l'obscurité  absolue. 

C'était  notre  dernier  jour  à  Ghadamès;  et  le  soir, 
après  un  dîner  rapide,  nos  chameliers  et  nos  zaptiés 
préparaient  les  bagages.  Ce  ne  fut  pas  facile,  car 
après  un  séjour  d'une  certaine  durée,  les  charges 
sont  dispersées  et  il  faut  beaucoup  de  tâtonnements 
pour  les  rassembler  et  les  combiner  à  nouveau. 
Aussi  un  véritable  branle-bas  régnait  dans  toute 
notre  maison.  On  avait  déjà  emporté  les  lits  et  les 
tables  pliantes.  Seul  dans  la  grande  salle  qui  avait 
maintenant  un  air  d'abandon,  je  me  sentais  le  cœur 
serré  à  la  pensée  que  je  quittais  sans  doute  pour 
toujours  ce  lieu  où  j'avais  eu  des  sensations  si 
intimes  et  si  profondes.  Par  la  fenêtre  grillée  qui 
donnait  sur  la  rue,  je  voyais  nos  chameaux  qu'on 
chargeait  au  milieu  des  colis  qui  encombraient  toute 
la  rue  étroite  et  sombre. 

Ma  contemplation  fut  troublée  par  l'arrivée  du 
Kaïmakan.  11  tenait  à  me  serrer  une  dernière  fois 
la  main  avant  mon  départ.  Je  le  lis  asseoir  à  côté 
de  moi,  sur  le  large  soubassement  de  pierre  qui 
occupait  tout  un  coin  de  notre  immense  chambre. 
Et  là,  à  la  clarté  de  la  bougie,  j'essayai  tant  bien 
que  mal  de  lui  expliquer  par  gestes  tout  le  plaisir 
que  j'avais  goûté  durant  mon  séjour.  Mais  la  con- 
versation était  pénible  par  l'absence  de  mon  inter- 
prète Mustapha  occupé  en  bas.  Aussi  nous  ces 
sâmes  bientôt  d'inutiles  efforts  qui  n'arrivaient  point 
à  nous  faire  comprendre  et  c'est  dans  un  silence 
profond  que,  désespérément,  nous  restâmes  là,  en 
face  l'un  de  l'autre.  Je  ne  savais  trop  que  faire 
dans  cette  situation  embarrassante  et  ce  tête-à-tête 


106  EN    TRIPOUTA1NE 

gênant.  De  temps  en  temps  je  rallumais  une  nou- 
velle bougie  pour  remplacer  celle  qui  venait  de 
s'éteindre.  Au  bout  de  deux  heures  Mahmoud  Faousi 
manifesta  l'intention  de  se  retirer  et  après  les 
saluts  d'usage  qui  consistent  à  porter  alternative- 
ment la  main  à  la  bouche,  au  front  et  au  cœur,  il 
quitta  la  maison.  La  nuit  était  tombée  et  je  descen- 
dis à  mon  tour  l'étroit  escalier  de  notre  demeure. 
Dans  la  rue,  les  chameaux  étaient  déjà  en  partie 
prêts,  chargés  des  lourdes  cantines  et  des  couffins. 
Des  bougies  posées  dans  des  anfractuosités  de  la 
muraille,  éclairaient  faiblement  ces  bêtes  énormes 
rassemblées  dans  un  espace  trop  étroit. 

Les  chameliers  frappaient  les  bêtes  pour  les 
faire  avancer.  Mais  le  couloir  était  resserré.  Dans 
l'obscurité  les  chameaux  chargés  se  heurtaient  les 
uns  les  autres. 

C'est  avec  la  plus  grande  difficulté,  au  risque 
nous-mêmes  d'être  écrasés  entre  les  bêtes,  que 
nous  parvînmes  à  faire  avancer  la  caravane.  Il  nous 
fallut  longtemps  pour  sortir  de  ce  dédale  de  rues  et 
à  chaque  instant  nous  étions  pris  entre  les  charges 
et  les  murs  des  ruelles,  au  risque  d'être  broyés. 
Enfin,  après  de  longs  efforts,  nous  atteignîmes  la 
porte  principale  de  Ghadamès  ;  nous  étions  sauvés. 

Je  m'étais  décidé  pour  ces  étapes  de  nuit  à  monter 
sur  un  chameau.  Cette  manière  de  voyager  est  moins 
fatigante  que  le  cheval.  L'allure  du  chameau  est 
régulière  et  l'on  peut  s'assoupir  un  peu,  ce  qui  repose 
quand  même,  malgré  le  mouvement  très  pénible 
d'arrière  en  avant  qui  secoue  beaucoup. 

La  lune  s'est  levée.  Elle  semble  énorme  à  l'extré- 
mité de  la  plaine  et  jette  sur  le  pays  cette  clarté 


RETOUR    A    NALOUT  157 

blanchâtre  qui  donne  aux  choses  un  aspect  fantas- 
tique. Nous  cheminons  silencieusement  et  les  heures 
passent  monotones  et  lentes,  troublées  seulement 
de  temps  en  temps  par  les  za!  za!  que  les  chame- 
liers font  retentir  lorsque  les  bêtes  ralentissent  le 
pas. 

Les  étapes  de  nuit  à  chameau  sont  fatigantes.  C'est 
à  grand'peine  qu'au  bout  de  quelques  heures  nous 
pouvions  encore  tenir  les  yeux  ouverts.  Mais  il  n'est 
guère  possible  de  somnoler,  car  au  moment  où 
l'esprit  s'endort,  le  corps  perd  l'équilibre  et  l'on 
est  réveillé  en  sursaut  par  une  sensation  brutale  et 
pénible  de  chute.  On  se  raccroche  tant  bien  que 
mal  aux  cordages  jusqu'à  ce  que  peu  à  peu  le  som- 
meil vous  assaille  de  nouveau.  Ces  alternances 
d'assoupissements  et  de  brusques  réveils  sont  une 
des  sensations  les  plus  pénibles  qu'il  est  possible 
d'imaginer. 

La  nuit,  lorsque  la  lune  éclaire  l'horizon,  l'œil 
n'est  pas  distrait  par  les  détails  du  paysage  comme 
en  plein  jour.  Il  voit,  mais  des  formes  vagues  et 
sans  précision,  où  l'absence  de  minutie  n'excite  ni 
curiosité,  ni  intérêt.  On  se  sent  envahi  par  un  en- 
nui persistant,  qui  augmente  à  mesure  que  les 
heures  avancent. 

Au  matin,  il  devient  difficile  de  lutter  contre  le 
sommeil.  C'est  le  moment  le  plus  terrible;  engourdi 
par  la  fraîcheur,  brisé  par  dix  heures  de  chameau 
sans  arrêt,  le  voyageur  meurt  littéralement  de  som- 
meil. C'est,  on  l'a  dit,  le  supplice  le  plus  terrible. 
Il  est  impossible  de  s'abandonner  à  l'engourdisse- 
ment, car  on  risque  de  perdre  l'équilibre  et  de  se 
fracasser  la  tête  en  tombant  de  haut. 


158  EN    TRIPOLITAINE 

Pendant  ces  nuits  d'étape,  il  est  prudent  de  porter 
des  lunettes  fumées  pour  éviter  les  coups  de  lune 
qui  sont  aussi  dangereux  pour  les  yeux  que  le  soleil. 
C'est  par  suite  du  manque  de  cette  précaution  qu'on 
rencontre  tant  d'aveugles  chez  les  Arabes  qui  ne 
prennent  pas  la  peine  de  soigner  les  ophtalmies 
légères.  Ces  maux  d'yeux,  en  se  répétant,  conduisent 
souvent  à  la  cécité. 

Au  petit  jour  nous  atteignons,  exténués,  le  lac  de 
Mzézem.  Un  siroco  violent  souffle  du  sud  et  la  cha- 
leur devient  bientôt  intolérable.  Nous  avançons 
péniblement  sur  le  gypse  boursouflé  et  en  face  de 
nous,  à  une  dizaine  de  kilomètres,  les  quelques 
palmiers  de  l'oasis  semblent  plantés  sur  le  bord 
d'un  lac.  J'ai  hâte  d'arriver,  aussi  je  descends  de 
chameau  et  monte  sur  mon  cheval.  Mais  la  pauvre 
bête,  exténuée,  trébuche  à  chaque  pas  et  tombe  sur 
les  genoux;  je  mets  pied  à  terre  et  la  tire  par  la 
bride  mais  les  forces  me  manquent.  Je  désespère 
d'arriver.  Un  de  nos  chameaux  fatigué  se  couche, 
malgré  les  coups  de  bâton  violents,  il  ne  peut  se 
relever.  Nous  le  déchargeons,  rien  n'y  fait.  La 
pauvre  bête  gémissait  lamentablement,  mais  elle 
ne  peut  plus  continuer  à  nous  suivre.  Nous  répar- 
tissons  sa  charge  sur  les  autres  chameaux  et  sommes 
obligés  de  l'abandonner.  Si  une  caravane  ne  passe 
pas  à  cet  endroit,  elle  va  crever  là.  Mais  comme  il 
y  a  encore  une  chance  de  salut,  nous  ne  la  tuons 
pas.  Quelques  jours  plus  tard  peut-être  un  nouveau 
cadavre  se  trouvera  à  côté  de  la  piste. 

Il  nous  faut  encore  plusieurs  heures  pour  atteindre 
la  petite  palmeraie  où  nous  campons  la  journée.  Le 
soir,  nous  repartons  pour  une  nouvelle  étape  et  au 


RETOUR    A   NALOUT  159 

bout  de  trois  nuits  monotones  et  fatigantes  à  travers 
le  désert  de  pierre,  nous  parvenons  à  Ghâoua  en 
suivant  la  même  route  que  nous  avions  prise  pour 
aller  à  Ghadamès.  A  Ghâoua,  nous  sommes  obligés 
de  rester  deux  journées,  car  les  chameaux  sont 
fatigués  par  suite  surtout  du  manque  de  nourriture 
et  du  manque  d'eau.  En  outre,  nous  avions  une  bête 
en  moins  et  celles  qui  restaient  avaient  été  plus 
lourdement  chargées.  Heureusement,  à  Châoua, 
nous  trouvons  des  chameaux  de  location. 

Nous  avions  mis  quatre  nuits  pour  nous  rendre 
de  Ghadamès  à  Ghâoua,  il  en  faudra  autant  pour  at- 
teindre Nalout.  Le  vingt-quatre  mai  au  soir,  nous 
quittons  Châoua  ;  quelques  heures  après  nous  tra- 
versons dans  l'obscurité  Sinâoun  où  j'avais  passé 
quelque  temps  auparavant  et  nous  continuons  notre 
marche  pendant  toute  la  nuit  dans  une  plaine  abso- 
lument unie.  Un  siroco  violent  s'est  levé.  Nous 
sommes  couverts  de  sueur  et  avons  peine  à  respirer 
cet  air  brûlant.  Au  matinnous  faisons  monter  les  tentes 
mais  au  lieu  de  pouvoir  jouir  d'un  peu  de  repos,  nous 
sommes  littéralement  grillés  par  l'effroyable  chaleur. 
Pour  souffrir  moins,  nous  nous  enveloppons  complè- 
tement de  nos  épais  burnous  qui  servent  comme  écran 
à  nous  protéger  contre  l'air  et  la  chaleur  suffocante. 
Il  est  impossible  dans  ces  conditions  de  prendre 
quelque  repos  et  c'est  à  peine  si  nous  pouvons  nous 
restaurer  tellement  nous  sommes  fatigués  par  cet 
air  pénible  à  supporter.  La  seconde  nuit,  nous  attei- 
gnons des  sables  formant  une  grande  région  de 
dunes.  Par  malheur,  la  lune  se  lève  maintenant  bien 
tard  et  il  est  impossible  de  repérer  la  route  exacte- 
ment. Nous  entrons  dans  les  dunes  quoique  mes 


160  EX    TRIPOLITAINE 

compagnons  eussent  préféré  attendre  le  lever  de  la 
lune  pour  pouvoir  se  diriger  avec  plus  de  sécurité. 
Nous  traversons  des  monticules  de  sable  pendant 
plusieurs  heures  et  il  faut  toute  l'habileté  de  nos 
Arabes  pour  ne  pas  égarer  dans  ce  dédale  les  cha- 
meaux qui  marchent  péniblement.  Au  boutd'un  temps 
qui  paraît  long,  il  me  semble  que  nous  tournons 
sur  nous-mêmes  et  que  nous  n'avançons  plus.  Je  ne 
dis  cependant  rien  car  j'ai  peur  de  décourager  mes 
compagnons  qui  se  seraient  crus  perdus.  Mais 
bientôt  ce  que  je  craignais  arriva.  Mes  collègues, 
fatigués  par  cette  marche  sinueuse  et  incertaine, 
remarquèrent  aussi  les  étranges  lacets  du  chemin 
parcouru.  L'alarme  était  jetée.  Pour  comble  de  mal- 
heur les  bêtes,  mal  dirigées,  se  dispersent  et  c'est 
bientôt  une  véritable  débandade.  Une  partie  de  la 
caravane  s'égare  même.  A  la  suite  d'appels  longs  et 
violents  elle  finit  par  nous  rejoindre.  La  situation 
devient  fort  embarrassante,  mais  j'ai  malgré  tout 
confiance  dans  notre  guide  :  Daou,  le  Berbère  fin  et 
rusé  que  j'ai  avec  moi  depuis  Nalout.  Aussi  je  joue 
le  tout  pour  le  tout  en  lui  confiant  notre  sort  à  tous. 
Nous  tournons  et  retournons  en  tous  sens;  mes  col- 
lègues veulent  me  prouver  que  nous  restons  sur 
place,  mais  je  désire  tenter  l'expérience  jusqu'au 
bout  car  j'ai  foi  dans  le  flair  de  Daou.  La  difficulté 
est  de  traverser  les  dunes  de  Gamfoudia  dans  la 
partie  la  plus  étroite  de  la  largeur,  car  de  chaque 
côté  les  sables  s'étendent  sur  des  espaces  vastes  et 
infranchissables.  Après  plusieurs  heures  de  marche 
pénible  dans  l'incertitude  et  l'anxiété,  Daou,  qui 
nous  précède,  pousse  une  exclamation.  La  lune  vient 
de  se  lever  et  nous  voyons  en  face  de  nous  la  fin  des 


RETOUR    A    NALOUT  161 

dunes.  Mes  collègues  estimèrent  toujours  que  nous 
avions  tourné  longtemps  autour  d'un  même  point, 
mais  je  n'ose  rien  affirmer  car  j'en  suis  certain  notre 
guide  était  digne  de  confiance. 

Au  matin,  une  quantité  de  petits  oiseaux,  aux 
couleurs  vives,  nous  suivent.  Ils  viennent,  on  ne 
sait  d'où.  Ces  bestioles  ne  sont  nullement  crain- 
tives, elles  passent  entre  les  jambes  des  chameaux 
et  se  posent  souvent  sur  les  bagages.  La  journée, 
quand  les  tentes  sont  montées  elles  y  entrent  et 
viennent  se  reposer  auprès  de  nous. 

Le  26  mai,  à  quatre  heures  du  matin,  mon 
chameau  qui  avançait  avec  peine  depuis  quelques 
instants,  s'arrête  brusquement  et  se  couche.  Je 
n'ai  que  le  temps  de  sauter  à  terre  et  d'appeler  Ma- 
douk  et  Daou.  A  grands  coups  de  bâton,  ils  es- 
sayent de  le  relever,  mais  c'est  en  vain.  Il  reste  là 
et  nous  devons  l'abandonner  comme  celui  laissé 
dans  la  Sebkha  de  Mzézem.  On  quitte  à  regret  ces 
fidèles  serviteurs  qui  ont  été  les  compagnons  de 
fatigue  pendant  des  mois.  Les  chameaux  semblent 
se  rendre  compte  que,  lorsqu'ils  s'arrêtent,  c'est  la 
fin  qui  approche,  aussi  ce  n'est  que  lorsqu'ils  sont 
à  bout  de  forces  qu'ils  tombent  pour  ne  plus  se  rele- 
ver. 

Le  26  nous  passons  la  journée  au  Bir  Zouzam. 
Ce  puits  est  situé  au  pied  d'une  petite  colline,  puits 
profond  au  fond  duquel  nous  ne  recueillons  qu'une 
eau  brunâtre  imbuvable.  C'est  une  cruelle  déception 
car  on  m'avait  affirmé  qu'à  cet  endroit  l'eau  était 
bonne.  Depuis  trois  journées  nous  ne  buvions  que 
de  l'eau  conservée  dans  des  peaux  de  bouc,  eau  sur- 
chauffée et  ayant  un  goût  désagréable.  Nos  tentes 

11 


KÎ2  EN    TRIPOLITAIXE 

sont  installées  autour  du  puits,  à  l'exception  de 
celle  des  gendarmes.  Nos  zaptiés  se  sont  séparés  en 
deux  groupes  pour  la  raison  suivante.  Mustapha  qui 
avait  acheté,  à  Châoua,  une  mouquère  s'est  emparé 
de  la  tente  commune  des  gendarmes  pour  lui  seul 
et  son  épouse.  Les  zaptiés  se  sont  prêtés  de  bonne 
grâce  à  cette  combinaison,  mais,  sans  abri,  ils  souf- 
frent pendant  la  journée  de  la  chaleur.  Malgré  cela 
ils  ne  se  plaignent  pas  et  ont  construit  avec  leurs 
fusils  et  leurs  tuniques  un  petit  abri  sous  lequel  ils 
se  tapissent  à  l'ombre  bien  insuffisante.  J'admirai  la 
camaraderie  curieuse  de  ces  gendarmes  qui,  tou- 
jours en  rivalité,  avaient  cependant  laissé  un  des 
leurs  s'emparer  de  la  tente. 

Lorsqu'on  arrive  sur  les  Hauts-Plateaux,  vers 
Nalout,  en  venant  du  sud,  il  semble  que  la  ville  est 
là,  devant  vous  et  qu'il  ne  reste  que  peu  de  chemin 
à  faire.  Mais  c'est  un  trompe-l'œil,  carde  tous  côtés 
le  plateau  où  est  située  l'ancienne  forteresse  berbère 
est  séparé  du  reste  des  garas  par  un  oued  profond, 
véritable  fossé  dont  les  parois  sont  verticales,  et 
qui  entoure  Nalout  complètement.  Pour  gagner  la 
ville  que  l'on  vienne  de  n'importe  quel  côté,  il  faut 
commencer  par  descendre  dans  ce  ravin,  pour 
remonter  de  l'autre  côté. 

C'est  ce  qui  nous  arrive  et  au  moment  où  nous 
croyons  atteindre  Nalout,  il  nous  faut  descendre  au 
fond  de  l'oued  profond  par  un  chemin  rempli  de 
blocs  énormes  qui  ralentissent  beaucoup  la  marche 
de  nos  chameaux.  Arrivé  au  bas  du  ravin,  j'aper- 
çois un  petit  sentier  qui  escalade  directement  les  ro- 
cherspourse  diriger  en  ligne  droite  sur  Nalout.  Mais 
il  n'est  pas  question  de  faire  passer  nos  chameaux, 


Le  bord  du  Djebel  est  échancré  par  des  vallées 
profondes  et  ramifiées. 


Un  puits  dans  le  Djebel  Nalout. 


RETOUR   A    NALOUT  163 

fatigués,  par  ce  sentier  de  chèvres.  Aussi,  tandis 
que  la  caravane  fait  un  long  détour  pour  profiter 
d'un  chemin  large  et  commode,  j'escalade  sur  mon 
cheval  la  pente  abrupte  et  conduit  par  xMadouk  et 
un  zaptié,  j'atteins  rapidement  la  capitale  du  Djebel 
occidental. 

Au  ksar  où  je  me  rends  directement  j'apprends 
avec  désappointement  que  le  Kaïmakan  est  absent. 
Le  soldat  de  garde  me  fait  entrer  dans  une  salle 
basse  de  la  forteresse,  au  milieu  de  laquelle,  sur  des 
tapis,  sont  nonchalamment  couchés  les  officiers 
turcs,  chefs  de  la  garnison.  Au  milieu  du  groupe,  la 
théière.  Les  officiers  me  souhaitent  la  bienvenue  et 
m'offrent  une  place  à  côté  d'eux.  Le  colonel,  un  pe- 
tit vieux  du  plus  étrange  aspect,  maigre,  les  habits 
en  lambeaux,  les  traits  tirés,  des  yeux  perçants, 
semble  très  préoccupé  à  rouler  ses  cigarettes.  Un 
capitaine,  à  l'air  plus  martial,  en  face  de  moi,  me 
regarde  curieusement,  tandis  que  ses  doigts  font 
manœuvrer  les  perles  du  chapelet  qui  ne  quitte 
jamais  la  main  des  Orientaux.  L'ennui  semble 
régner  parmi  tous  ces  exilés.  Le  directeur  de  la 
Poste  est  occupé  à  régler  le  réchaud  à  pétrole 
qui  fume  épouvantablement.  Cet  instrument  est 
nouveau  à  Nalout,  la  colonie  turque  s'est  cotisée 
pour  le  faire  venir  à  grands  frais.  Mes  nouveaux 
amis  me  font  goûter  de  plusieurs  sortes  de  thés  et 
il  me  faut  aussi  ingurgiter  différentes  infusions 
faites  avec  des  herbes  du  désert.  Les  officiers  me 
questionnent  sur  la  route  de  Ghadamès  et  semblent 
regarder  avec  étonnement  ce  Roumi  qui  n'a  pas 
craint  de  s'aventurer  dans  ce  pays  si  inhospitalier. 
Je  leur  raconte  du  mieux  que  je  peux  les  péripéties 


164  EN    TRIPOLITAINE 

de  mon  voyage,  auxquelles  ils  paraissent  s'intéresser 
beaucoup.  Leur  plus  grande  crainte  du  reste  était 
d'être  obligés,  eux-mêmes,  pour  leur  service,  de  se 
rendre  dans  le  sud.  Nalout  est  déjà  un  assez  misé- 
rable lieu  de  séjour. 

Pendant  que  nous  causions,  la  caravane  avance 
et  bientôt  j'aperçois,  à  travers  les  meurtrières,  nos 
chameaux.  Il  est  dix  heures  du  matin.  Les  officiers 
me  conduisent  dans  la  maison  que  nous  avions 
habitée  un  mois  plus  tôt  et  qui  est  prête  pour  nous 
recevoir.  Je  les  remercie  vivement  d'avoir  eu  l'atten- 
tion de  nous  réserver  cette  habitation  confortable. 
Nous  nous  installons  à  nouveau  dans  notre  ancienne 
demeure  pour  nous  reposer  quelque  temps,  avant 
d'entreprendre  l'exploration  du  Djebel,  qui  sera  lon- 
gue et  fatigante. 


CHAPITRE  VIII 


LE  DJEBEL-NALOUT 


La  grande  falaise.  —  Forteresse  naturelle.  —  Son  importance  stratégique. 

—  En  route  vers  l'ouest.  —  Razaya.  —  Le  village.  —  Le  ksar.  —  Ex- 
cursions. —  Jalousie  des  Berbères.  —  Behibat.  —  Lois  frontières.  — 
Ancien  village.  —  Hamed  Madouk.  —  Sa  vie  et  ses  espérances.  — 
Le   caractère  passionné  et  violent  des  Berbères.  — Leurs  qualités. 

—  Leurs  défauts.  —  Une  femme  mourant  de  faim  m'offre  l'hospitalité. 

—  En  route  vers  l'est.  —  Le  bourg  de  Tirhtt.  —  Maisons  invisibles.  — 
Les  jardins  étages.  —  Au  bord  du  puits.  —  Les  recrues  de  Tirhit. 

—  Mentalité  des  soldats  berbères.  —  Le  village  de  Mohamed.  — 
Le  ksar  en  ruine.  —  En  route  pour  Kabao.  —A  travers  les  oueds  du 
bord  de  la  falaise.  —  Pénible  étape.  —  L'oued  Serous.  —  Les  villages 
des  hauts  plateaux.  —  Le  Djebel  Bedern. 


Nous  étions  de  nouveau  au  sommet  de  celte  fa- 
laise énorme  qui  s'élève  comme  une  muraille  de  la 
frontière  tunisienne  jusque  vers  Tripoli.  Elle  est 
abrupte,  et  domine  la  plaine  de  trois  à  quatre 
cents  mètres.  Grâce  à  cette  barrière  naturelle,  il  se- 
rait bien  difficile  à  une  armée  belligérante  de  péné- 
trer dans  larrière-pays. 

Cette  muraille  a  plus  de  quatre  cents  kilomètres 
de  longueur.  Son  bord,  dans  la  région  où  je  l'ai 
parcouru,  ne  forme  pas  une  ligne  simple,  mais  le 
plateau  est  échancré  par  des  oueds  immenses  qui 
se  ramifient  à  l'intérieur  en  des  ravins  multiples  et 


HJ6  EX    THIPOLITAINE 

capricieux.  Là  où  le  ravin  pénètre  ainsi  dans  les 
hauts  plateaux  et  où  l'accès  de  l'Hinterland  serait, 
pour  cette  cause,  rendu  facile,  des  ouvrages  de 
défense  considérables  et  bien  ordonnés  défendent 
le  passage  de  ces  points  faibles.  Du  reste,  les  forte- 
resses qui  dominent  la  plaine  de  plusieurs  centaines 
de  mètres  sont  invisibles  de  loin.  Elles  sont  bâties 
dans  le  rocher  et  se  confondent  avec  lui.  Il  faut  peu 
de  travail  pour  fortifier  des  points  aussi  faciles  à 
défendre  et  si  les  Turcs  ont  pu,  il  y  a  quelque  quatre 
cents  ans,  venir  à  bout  des  hordes  guerrières  du 
pays,  c'est  surtout  grâce  aux  luttes  intestines  des 
tribus  arabes  entre  elles,  qu'ils  ont  atteint  leur 
but.  Mais,  maintenant,  les  conditions  ne  sont 
plus  les  mêmes.  La  Turquie  a  envoyé  dans  le  pays 
des  généraux  habiles  qui  ont  pour  tâche  de  rassem- 
bler sous  le  drapeau  de  l'Islam  tous  les  habitants 
aux  caractères  indépendants,  d'en  faire  une  cohorte 
fanatique  et  puissante  qui,  à  la  première  nouvelle 
d'un  envahissement  du  pays  par  les  chrétiens,  se 
dresserait  prête  à  tous  les  sacrifices,  en  haut  de  cette 
muraille,  derrière  laquelle  s'étendent  les  espaces 
immenses  et  en  partie  inexplorés  de  la  Tripoli- 
taine. 

Je  parcourus  tout  d'abord  la  partie  ouest  des  mon- 
tagnes et,  abandonnant  la  caravane  à  Nalout,  je  me 
laissai  guider  par  le  Berbère  Hamed  Madoukqui  était 
originaire  de  Razaya,  un  petit  village  près  de  la  fron- 
tière tunisienne.  Après  avoir  traversé  le  village  de 
Ilassian,  que  j'ai  déjà  signalé  lors  de  notre  voyage 
vers  Bir  Zar  et  après  être  remonté  sur  le  plateau, 
nous  cheminons  plusieurs  heures  dans  des  vallon- 
nements où  les  cultures  sont  abondantes.  Notre  che- 


Razaya.  —  Les  palmeraies. 


Razaya.  —  La  maison  souterraine  d'Hamed  Madouk. 


LE  DJEBEL-NALOUT  167 

min  passe  au  milieu  des  oliviers  ;  il  est  bordé  par 
des  champs  de  blé  et  d'orge.  De  tous  côtés  s'étendent 
des  plantations.  Après  plusieurs  heures  de  marche, 
nous  pénétrons  dans  un  ravin  profond.  Parmi  les 
blocs  de  rochers,  nos  deux  chameaux  et  mon  cheval 
ont  peine  à  se  frayer  un  passage.  C'est  dans  une 
gorge  étroite,  qui  rappelle  les  paysages  désolés  et 
tristes  de  certaines  hautes  vallées  alpines,  que  nous 
dévalons  au  clair  de  lune.  Mais  bientôt,  comme  par 
enchantement,  le  ravin  s'élargit.  Des  dattiers  et  des 
oliviers  ont  crû  au  milieu  des  pierres  dans  une  par- 
tie élargie  de  la  petite  vallée. 

Nous  sommes  arrivés  à  Razaya,  la  patrie  de  Ma- 
douk,  mon  fidèle  domestique.  Il  désire  me  conduire 
chez  lui.  Mais  je  cherche  en  vain  un  village,  aucune 
habitation  n'est  visible.  Après  avoir  contourné  un 
roc,  je  me  trouve  en  présence  d'une  ouverture  sem- 
blable à  l'entrée  d'une  galerie  de  mine.  Madouk  fait 
jouer  la  porte  et  nous  pénétrons  dans  une  petite 
salle  voûtée,  creusée  dans  la  roche  même.  Rien 
n'est  plus  primitif  que  ce  taudis  encombré  de  vieux 
sacs,  de  pierres  et  d'ustensiles  bizarres. 

Après  avoir  déchargé  les  chameaux  et  nous  être 
roulés  dans  nos  couvertures,  nous  nous  endormons 
sur  le  sol  dur  de  la  maison  souterraine. 

Je  passai  les  jours  suivants  à  explorer  les  envi- 
rons de  Razaya.  Les  maisons  du  village  sont  repré- 
sentées par  de  petits  trous  creusés  dans  l'argile  et  le 
gypse  de  la  falaise.  On  n'a  pas  fait  ici  de  grandes 
habitations  ;  chacune  n'a  qu'une  chambre.  Au  bord 
de  la  vallée,  se  pressent  d'épaisses  touffes  de  dat- 
tiers. L'irrigation  est  facile  grâce  à  une  source,  dont 
l'eau  se  précipite  de  jardins  en  jardins. 


J«8  EN    TRIPOLITAINE 

Au-dessus  du  village  la  pente  est  rapide.  Elle 
est  dominée  par  la  crête  de  la  falaise  du  Djebel,  au 
haut  de  laquelle  se  dresse  une  vieille  forteresse  en 
ruine.  Le  ksar  Razaya,  construit  sur  la  hauteur, 
sert  encore  à  recevoir  les  provisions  et  les  richesses 
des  habitants  du  district.  C'est  le  seul  point  actuel- 
lement habité  de  Razaya,  les  maisons  du  bas  sont 
abandonnées  provisoirement  par  les  habitants  qui 
campent  dans  la  plaine  au  nord,  dans  leurs  plan- 
tations. Ils  reviennent  en  été  pendant  la  saison 
chaude  dans  les  habitations  souterraines  de  la 
montagne. 

Du  ksar  Razaya,  la  vue  s'étend  au  loin  sur  la 
plaine  fertile  et  cultivée.  En  face,  un  promontoire 
allongé  s'incurve  vers  l'est  et  limite  le  bled  du  côté 
tunisien,  ce  sont  les  montagnes  de  Mbra-Ba  et  de 
Zra-Ga  derrière  lesquelles  se  trouve  la  petite  oasis 
de  Dehibat. 

La  plaine,  au  pied  des  montagnes,  est  couverte 
de  champs  d'orge.  Elle  est  bien  cultivée.  Les  habi- 
tants de  Razaya  y  passent  une  partie  de  l'année 
dans  des  gourbis  au  milieu  des  champs.  Ces  habi- 
tations de  fortune  sont  construites  d'une  façon  des 
plus  primitives.  Ce  sont  des  huttes  en  branches,  ou 
des  trous  creusés  dans  le  sol.  Parfois  simplement 
des  tentes. 

Je  passe  plus  d'une  semaine  dans  ma  grotte  de 
Razaya.  Pendant  le  jour,  j'excursionne  dans  les  envi- 
rons. Le  soir,  je  couche  devant  la  maison,  à  la 
belle  étoile,  pour  jouir  de  l'air  frais  et  agréable  de 
la  nuit.  Madouk  fait  de  son  mieux  pour  que  mon 
séjour  dans  son  village  natal  me  soit  agréable.  De 
la  plaine,  ses  parents  et  amis  viennent  souvent  nous 


LE   DJEBEL-NALOUT  169 

voir.  Tous  ces  braves  Berbères  me  serrent  cordiale- 
ment la  main  en  me  priant  de  leur  rendre  visite  à 
mon  tour.  Je  me  rends  un  jour  à  une  de  ces  invita- 
tions. Nous  descendons  avec  Madouk  un  petit  che- 
min rapide  lorsque,  derrière  un  promontoire  que 
nous  venons  de  traverser,  nous  apercevons  deux 
mouquères.  Madouk  s'approche  rapidement,  il  pa- 
raît les  connaître.  La  conversation  est  animée.  Je 
m'avance  vers  le  groupe  :  il  y  a  là  une  vieille  femme 
ridée  et  une  jeune  fille,  drapées  dans  leurs  mantes 
bleues.  La  plus  jeune  des  deux  ne  laisse  voir  qu'une 
partie  de  la  figure  où  deux  yeux  pétillent  de  malice. 
La  jeune  fille  me  salue  en  me  faisant  un  geste  ami- 
cal. Mon  compagnon  me  lance  un  terrible  regard; 
grand,  nerveux  et  violent  il  est  superbe  de  fureur. 
Nous  quittons  brusquement  les  deux  femmes  et 
moitié  railleur,  moitié  anxieux,  je  plaisante  Madouk. 
Je  lui  laisse  croire  que  j'ai  plu  à  la  jeune  fille.  Je  sens 
Madouk  ivre  de  jalousie.  Il  me  répond  que  la  mou- 
quère  m'a  fait  un  signe  d'amitié  parce  que  je  suis 
son  maître. 

Quelques  instants  plus  tard,  nous  atteignons  le 
pied  de  la  montagne.  Nous  sommes  très  bien 
reçus  par  les  habitants  des  tentes,  des  Berbères 
vieux  et  dignes.  Ils  me  donnent  la  meilleure  place 
et  préparent  un  excellent  couscous  que  je  mange 
avec  eux.  Pendant  la  sieste  Madouk  disparaît.  Il  va 
retrouver  la  petite  mouquère,  qui  était  sa  fiancée, 
comme  je  le  sus  plus  tard. 

Dans  toutes  mes  excursions,  j'allais  seul  avec  ce 
Berbère.  Partout,  nous  reçûmes  des  habitants  du  dé- 
sert le  meilleur  accueil.  Le  zaptié  restait  pendant  ce 
temps  au  campement.  Un  gendarme  effarouche  tou- 


170  EN    TRIPOLITAIiNE 

jours  et  je  préférais  me  trouver  directement  en  con- 
tact avec  les  populations  du  pays. 

A  l'ouest  de  Razaya  se  trouve  une  autre  petite  pal- 
meraie qu'on  appelle  Ouezzan.  Elle  est  peu  impor- 
tante. Une  montagne  la  domine  du  haut  de  laquelle 
on  aperçoit  Dehibat  au  milieu  d'une  plaine.  Dehibat 
est  un  point  important  par  son  trafic,  mais  sa  posi- 
tion même  au  fond  d'une  cuvette  n'est  pas  bonne. 
Je  vis  fort  bien  les  habitations  européennes  de  ce 
poste  militaire  tunisien,  le  dernier  qui  ait  quelque 
importance  dans  le  sud  de  la  régence.  Un  capitaine 
et  quelques  lieutenants  commandent  la  garnison  de 
Dehibat.  Ce  poste  est  situé  à  l'écart  des  grandes 
routes  d'Afrique.  Mais  si  le  commerce  du  Sahara 
avait  une  importance  plus  considérable  par  Ghada- 
mès,  Dehibat  serait  bien  placé  pour  drainer  le  trafic 
tunisien.  C'est  une  étape  pour  les  Arabes  qui,  de 
Tunisie,  se  rendent  dans  le  Djebel  Nefousa.  Dehi- 
bat n'a  donc  qu'une  importance  plus  ou  moins  lo- 
cale qui  est  du  reste  fortement  restreinte  par  la 
sévérité  exagérée  avec  laquelle  la  frontière  est  gar- 
dée. Car  du  côté  tunisien  toute  la  région  est  consi- 
dérée encore  comme  territoire  militaire.  Lorsque  ce 
gouvernement  sera  remplacé  par  un  gouvernement 
civil,  l'importance  des  trafics  augmentera  sans  doute 
dans  des  proportions  notables.  Mais  en  attendant  les 
relations  entre  les  deux  pays  sont  rendues  difficiles 
par  les  vexations  journalières  et  arbitraires  que  les 
marchands  qui  font  le  transport  des  denrées  onl  à 
subir  des  gouvernements  voisins.  Un  Arabe  qui 
passe  la  frontière  est  saisi  et  jeté  en  prison  s'il  ne 
possède  pas  un  passeport  régulier  délivré  par  le  gou- 
verneur du  cercle  auquel  il  appartient.  Lorsque  des 


K 


3?  | 


3 


Au  Ksar  Razaya.  —  Vue  sur  la  plaine. 

A  droite  Hamed  Madouk. 


Razaya.  —  La  falaise  du  Djebel  Nalout. 


LE  DJEBEL-NALOUT  171 

troupeaux  de  moutons  ou  de  chèvres  s'égarent  ou 
même  que  des  chameaux,  tout  en  broutant,  passent 
cette  ligne  si  sévèrement  gardée,  ils  sont  immédia- 
tement saisis  par  la  police  et  confisqués.  Leurs  pro- 
priétaires ne  peuvent  les  ravoir  que  par  de  longues 
réclamations  qui  ne  reçoivent  du  reste  pas  toujours 
satisfaction.  Les  deux  gouvernements  agissent  d'une 
façon  analogue  mais  les  Turcs  appliquent  avec  moins 
de  rigueur  ces  lois  sévères. 

C'est  du  moins  ce  que  l'on  m'a  affirmé. 

Ces  procédés  sévères  avaient  pour  but  de  suppri- 
mer le  brigandage.  Le  résultat  est  sans  doute  atteint 
depuis  longtemps  caries  bandits  n'existent  plus.  Ce 
sont  les  innocents  qui  souffrent  maintenant  au  lieu 
des  coupables.  S'il  y  a  encore  quelques  pirates  ils 
sont  trop  habiles  pour  se  laisser  prendre.  Les  me- 
sures dirigées  contre  eux  ne  les  atteignent  pas  (1). 

Dans  les  environs  de  Razaya,  il  existe  d'anciennes 
habitations  troglodytes.  Je  visitai  un  grand  village 
creusé  à  mi-côte  dans  les  parois  du  Djebel.  Madouk 
avait  vivement  excité  ma  curiosité  par  les  descrip- 
tions de  ces  vastes  habitations.  C'est  par  une  entrée, 
obstruée  en  partie  de  décombres,  que  nous  péné- 
trons dans  une  salle  spacieuse  et  grande  qui  a  l'air 
d'être  abandonnée  depuis  très  longtemps.  Dans  un 
coin  de  grosses  meules  gisent,  à  moitié  brisées; 
des  amas  de  poterie  jonchent  le  sol.  11  semble  que 
dans  cette  partie  reculée  du  Gazer  de  Giger  il  y  ait 
eu  là  anciennement  une  nombreuse  population.  Les 
cavernes  sont  plus  grandes  qu'à  Razaya.  Du  haut 

(1)  Grâce  aux  énergiques  mesures  prises  par  les  gouverne- 
ments français  et  turcs  la  sécurité  règne  maintenant  le  long  de 
la  ligne  frontière  juqu'à  Ghadamès. 


172  EN    TRIPOLITAINE 

en  bas  de  la  montagne,  j'en  aperçois  les  ouvertures. 
Ce  village  ruiné  a  été  abandonné  depuis  une  haute 
antiquité  car  malgré  mes  questions,  Madouk  ne  peut 
rien  m'apprendre  de  certain.  Il  connaît  cependant 
toutes  les  traditions  du  pays  car  il  est  un  person- 
nage important  de  la  région. 

Je  profite  de  la  solitude  de  ce  coin  perdu  pour 
questionner  mon  guide.  Il  me  raconte  en  peu  de 
mots  sa  vie  qui  est  celle  de  beaucoup  de  Berbères 
du  Djebel.  Madouk  me  dévoile,  dans  ce  décor  bien 
approprié  aux  confidences,  une  âme  un  peu  sauvage, 
mais  sympathique  par  sa  grandeur  et  sa  sincérité. 
Il  appartient  à  une  famille  qui  possède,  à  Razaya, 
plusieurs  jardins  et  beaucoup  de  dattiers.  Ces  jar- 
dins, qu'il  m'a  fait  visiter  avec  orgueil,  m'ont  paru 
de  bien  peu  de  valeur.  Mais  c'est  pour  lui  une  ri- 
chesse. Il  aime  ce  coin  de  terre  avec  toute  l'ardeur 
fougueuse  d'une  nature  passionnée.  Depuis  plusieurs 
années  la  sécheresse  règne  dans  le  pays,  aussi  les 
récoltes  n'étant  point  assez  abondantes,  il  était  parti 
pour  Tripoli  accompagné  de  sa  mère.  Il  avait  tra- 
vaillé, cherchant  à  amasser  un  peu  d'argent  mais 
malgré  sa  ferme  volonté  de  faire  des  économies  il 
le  dépensait  au  fur  et  à  mesure.  Il  était  resté  long- 
temps à  Tripoli,  remplissant  les  fonctions  les  plus 
diverses,  tantôt  préparant  les  éponges,  tantôt  em- 
ployé de  la  Régie  des  Tabacs  ou  garçon  de  peine. 
Madouk  s'était  marié.  Mais  sa  femme  ne  s'entendait 
pas  avec  sa  mère.  Il  l'avait  répudiée.  L'amour  filial 
avait  été  plus  fort  que  son  attachement  pour  sa 
femme.  Cette  piété  des  enfants  envers  les  parents 
est  générale.  Elle  est  poussée  jusqu'au  plus  profond 
respect. 


LE    DJEBEL-iNALOUT  173 

Madouk  espérait  gagner  à  Tripoli  une  bonne 
somme  d'argent  pour  acheter  quelques  chameaux, 
revenir  à  Razaya  avec  sa  vieille  mère  et  épouser  la 
petite  mouquère  que  j'avais  aperçue.  Avec  ses  cha- 
meaux il  irait  vendre  de  temps  en  temps  à  Tripoli  ou 
dans  les  marchés  tunisiens  les  daltes,  les  figues,  les 
raisins  et  les  abricots  que  produiraient  ses  nombreux 
jardins  entretenus  avec  soin.  Tel  était  son  rêve. 
Mais  il  n'était  pas  près  d'être  réalisé.  Plein  de  cou- 
rage pour  travailler,  plein  de  bonne  volonté,  mais 
esprit  sans  suite  et  fantasque,  Malouk  se  laissait 
subitement  entraîner  par  ses  passions  qui  détrui- 
saient en  quelques  jours  le  fruit  de  longues  années 
de  travail. 

Ce  brave  garçon  m'était  tout  dévoué,  mais  il  était 
si  nerveux  qu'il  ne  se  passait  guère  de  jour  que 
je  fusse  obligé  de  lui  faire  des  observations.  Il  était 
trop  indépendant  pour  les  accepter.  Plusieurs  fois, 
je  fus  sur  le  point  de  le  renvoyer  mais  je  reculais 
toujours  devant  un  tel  dénouement  car,  quoique  pi- 
toyable domestique,  Madouk  était  cependant  un 
excellent  ami  en  qui  je  pouvais  avoir  toute  confiance. 
Il  faisait  de  puissants  efforts  pour  retenir  les  paroles 
violentes  qu'il  laissait  comme  malgré  lui  échapper 
de  temps  en  temps,  mais  sa  nature  reprenait  vite  le 
dessus.  Berbère  pure  race,  à  la  figure  intelligente, 
il  avait  concentré  en  lui  toutes  les  qualités  belles  et 
nobles  de  sa  race,  mais  il  en  avait  aussi  tous  les  dé- 
fauts. C'était  un  type  vrai,  aux  sentiments  puissants 
et  violents,  qu'il  ne  fallait  jamais  froisser  car  alors, 
lorsqu'il  croyait  avoir  raison,  ses  yeux  s'injectaient 
de  sang,  son  corps  était  tout  secoué  de  tremble- 
ments nerveux   produits  par  une  fureur  qui  veut 


174  EN    TRIPOLITAINE 

éclater  mais  que  l'esprit  dompte.  Tout  était  passion 
chez  lui,  la  passion  dominait  l'être,  mais  c'était  une 
passion  comme  on  se  plaît  à  en  revêtir  les  héros 
antiques,  passion  produite  par  une  excessive  fierté 
et  par  l'impulsion  directe  de  nobles  sentiments. 

Il  est  bien  rare  de  rencontrer  encore  ces  types  ad- 
mirables, dont  le  corps  et  l'esprit  s'harmonisentavec 
noblesse.  La  dégénérescence  n'a  point  encore  abâ- 
tardi et  gangrené  ces  peuples  primitifs,  isolés  dans 
des  régions  éloignées  par  des  espaces  difficiles  à 
franchir.  Les  écrivains  de  notre  siècle  qui  ont  fait  de 
si  poignants  tableaux  de  la  fourberie  et  des  basses- 
ses de  notre  civilisation  trouveront  encore  chez  les 
Berbères  de  ces  régions  reculées  un  réconfort  à  leur 
désespoir  naissant.  Chez  eux  on  se  sent  comme  trans- 
portés à  une  autre  époque  où  les  sentiments  sont 
étalés  au  grand  jour.  Sans  doute  les  Arabes  sont 
voleurs  et  menteurs.  Mais  ce  qu'ils  n'ont  pas,  c'est 
l'hypocrisie,  ils  volent  et  mentent  ouvertement.  Ils 
ne  cachent  pas  sous  d'onctueuses  et  fausses  paroles 
la  vérité.  Ils  sont  vrais,  vrais  dans  leurs  passions, 
vrais  dans  leurs  sentiments,  vrais  dans  leurs  défauts 
comme  dans  leurs  qualités. 

Et  ces  qualités  sont  admirables.  En  voici  un 
exemple.  Nous  retournions  à  Nalout,  en  suivant  le 
pied  de  la  falaise.  Il  était  midi  et  nous  cherchions 
dansles  ravins  un  abri  pour  passer  les  heureschaudes 
de  la  journée,  lorsque  soudain,  Madouk,  qui  était  un 
peu  en  avant,  me  fit  signe  de  le  suivre  au  fond  d'une 
sorte  d'excavation.  Je  sautai  à  bas  de  mon  cheval  et 
m'avançai.  Il  me  conduisit  au  fond  d'un  trou  qui 
pouvait  nous  servir  d'abri.  Mais  soudain  une  femme 
en  sortit.  Lamentable  loque  humaine,  maigre  et  dé- 


LE    DJEBEL-NALOUT  17:> 


charnée,  elle  manifesta  à  notre  vue  un  profond  dé- 
sespoir. Une  conversation  s'engagea  entre  cette 
femme  encore  jeune  et  mon  domestique.  Je  m'in- 
formai de  ce  qu'elle  voulait.  Cette  femme  était  dé- 
solée de  notre  arrivée  car  elle  n'avait  rien  à  nous 
offrir.  Depuis  deux  journées,  elle  et  les  six  enfants 
en  bas  âge  qui  se  pressaient  autour  d'elle  n'avaient 
rien  mangé.  Elle  était  affolée  à  la  pensée  que  des 
étrangers  arrivaient  ici  dans  sa  maison  et  qu'elle  ne 
pouvait  rien  leur  donner.  La  misère  avait  forcé  son 
mari  à  partir  en  Tunisie  plusieurs  mois  auparavant 
pour  chercher  du  travail.  Depuis  lors  il  n'avait 
donné  aucune  nouvelle  à  sa  famille  qui  vivait  là  dans 
ce  fond  de  ravin,  manquant  de  tout,  dans  la  misère 
la  plus  atroce.  Je  fis  comprendre  à  cette  brave 
femme  que  nous  ne  voulions  rien  accepter,  mais, 
qu'au  contraire,  nous  serions  heureux  de  lui  offrir 
des  vivres.  Elle  parut  fortement  offusquée  de  cette 
idée.  L'hospitalité  sacrée  berbère  était  mise  en 
défaut  cette  fois  et  sans  doute  c'était  pour  elle  un 
véritable  péché  que  de  recevoir  dans  sa  maison  un 
voyageur  auquel  elle  ne  put  pas  donner  le  tradition- 
nel couscous.  Elle  mit  sens  dessus  dessous  sa  misé- 
rable chambre.  Elle  étala  ses  hardes  pour  nous  en 
faire  un  tapis  et  elle  s'efforça  de  nous  préparer  un 
logis  sinon  agréable  du  moins  confortable.  Je  ne 
pouvais  refuser  tous  ces  efforts  car  cela  lui  aurait 
fait  trop  de  peine.  Nous  passâmes  là  plusieurs  heures 
et  au  moment  de  partir,  je  voulus  lui  laisser  nos 
provisions,  mais  comme  elle  les  aurait  refusées, 
j'eus  recours  à  un  subterfuge.  Subrepticement,  lors- 
que la  femme  ne  me  vit  point,  je  cachai  tout  ce  qui 
restait  de  nos  vivres  au  fond  de  la  grotte,  sous  les 


1T6  EN    TRIPOLITAINE 

hardes.  11  était  certain  qu'après  notre  départ,  en 
rangeant  ses  affaires  elle  verrait  le  cadeau  et  qu'elle 
en  profiterait  au  moins  pour  ses  enfants.  J'étais 
profondément  ému  de  la  grandeur  de  ces  sen- 
timents élevés,  si  naturels  et  si  spontanés  chez  ces 
êtres  misérables,  chez  ces  barbares,  comme  nous 
les  appelons  souvent.  Le  naturel  du  geste  de  donner 
est,  chez  eux,  instinctif,  la  vieille  hospitalité  s'est 
conservée  avec  tout  son  caractère  d'autrefois. 

Je  fis  plus  tard  ce  qui  était  en  mon  pouvoir  pour 
atténuer  la  misère  qui  s'était  abattue  sur  cette  fa- 
mille délaissée,  en  signalant  au  Kaïmakan  deNalout 
cette  lamentable  histoire.  Des  secours  furent  en- 
voyés par  le  gouverneur  à  la  malheureuse. 

Après  quelques  jours  de  repos  à  Naloutdans  nos 
souterrains  confortables  et  spacieux,  je  repartis 
vers  l'Est  pour  un  vaste  village  qui  m'était  signalé 
à  quelques  heures  du  chef-lieu.  Je  traversai  l'oued 
Bou-el-Hassa,  dont  les  ramifications  isolent  le  pla- 
teau de  Nalout.  Nous  le  suivîmes  un  instant  vers 
l'amont  et  après  l'avoir  franchi,  nous  pénétrâmes 
dans  une  vallée  latérale  qui,  étroite  et  profonde, 
s'enfonce  dans  les  hauts  plateaux.  Nous  cheminions 
au  milieu  du  dédale  des  roches  cahotiques  et  il  me 
semblait  à  chaque  instant  arriver  à  l'extrémité  de  la 
vallée.  Mais  sa  forme  était  si  capricieuse  et  ses  con- 
tours si  incertains  que  toujours  une  sinuosité  brus- 
que et  inattendue  mettait  en  face  de  nous  un  nouveau 
tronçon.  Je  ne  voyais  pas  du  tout  dans  ces  sauvages 
régions  où  pouvait  percher  le  si  grand  village  que 
l'on  m'avait  signalé  et  je  traitais  déjà  d'exagéré  le 
tableau  qu'on  m'en  avait  fait. 

Au  moment  où  je  désespérais  d'arriver,  une  cita- 


Les    jardins    en    gradins 


Tirhit 


La  vallée  de  Tirhit. 

Le  Ksar 


Tirhit 


LE    DJEBEL-NALOUT  177 

délie  apparut,  perchée  en  haut  d'une  paroi.  Je  devi- 
nais partout  dans  les  roches  des  habitations  souter- 
raines et  en  regardant  plus  attentivement,  je  cons- 
tatai l'existence  des  multiples  fenêtres  qui  donnaient 
le  jour  dans  les  habitations  des  troglodytes.  C'était 
Tirhit,  grand  et  important  bourg,  que  j'atteignis 
quelques  instants  plus  tard.  Les  habitants  vinrent 
au-devant  de  moi.  Je  fus  très  embarrassé,  car  cha- 
cun voulait  m'entraîner  chez  lui  pour  m'offrir  sa 
maison.  Je  choisis  celle  qui  se  trouvait  tout  en  bas 
du  village  et  m'y  installai.  J'étais  à  peine  arrivé 
que  je  reçus  des  cadeaux  :  du  legbi  frais,  des 
dattes,  une  gazelle  et  des  œufs.  Et  je  ne  pouvais  pas 
refuser  ces  offrandes,  car  les  habitants  l'auraient 
pris  en  fort  mauvaise  part. 

Tirhit  est  un  village  qui  compte  plusieurs  centaines 
d'habitants.  Ils  vivent  dans  les  maisons  étagées  en 
gradins  sous  le  ksar  qui  occupe  la  partie  culminante 
d'un  éperon  rocheux  s'avançant  dans  une  partie  élar- 
gie de  la  vallée.  La  forteresse  et  les  maisons  sont  à 
peine  visibles  de  loin,  on  ne  les  aperçoit  que  lorsqu'on 
est  à  côté.  Leur  teinte  se  confond  avec  le  gris  des 
grès  calcaires  du  soubassement. 

La  principale  vallée  de  Tirhit  se  résout  près  de 
cette  localité  en  une  multitude  de  ravins  encaissés, 
au  fond  desquels  croît  une  végétation  clairsemée. 
Pour  rassembler  l'eau  des  rares  pluies  les  habitants 
ont  construit  des  barrages.  Entre  chaque  barrage, 
sur  une  petite  plate-forme,  se  trouve  un  jardin. 
L'eau  s'écoule  d'un  jardin  dans  un  autre,  il  n'y  en  a 
pas  une  goutte  de  perdue. 

Le  puits  de  Tirhit  est  situé  un  peu  en  amont  au 
iond  de  la  vallée.  Le  soir,  cet  endroitest  plein  d'ani- 

12 


178  EX    TRIPOLITAINE 

mation  car  toutes  les  mouquères  du  village  vien- 
nent y  puiser  l'eau  avec  leurs  gherbas.  Des  pal- 
miers ombragent  ce  site  délicieux.  J'eus  la  bonne 
fortune,  un  jour  qu'aucun  Arabe  ne  me  voyait,  d'y 
photographier  quelques  femmes,  seules  au  bord 
du  puits.  Le  site  était  tranquille,  isolé,  dominé  par 
les  gradins  qui  forment  les  flancs  de  la  vallée.  Le 
tableau  était  charmant.  Les  femmes  avaient  écarté 
leurs  mantes  bleues  et  souriaient.  Nul  bruit,  nul 
murmure  ne  venait  troubler  le  silence  du  soir  mon- 
tant. Mais  soudain  la  voix  braillarde  d'un  Arabe 
farouche  vint  rompre  le  charme  et  me  força  à  prendre 
une  attitude  d'indifférence  et  d'ennui.  Je  ne  voulais 
pas  exciter  la  jalousie  des  habitants  du  village  et  je 
détournai  tranquillement  les  yeux.  Un  peu  plus 
tard  je  retrouvai  Madouk  qui,  dans  la  case  obscure, 
devant  le  feu,  préparait  le  dîner. 

En  attendant  je  causais  avec  plusieurs  soldats 
qui  étaient  là,  habillés  de  superbes  habits  neufs. 
C'étaient  de  nouvelles  recrues  qui  venaient  me 
rendre  visite.  Elles  étaient  originaires  de  Tirhit. 
C'était  la  première  fois  qu'elles  portaient  l'uniforme. 
Ces  jeunes  soldats  avaient  une  physionomie  agréable 
et  m'inspiraient  une  véritable  sympathie. 

Mes  compagnons  avaient  l'air  embarrassé  de  gens 
qui  désiraient  quelque  chose.  Je  faisais  de  mon 
mieux  pour  les  encourager  à  me  confier  ce  qu'ils 
voulaient  me  dire.  Je  les  questionnais  sur  le  service 
militaire.  Ce  que  j'appris  était  intéressant,  car  c'était 
l'opinion  prise  à  la  source  même  de  ce  que  pen- 
saient les  indigènes  du  service  militaire  obligatoire 
auquel  ils  étaient  soumis  depuis  quelques  années. 
Ces  Berbères  craignaient  d'être  envoyés  au  loin  par 


-a 

u 
M 


ci- 
ra 


LE    DJEBEL-NALOUT  179 

les  Turcs  pour  des  guerres  qui  ne  les  intéressaient 
pas.  Cette  crainte  provenait  sans  doute  des  récits 
exagérés  que  des  soldats  ottomans  s'étaient  plu  à 
raconter  à  ces  âmes  simples  et  crédules,  dans  le 
but  de  s'entourer  d'une  auréole  de  gloire  et  d'exciter 
l'admiration.  Mais,  d'autre  part,  ils  étaient  una- 
nimes à  désirer  se  battre  en  Tripolitaine  au  cas 
d'un  envahissement  de  chrétiens  et  surtout  des 
Italiens,  car,  quoique  ignorants  ils  font  parfaite- 
ment la  différence  entre  les  différentes  nationalités 
européennes.  J'acquis  la  conviction  que  lorsque  la 
Turquie  sera  attaquée  par  les  Italiens,  les  Berbères 
se  lèveront  en  masse  pour  repousser  l'ennemi  com- 
mun. Tous  les  Berbères  oubliant  leurs  vieilles 
haines  se  rallieronl  sous  le  drapeau  turc.  La  Tur- 
quie a  sauvé  des  milliers  de  malheureux  en  combat- 
tant la  famine  et  les  Berbères  sont  reconnaissants 
des  efforts  faits  pour  eux;  aussi  la  guerre  qui  éclate 
en  ce  moment  provoquera  une  levée  en  masse  des 
populations  berbères.  Si  elles  avaient  eu  à  souffrir 
du  joug  ottoman,  comme  on  l'a  insinué,  elles  profite- 
raient au  contraire  de  l'occasion  pour  se  soulever 
contre  les  Turcs. 

Je  revis  souvent  les  conscrits.  Une  intimité  s'éta- 
blit entre  nous,  je  commençais  à  les  connaître  et  à 
démêler  leurs  sentiments.  Comme  chrétien,  je  ne 
pouvais  pas  arriver  à  une  entente  parfaite  ;  je 
m'étonnais  cependant  qu'ils  ne  me  montrassent 
aucune  hostilité.  Je  leur  en  fis  la  remarque,  car  ils 
m'avaient  dit  qu'ils  repousseraient  les  chrétiens  si 
ceux-ci  venaient  chez  eux.  Mais  j'étais  considéré 
comme  un  hôte.  L'étranger  qui  arrive  en  pays  mu- 
sulman, n'importe  où,  est  bien  reçu.  Le  sentiment 


180  EN    TRIPOLITAINE 

de  l'hospitalité  est  inné  chez  les  Berbères.  Que  le 
nouveau  venu  soit  chrétien,  qu'il  soit  un  ennemi  hé- 
réditaire de  leur  race,  il  sera  cependant  protégé  s'il 
se  confie  à  eux. 

Ces  soldats  désiraient  s'instruire.  Ils  me  deman- 
dèrent de  leur  apprendre  les  chiffres  et  les  lettres. 
Ils  sortirent  chacun  de  leur  veste  un  feuillet  de  pa- 
pier et  un  crayon.  Ils  passèrent  des  heures  à  essayer 
d'imiter  les  modèles  que  je  leur  faisais.  Ils  au- 
raient aimé  continuer  à  travailler  et  apprendre  beau- 
coup de  choses.  Ils  montraient  beaucoup  de  zèle 
pour  ce  travail  qui  devait  être  compliqué  pour  des 
esprits  aussi  rudes.  Ils  désiraient  apprendre  et  me 
supplièrent  même  de  rester  parmi  eux  pour  les  ins- 
truire. Ils  étaient  drôles  ces  grands  enfants  mala- 
droits auxquels  j'enseignais  ces  choses  si  simples, 
mais  leur  application  était  grande,  ils  avaient  le 
désir  d'arriver. 

Notre  caravane  me  rejointe  Tirhit.  Le  soir  de  son 
arrivée,  posté  sur  la  terrasse  devant  ma  demeure, 
j'entends  les  cris  des  chameliers  et  le  bruit  sourd 
qui  monte  du  fond  de  la  vallée.  C'est  la  caravane  qui 
traverse  un  passage  étroit  et  difficile.  Peu  à  peu, 
surgissent  en  dessous  de  moi  les  bêtes  pareilles 
à  des  ombres  fantastiques  ;  elles  escaladent  la  pente 
rapide  et  incommode  qui  conduit  au  village.  Il  faut 
plusieurs  heures  avant  que  la  caravane  soit  ras- 
semblée sur  l'esplanade. 

Nous  sommes  tous  rassemblés  à  Tirhit.  Quelques 
jours  plus  tard,  nous  partons  vers  l'est  pour  visiter 
les  villages  situés  sur  le  haut  de  la  falaise  du  Djebel 
villages  nombreux,  importants,  très  rapprochés  les 
uns  des  autres. 


Le  Ksar 


Les  habitations  du  village  de  Hohammed 
se  confondent  avec  le  rocher. 


Le  village  de  Kabao  et  notre  campement. 


LE   DJEBEL-NALOLT  181 

De  Tirhit,  en  remontant  le  ravin  qui  vient  mourir 
en  s'amorçant  sur  le  haut  plateau,  on  atteint  facile- 
ment la  hauteur.  Le  plateau  est  ici  à  une  altitude 
de  640  mètres,  un  peu  plus  élevé  qu'à  Nalout.  Il 
continue  à  se  relever  progressivement  vers  Test, 
entaillé  profondément  sur  sa  bordure  par  des 
gorges  étroites,  ramifiées,  qui  s'enfoncent  au  loin 
dans  l'intérieur,  souvent  sur  une  longueur  de  plu- 
sieurs dizaines  de  kilomètres.  Il  est  presque  im- 
possible de  cheminer  le  long  de  la  falaise  trop 
près  de  sa  bordure  nord,  car  alors  on  est  obligé  à 
des  descentes  et  des  montées  continuelles  très  pé- 
nibles. Aussi  tandis  que  le  gros  delà  caravane  passe 
par  le  sud  pour  éviter  ces  dépressions  nombreuses, 
je  les  traverse  facilement  avec  mon  cheval,  le  brave 
et  infatigable  Sucre,  dont  le  pied  sûr  me  transporte 
.en  toute  sécurité,  même  dans  les  endroits  les  plus 
périlleux. 

Ces  ravins  sont  si  profonds,  si  rapprochés  et  la 
dentelure  de  la  falaise  estpoussée  si  loin  qu'on  passe 
des  journées  entières  à  monter  et  à  descendre.  Une 
des  premières  localités  où  nous  campons,  à  une 
dizaine  de  kilomètres  à  l'est  de  Tirhit,  est  le  village 
de  Hohammed. 

Le  ksar  apparaît  en  haut  d'un  ravin  encaissé.  Sur 
notre  gauche,  il  s'élève  ressemblant  à  une  énorme 
masse  rocheuse  percée  de  trous.  Une  moitié  du  bâti- 
ment séparée  par  une  fissure  béante  s'incline  sur 
l'abîme.  Cette  ancienne  forteresse  délabrée,  dont  une 
partie  ne  tient  plus  que  par  un  miracle  d'équilibre, 
ne  se  distingue  pas  du  rocher.  Seules  les  meurtrières 
nombreuses  indiquent  qu'il  y  a  là  une  citadelle  impo- 
sante. Tout  autour,  je  devine  de  nombreuses  mai- 


182  EN    TRIPOLITAINE 

sons,  enfouies  dans  les  rocs,  cachées  aux  regards 
indiscrets.  Les  habitants,  blottis  entre  les  roches, 
nous  regardent  passer. 

Le  norfi  de  Hohammed  désigne  quelques  petites 
bourgades  éparpillées  sur  le  plateau  et  qui  ensemble 
comptent  plusieurs  milliers  d'habitants. 

Le  lendemain  à  l'aurore,  je  pars  avec  mon 
guide.  Je  dois  retrouver  mes  compagnons  dans  un 
village  grand  et  réputé,  situé  à  quelques  heures  de 
Hohammed.  Nous  atteignons  bientôt  Talat.  De  cet 
endroit  qui  domine  le  pays,  une  vieille  femme  nous 
indique  en  face  de  nous  Kabao,  situé  à  quelques 
kilomètres.  Aussi  c'est  tout  en  flânant  que  nous  par- 
courons les  oueds  qui  nous  séparent  du  but.  Au 
fond  de  l'un  d'eux  nous  nous  endormons  à  l'ombre 
d'un  figuier.  Mais  le  soleil  monte.  Je  réveille  Hamed 
en  lui  rappelant  que  nous  n'avons  pas  emporté  de 
provisions  et  qu'il  nous  faut  arriver  avant  midi  au 
village.  Nous  reprenons  notre  course,  sûrs  d'at- 
teindre rapidement  Kabao. 

Après  avoir  escaladé  les  pentes  de  l'oued,  nous 
sommes  de  nouveau  en  face  de  Kabao,  dont  les  mai- 
sons blanches  scintillent  sous  le1  soleil  de  midi. 
Mais  au  moment  où  il  nous  semble  atteindre  le  but, 
un  nouvel  oued,  aussi  profond  que  le  précédent, 
s'offre  à  nous.  Nous  sommes  forcés  de  le  traver- 
ser, mais  quel  n'est  pas  notre  désespoir  lorsque, 
remontés  de  l'autre  côté,  nous  voyons  une  nouvelle 
dépression  à  franchir.  Sans  force,  nous  redescen- 
dons à  travers  les  éboulis.  Depuis  dix-huit  heures 
nous  n'avons  rien  mangé.  Aussi,  au  fond  de  l'oued 
nous  cherchons  dans  les  figuiers  quelques  fruits, 
mais  ils  ne  sont  pas  mûrs.  La    nuit  tombe,    mon 


L'Oued  Serous. 


Le  village  de  Tinzeret. 


LE    DJEBEL-NALOUT  183 

compagnon  me  propose  de  coucher  là.  Il  me  prêtera 
son  burnous  et  le  lendemain  au  jour  nous  reparti- 
rons. 

Mais  il  faut  encore  tenter  un  dernier  effort,  essayer 
d'arriver  à  tout  prix  à  Kabao.  La  nuit  est  obscure, 
sans  lune.  Nous  nous  traînons  au  fond  de  l'oued 
parmi  des  blocs  énormes.  Sucre  glisse  sur  les  pierres 
polies.  Il  ne  peut  plus  me  porter.  Je  descends  de 
cheval  et  tandis  que  Madouk  devant  moi  le  conduit 
par  la  bride,  je  suis  tant  bien  que  mal.  Nous  traver- 
sons ainsi  encore  quatre  oueds.  Il  y  en  a  toujours 
de  nouveaux.  Je  suis  désespéré  et  tombe  finalement, 
n'en  pouvant  plus.  Madouk  se  couche  à  mes  côtés. 
Lui  aussi  n'a  plus  décourage.  Nous  sommes  perdus. 
Madouk  est  résigné.  Allah  l'a  voulu  !  tout  est  fini  ! 

La  faim  nous  torture  et  le  froid  nous  transit.  De- 
puis vingt  heures  nous  n'avons  mangé  que  quelques 
figues  pas  mûres  et  nous  avons  cheminé  presque 
sans  arrêt.  Mon  cheval,  étendu  à  nos  côtés  lèche  les 
pierres.  Le  tableau  du  groupe  est  lamentable. 

Nous  restons  là  longtemps,  inconscients  du  temps 
qui  fuit. 

Un  bruit  lugubre,  semblable  à  un  ululement  long 
et  plaintif,  retentit  soudain,  dans  les  rochers.  Il  se 
répercute,  sinistre,  dans  la  vallée. 

Madouk  est  debout,  il  écoute  attentivement  la 
plainte  qui  recommence  et  se  tournant  vers  moi, 
frémissant,  il  me  dit  :  «  C'est  un  chien,  le  village 
est  là-haut.  »  Mais  cette  nouvelle  n'est  plus  faite 
pour  me  réjouir.  Tombé  dans  un  demi-coma,  incon- 
scient des  choses,  mon  esprit  plane  dans  le  monde 
des  rêves.  Je  suis  presque  irrité  contre  Madouk  qui 
brutalement  me  tire  de  ma  songerie. 


184  EN    TRIPOLITAINE 

Nous  escaladons  les  roches  avec  peine.  Je  sens 
ma  tête  bourdonner.  Je  rends  responsable  de  nos 
malheurs  mon  fidèle  domestique 

Pendant  trois  heures  nous  montons  ainsi,  avec 
des  alternatives  d'espoir  et  de  désolation.  Je  crus 
que  jamais  nous  n'atteindrions  le  village.  Nul  bruit 
ne  s'entendait  plus.  Un  doute  nous  envahit.  Nous 
n'osions  le  formuler. 

Enfin,  au-dessus  de  nous,  des  murs  blancs  se 
devinent  dans  l'obscurité.  Cette  vue  nous  donne  du 
courage  et,  en  nous  traînant  sur  les  genoux,  nous 
atteignons  la  bourgade. 

Nous  étions  sauvés.  A  cinquante  mètres  en  face, 
sur  le  plateau,  un  grand  feu  brille,  allumé  par  les 
soins  de  mes  compagnons  qui  avaient  pris  la  pré- 
caution d'entretenir  toute  la  nuit  ce  signal  de  rallie- 
ment. En  quelques  instants  nous  sommes  au  cam- 
pement de  la  mission. 

Après  Kabao,  sur  le  bord  de  la  falaise,  les  villages 
se  pressent  nombreux.  Ils  se  ressemblent  tous.  Ce 
sont  les  mêmes  amas  de  ruines  dominées  par  des 
forteresses.  Nous  traversons  Tanizin  et  Tindimira. 
Cette  dernière  localité  domine  un  oued  large  de  plu- 
sieurs kilomètres,  l'oued  Serous,  le  plus  important 
de  la  région,  avec,  au  fond,  des  îlots  de  palmiers. 
Nous  le  traversons. 

De  l'autre  côté,  la  falaise  s'élève  verticale.  Un  sen- 
tier à  peine  tracé  conduit  au  village  de  Msafar  dont 
tous  les  habitants,  perchés  sur  les  rochers,  nous 
observent,  tandis  que  nous  escaladons  lentement  la 
pente  abrupte  ou  que  nous  cheminons  avec  précau- 
tion le  long  de  corniches  étroites  qui  dominent  le 
vide. 


Bedern.  —  Le  campement. 


Le  Djebel  Bedern  vu  de  la  plaine. 


Après  Msafar,  sur  le  haut  du  plateau,  Tinzeret,  très 
grand  village,  est  accroché  au  bord  du  précipice. 

A  Tinzeret,  nous  quittons  la  falaise  pour  des- 
cendre de  la  plaine  en  suivant  le  ravin  encaissé  qui 
part  du  village  et  s'ouvre  largement  vers  le  nord, 
divisé  plus  loin  en  deux  tronçons  par  le  Djebel  Be- 
dern.  Cette  montagne  fait  partie  des  hauts  plateaux, 
mais  elle  en  est  séparée  par  une  échancrure  large  et 
profonde  qui  l'isole  complètement.  Mais  l'on  peut 
raccorder  par  la  pensée  les  couches  calcaires  qui  la 
forment  à  celles  du  Djebel  principal,  car  elles  en  sont 
la  continuation  très  nette  et  évidente. 

Le  Djebel  Bedern  est  divisé  à  son  tour  par  plu- 
sieurs découpures  qui  forment  des  cols  occupés  par 
une  série  de  villages. 

C'est  au  pied  du  village  de  Bedern,  le  plus  orien- 
tal, à  l'ombre  de  quelques  palmiers  que  nous  éta- 
blissons nos  tentes.  Le  site  est  pittoresque,  tran- 
quille et  plein  de  charme.  L'horizon  est  restreint 
par  les  parois  diffuses  de  la  falaise.  Au  nord,  les 
strates  du  Djebel  Bedern  nous  dominent.  La  vue  se 
repose  avec  complaisance  sur  ce  spectacle  limité 
dont  nous  jouissons  après  avoir  considéré  pendant 
des  mois  les  horizons  sans  fin  et  monotones  des 
déserts  du  sud. 

De  Bedern,  nous  gagnons  la  plaine.  Des  taches 
sombres  indiquent  dans  le  lointain  les  oasis  de 
Diouche,  grandes  et  belles  palmeraies  situées  à  une 
dizaine  de  kilomètres  au  nord. 


CHAPITRE  IX 


LE  DJEBEL  FASSATO 


La  palmeraie  de  Diouche.—    Réception  du  Kaïmakan.  —  La  source. 

—  La  cavalerie  turque.  -  Les  chevaux  berbères.  —  Pente  anormale 
des  oueds.  —  Affaissement  du  pays  au  Sud.  —  Grand  mouvement  de 
bascule.  —  Généralité  du  phénomène.  —  Élévation  du  plateau  de 
l'Ouest  vers  l'Est.  —  L'oasis  de  Chekchouk.  —  Le  château  des  Rou- 
mis.  —  L'échancrure  de  Fassato.  —  Le  porteur  de  legbi.  —  Le  vil- 
lage de  Mezrour.  —  A  Génaoun.  —  Imagination  berbère.  —  Soup- 
çons. —  Malentendus.  —  Djâdo.  —  Dans  le  bar.  —  Le  Kaïmakan  de 
Fassato.  —  Les  autorités.  —  Le  médecin.  —  Le  pharmacien.  —  Le 
climat  sec  du  Djebel.  —  Malpropreté  des   habitants.  —  Sa   cau^e. 

—  Sur  les  hauts  plateaux.  —  Forêts  d'oliviers.  —  Les  villages.  — 
Ryana. 


Les  palmeraies  de  Diouche,  Chekchouk  et  Mas- 
sida  sont  situées  dans  la  plaine  à  quelques  heures 
du  bord  de  la  falaise.  Bien  arrosés  par  des  sources 
dont  les  eaux  sont  abondantes  et  limpides  leurs  jar- 
dins sont  verdoyants  et  fertiles. 

Le  sol  est  moins  aride  que  sur  les  hauts  plateaux. 
La  position  même  des  oasis  au  pied  de  la  falaise  à 
l'endroit  où  les  eaux  sortent  de  réservoirs  souter- 
rains est  excellente.  De  toute  part  les  oueds  con- 
vergent vers  ces  oasis.  On  peut  suivre  grâce  aux 
traînées  vertes  et  ramifiées  les  cours  souterrains  de 
plusieurs  rivières. 


LE    DJEBEL    FASSATO  187 

Depuis  peu  de  temps  il  réside  à  Diouche  un  Kaï- 
makan,  ancien  général  de  l'armée  turque.  Nous  étions 
à  peine  arrivés  qu'il  se  présente  en  habit  de  gala. 
J'avais  décidé  de  nous  installer  dans  l'oasis  même  à 
l'ombre  des  dattiers.  La  verdure  du  feuillage  repo- 
sera nos  yeux  éblouis  par  l'éclat  des  rochers. 

Le  Kaïmakan  désire  absolument  m'offrir  sa  mai- 
son. Mais  je  persiste  dans  mon  idée  première  de 
camper  dans  l'oasis.  Cet  excellent  fonctionnaire  fait 
alors  nettoyer  par  une  douzaine  de  soldats  la  meil- 
leure place,  arroser  le  sol  et  les  plantes  pour  rafraî- 
chir Patmosphère.  Il  couvre  le  sol  de  l'oasis  d'épais 
tapis  turcs  sur  lesquels  nous  nous  étendons  avec 
délice  tandis  que  les  soldats  nous  apportent  le  café 
et  d'exquises  cigarettes.  Et  pour  parfaire  cet  accueil 
si  courtois  il  nous  offre  une  gazelle  et  un  mouton. 
Le  Kaïmakan  va  et  vient  devant  nous,  vif,  alerte,  il 
se  désole  de  ne  pouvoir  faire  plus.  Je  ne  sais  com- 
ment le  remercier  d'une  réception  aussi  chaleu- 
reuse. 

Le  village  de  Diouche  est  assez  grand.  Je  rends 
visite  au  juge,  Arabe  superbe  et  imposant  dans  sa 
robe  blanche  couverte  de  dentelles. 

Le  ksar  domine  le  village  de  l'autre  côté  de  la 
petite  vallée  où  coule  l'eau  de  la  source,  mince  filet 
clair  et  limpide  qui  va  se  perdre  dans  la  plaine  plus 
au  nord. 

Un  régiment  de  cavalerie  campe  autour  de  la 
forteresse.  C'est  un  beau  spectacle  de  voir  cette 
troupe  d'élite  manœuvrer  dans  les  environs.  Les 
petits  chevaux  aux  jarrets  d'acier,  fébriles,  impa- 
tients, partent  en  des  galops  effrénés.  Le  soldat  est 
raide  sur  sa  selle,  immobile  comme  une  statue.  J'ad- 


188  EX    TRIP0LITA1XE 

mirai  les  formes  nerveuses  de  ces  chevaux.  Le 
cheval  berbère  ne  mange  presque  rien.  11  supporte 
la  faim  avec  courage.  Un  peu  d'orge  et  un  peu  d'eau 
le  soir  lui  suffisent  pour  l'étape.  Son  galop  dans  la 
plaine  est  rapide,  mais  il  rend  de  non  moins  grands 
services  aussi  dans  la  montagne.  J'en  fis  souvent 
l'expérience  avec  Sucre,  mon  petit  cheval  infatigable 
qui  me  transporta  pendant  quatre  mois.  Son  intel- 
ligence était  étonnante.  Un  jour  dans  les  rochers  le 
passage  à  franchir  était  difficile  et  dangereux.  Sur 
les  corniches  surplombantes  je  dirigeais  au  hasard 
ma  monture.  Soudain  la  brave  petite  bête  secoua  vive- 
ment la  tête  pour  me  faire  lâcher  les  rênes  que  dans 
mon  hésitation  je  tiraillais  maladroitement.  Je  n'eus 
que  le  temps  de  saisir  la  crinière  à  pleines  mains, 
car,  dans  un  effort  subit  et  violent,  Sucre,  les  jarrets 
tendus,  les  narines  frémissantes,  avait  escaladé  les 
derniers  gradins  du  rocher  qui  me  paraissaient  in- 
franchissables quelques  instants  auparavant. 

Dès  ce  jour,  aux  endroits  difficiles,  je  laissais 
Sucre  agira  sa  guise.  Je  m'abandonnais  à  son  ins- 
tinct intelligent  et  hardi.  Lorsque  le  passage  était 
vraiment  trop  périlleux  la  noble  bête  frémissait 
d'impatience  et  poussait  des  gémissements  plaintifs. 
C'était  l'indice  certain  qu'il  n'était  pas  possible  de 
passer  et  que  l'obstacle  devait  être  contourné. 

De  Diouche  nous  nous  dirigeons  vers  les  oasis  de 
Chekckouk,  à  l'est,  en  parcourant  le  bled  dont  la  vé- 
gétation maigre  ne  consiste  qu'en  petits  arbustes 
rabougris.  Le  Kaïmakan  pousse  l'amabilité  jusqu'à 
nous  accompagner  pendant  plusieurs  heures  avec 
tout  son  état-major  d'officiers  et  de  dignitaires  de 
l'endroit. 


Diouche.  —  La  source. 


Le  Kaïmakan  de  Diouche  nous  accompagne 
pendant  plusieurs  heures. 


LE    DJEBEL    FASSATO  189 

Nous  traversons  entre  Diouche  et  Chekchouk 
une  série  d'oueds  profonds  et  secs  dont  le  fond  est 
recouvert  de  blocs  roulés  et  de  graviers.  Ces  anciens 
lits  de  rivières  présentent  une  particularité  curieuse 
et  qui  témoigne  de  dislocations  récentes  de  tout  le 
pays.  Au  lieu  de  s'abaisser  des  montagnes  vers  la 
mer  et  vers  le  nord  comme  on  serait  en  droit  de  le 
supposer,  le  lit  des  oueds  s'élève  au  contraire  de 
la  base  de  la  falaise  vers  la  mer.  La  pente  est  in- 
sensible, mais  cependant  appréciable  sur  une  cin- 
quantaine de  kilomètres  jusqu'à  une  ligne  de  faîte 
qui  court  de  l'Ouest  à  l'Est  parallèlement  à  la  falaise. 
Une  pareille  anomalie  ne  peut  s'expliquer  que  par 
un  mouvement  général  du  sol  qui  s'est  affaissé  au 
Sud.  Il  y  a  eu  un  mouvement  de  bascule  qui  a  affecté 
les  thalweg.  Le  relief  hydrographique  devait  être 
indiqué  déjà  avant  ce  mouvement  d'affaissement  de 
l'arrière-pays  qui  a  une  date  récente,  postérieure  au 
creusement  des  oueds.  Ce  phénomène  est  général, 
car  il  est  observable  sur  plusieurs  centaines  de  kilo- 
mètres de  longueur.  La  pente  anormale  des  oueds 
est  la  même  que  l'inclinaison  des  strates  calcaires 
des  hauts  plateaux  qui,  du  bord  de  la  falaise,  s'in- 
clinent aussi  vers  le  Sud  d'une  façon  insensible, 
mais  constante. 

C'est  par  suite  de  ce  phénomène  de  bascule  que  la 
hauteur  diminue  régulièrement  à  mesure  que  l'on 
s'éloigne  du  bord  de  la  falaise.  Les  quelques  alti- 
tudes suivantes  prises  dans  une  série  de  localités 
du  Nord  au  Sud  sont  caractéristiques.  Nalout  est  à 
620  mètres,  Bir  Zar  à  5oo  mètres,  Châoua  à  45o  et 
finalement  Ghadamès  à  35o.  Mais  si,  dans  cet  ordre 
d'idées,  on  considère  le  plateau  dans  son  développe- 


190  EN    TRIPOLITAINE 

pement  suivant  la  latitude  on  remarque  une  éléva- 
tion progressive  de  l'Ouest  vers  l'Est.  Djâdo  atteint 
710  mètres  et  le  Djebel  Tracet  900  mètres.  Ces  indi- 
cations mettent  en  lumière  des  mouvements  de  ter- 
rains énormes  mais  de  faibles  amplitudes.  Ils  déter- 
minent la  nature  du  pays  tel  qu'il  se  présente  à  nous 
actuellement,  grands  espaces  informes,  monotones 
dans  leur  constitution  comme  dans  leur  structure. 

Vers  l'Est  les  conditions  générales  changent  par 
l'apparition  de  nouveaux  éléments  géologiques.  Ces 
éléments  apportent  dans  le  relief  une  variété  qui 
rompt  la  monotonie  du  paysage. 

Les  palmeraies  de  Chekchouk  sont  situées  en 
face  du  débouché  d'une  vallée  large  et  importante. 

Elles  sont  arrosées  par  des  sources  au  débit 
abondant.  Plusieurs  villages  situés  sur  de  petites 
collines  dominent  les  nombreux  jardins  bien  irri- 
gués. Sur  un  monticule,  s'élèvent  les  ruines  d'un 
ancien  fort.  Les  indigènes  l'appellent  Le  Château 
des  Roumis. 

Son  origine  est  obscure.  Ce  château  aurait  été 
construit  par  les  Espagnols  et  serait  le  reste  d'im- 
portants ouvrages  de  défense.  11  est  possible  qu'il 
y  ait  du  vrai  dans  ces  racontars,  car  les  Espagnols 
ont  bien  occupé  le  pays  vers  i520.  Mais  dans  les 
vieilles  salles  croulantes  de  l'ancienne  forteresse, 
aucun  indice  ne  vient  à  l'appui  de  ces  «  on  dit  ». 

Ce  château  n'est  peut-être  qu'une  ancienne  forte- 
resse berbère  remarquable  par  ses  dimensions, 
mais  la  tradition  veut  qu'il  ait  été  construit  par  des 
chrétiens.  La  position  même  de  la  forteresse  au 
pied  de  la  haute  falaise  n'est  pas  favorable  à  l'idée 
d'une  construction  berbère.  Les  indigènes  du  Dje- 


;bel  fassato 

toujours  perché  leurs  citadelles  au  haut  des 
rochers  les  plus  abrupts.  Elles  ressemblent  à  de 
véritables  nids  d'aigles  qui  dominent  le  pays.  Ce 
serait  une  exception  dans  le  Djebel  que  ce  château 
berbère  construit  au  débouché  d'une  vaste  vallée 
dans  la  plaine. 

De  Ghekchouk  nous  quittons  la  plaine  pour  nous 
enfoncer  directement  au  Sud.  En  ce  point  une  échan- 
crure  béante  rompt  la  continuité  de  la  falaise.  Pres- 
que partout  où  la  montagne  est  profondément  en- 
taillée les  villages  occupent  les  bords  de  la  dente- 
lure dessinée  dans  les  hauts  plateaux. 

A  droite,  Mezrour  domine  la  plaine  faisant  face 
à  Djâdo,  grande  agglomération,  chef-lieu  de  dis- 
trict. Entre  ces  deux  localités,  au  fond  de  la  vallée, 
nous  campons  dans  la  petite  bourgade  de  Génaoum. 
Il  y  a  d'autres  villages  encore,  qui  occupent  soit  le 
fond  de  l'oued,  soit  le  haut  du  plateau. 

Un  chemin  escarpé  conduit  à  Mezrour.  Du  haut 
de  la  falaise,  on  admire  la  plaine,  blanche  et 
grise,  toute  sillonnée  par  les  ravins  et  les  oueds 
qui  convergent  vers  les  oasis  de  Chekchouk  dont 
les  palmiers  forment  plusieurs  taches  sombres.  Le 
relief  est  accentué  par  le  jour  matinal  qui  projette 
des  ombres  allongées  derrière  les  éminences.  Au 
premier  plan,  c'est  le  chaos  des  masses  éboulées 
et  désagrégées,  qui  du  haut  de  la  muraille  se  sont 
écrasées  dans  la  plaine. 

Parmi  les  creux  et  les  bosses,  le  burnous  blanc 
d'un  Berbère  apparaît.  Cet  homme  chemine  solitaire 
et  a  bientôt  fait  d'atteindre  le  promontoire  sur  lequel 
nous  sommes  en  observation.  Il  se  rend  à  Mezrour 
et  je  suis  heureux  de  l'avoir  comme  guide.  Il  porte 


192  EN    TRIPOLITAINE 

dans  ce  village  du  vin  de  palme.  Ce  sont  les  oasis  du 
bas  qui  fournissent  aux  habitants  du  haut  plateau 
la  boisson  rafraîchissante.  Le  porteur  qui  vient  de 
nous  rejoindre  fait  cette  course  chaque  jour.  Avec 
lui  nous  escaladons  les  derniers  contreforts  pour 
atteindre  sur  la  plateau  ondulé,  au  milieu  des  oli- 
viers et  des  jardins,  les  maisons  blanches,  spacieuses 
et  propres  deMezrour. 

Nous  arrivons  dans  une  partie  du  Djebel  très  peu- 
plée. Les  habitations  y  sont  confortables  et  bien  con- 
struites. Le  pays  est  ici  plus  riche,  les  habitants 
plus  nombreux  et  plus  industrieux  qu'ailleurs. 

Une  mosquée,  dont  la  coupole  éclatante  de  blan- 
cheur domine  les  maisons,  donne  une  impression 
de  civilisation  et  de  bien-être.  Des  marabouts,  au 
milieu  des  jardins,  à  l'ombre  des  oliviers,  font  de 
ce  coin  un  véritable  paradis  tranquille,  où  il  est 
agréable  de  pénétrer  après  avoir  franchi  les  roches 
escarpées  qui  en  défendent  l'accès. 

Mes  collègues  avaient  établi  le  campement  au 
fond  de  l'oued,  à  Génaoum.  Je  rejoignis  là  la  cara- 
vane, qui  avait  pris  le  chemin  le  plus  court  par  le 
fond  de  la  vallée.  Les  tentes  étaient  dressées  sous  un 
olivier  à  côté  du  village.  L'endroit  était  pittoresque, 
mais  encaissé  dans  un  ravin  étroit  dominé  par  les 
hautes  falaises  au  sommet  desquelles  Djâdo  do- 
mine. Djâdo,  Yeffren  et  Gharian,  sont  les  princi- 
pales localités  du  Djebel.  Djàdo  est  un  grand  bourg 
faisant  partie  de  l'agglomération  de  Fassato.  J'avais 
à  peine  rejoint  le  campement  que  le  kaïmakan 
Ahmed  Remzi  accompagné  d'un  officier  vint  me 
rendre  visite.  Son  accueil  fut  fort  peu  aimable.  Il 
me  demanda  avec  la  plus  incompréhensible  insis- 


Chekchouk.  —  Le  château  des  Roumis. 


Chekchouk 


Massida 


tmmmmsmammSÊÊ^SÊÊÊk 


Vues  du  haut  de  la  falaise,  les  oasis  de  Chekchouk 

et  de  Massida  apparaissent  dans  la  plaine 

comme  des  taches  sombres. 


LE    DJEBEL    FASSATO  l»3 

tance  où  était  le  trésor  que  j'avais  découvert  et  em- 
porté du  château  des  Roumis/ Au  premier  abord  je 
fus  très  surpris  et  ne  compris  rien  à  un  pareil  lan- 
gage, qui  paraissait  être  une  interrogation  en  règle. 
Je  fis  de  mon  mieux  pour  y  répondre. 

J'étais  accusé  d'avoir  pénétré  dans  le  vieux  châ- 
teau des  Roumis  de  Ghekchouk,  d'y  avoir  fait  des 
fouilles  et  trouvé  un  lingot  d'or,  que  des  Berbères 
nous  avaient  vu  de  loin  emporter  sur  le  dos.  Cette 
histoire  rapportée  au  Kaïmakan  avec  toute  l'exagéra- 
tion dont  elle  était  susceptible  après  avoir  passé  dans 
plusieurs  bouches,  conduisit  ce  brave  magistrat  à 
la  conviction  que  nous  avions  volé  une  somme  con- 
sidérable au  gouvernement  ottoman.  Cet  incident 
nous  jetait  dans  le  plus  cruel  embarras.  On  fit  venir 
le  Berbère  qui  avait  vu  le  vol  et,  d'après  ses  explica- 
tions, je  compris  le  malentendu.  11  s'agissait  de  notre 
géomètre  qui,  transportant  sur  son  dos  la  lunette 
théodolite  dont  le  laiton  poli  brillait  au  soleil  de  mille 
éclats,  avait  été  aperçu  par  un  Berbère  à  l'imagina- 
tion vive.  Cet  homme  avait  fait  du  fardeau  insolite  un 
précieux  trésor.  Le  fait  avait  été  rapporté  au  Kaïma- 
kan, qui  croyait  de  son  devoir  de  demander  des  ex- 
plications. Je  lui  montrai  l'instrument,  mais  impos- 
sible de  convaincre  l'irascible  gouverneur  ;  il  voulait 
faire  une  perquisition  selon  toutes  les  règles  de  la 
loi.  Se  promenant  au  milieu  de  nos  caisses,  il  jetait 
sur  les  inoffensifs  colis  les  regards  les  plus  soup- 
çonneux. Arrivé  près  de  notre  cuisine,  il  voulait 
fouiller  les  caisses  où  il  n'y  avait  que  des  casseroles 
et  des  marmites.  Mais  Djemma,  notre  cuisinier,  s'y 
opposa  obstinément.  La  situation  devenait  difficile. 
Le  magistrat,  fort  de  la  justice  de  la  mission  qu'il 

13 


194  EN    TRIPOLITAINE 

croyait  remplir,  provoqua  l'épouvante  de  nos  zaptiés 
en  les  menaçant  de  la  prison  s'ils  n'avouaient  pas 
avoir  vule  trésor.  Notre  pauvre  chaouch  Sadok  était 
affolé.  Il  montrait  le  signe  d'une  épouvante  qui,  en  un 
tout  autre  instant  nous  eût  paru  comique.  Mais  il  n'é- 
tait pas  question  de  rire,  car  je  prévoyais  des  difficul- 
tés pour  le  reste  de  notre  voyage.  Le  Kaïmakan  repar- 
tit avec  son  secrétaire,  le  salut  fut  moins  que  cordial. 

Le  lendemain,  je  monte  à  Djado  pour  essayer  de 
convaincre  les  autorités  de  notre  innocence.  Un 
chemin  rapide,  dallé  avec  de  grandes  plaques  de 
pierres  sur  lesquelles  les  chevaux  glissent  et  avan- 
cent avec  peine,  serpente  dans  les  rochers.  Après 
une  heure  de  marche  nous  atteignons  les  maisons 
du  village.  Sadok  m  accompagne.  Nous  pénétrons 
dans  un  bar  arabe.  Des  fonctionnaires  turcs  sont 
assis  en  cercle  buvant  du  café.  Nous  en  comman- 
dons. La  conversation  s'est  arrêtée  à  notre  arrivée 
et  dans  cette  salle  étroite,  assis  sur  le  banc  de  pierre, 
je  me  sens  mal  à  l'aise,  regardé  curieusement  par 
unedouzaine  d'yeux  qui  se  fixent  longuement  sur  moi. 

Le  silence  est  glacial  malgré  la  chaleur  sénéga- 
lienne  qui  nous  fait  ruisseler  par  tous  les  pores  de 
la  peau.  Enfin  l'un  des  convives  me  demande  si  je 
suis  italien.  A  ma  réponse  négative  ils  paraissent 
plus  à  l'aise.  Une  légende  nouvelle  était  née,  me 
faisant  passer  pour  espion  italien  venant  faire  des 
observations  dans  le  pays  en  vue  d'une  guerre  pro- 
chaine et  de  l'invasion  du  territoire.  J'explique  de 
mon  mieux  le  but  purement  scientifique  de  la  mis- 
sion qui  m'était  confiée  et  je  vois  avec  plaisir  que 
la  défiance  dont  j'étais  l'objet  diminue  peu  à  peu, 
remplacée  par  une  vive  sympathie.  Quelques  prises 


LE    DJEBEL    FASSATO  195 

de  tabac  et  des  cigarettes  viennent  augmenter  la 
confiance  réciproque.  Nous  causons  bientôt  ami- 
calement lorsque  le  secrétaire  du  Kaïmakan  m'an- 
nonce que  son  maître  est  au  ksar  et  m'attend. 

Le  ksar  ressemble  à  ceux  décrits  précédemment. 
C'est  la  même  architecture  massive,  les  mêmes 
murs  énormes  dans  lesquels  sont  creusées  les  dif- 
férentes salles  de  la  forteresse.  Ce  n'est  pas  sans 
émotion  que  je  suis  le  soldat  dans  le  bureau  du  Kaï- 
makan, car  de  cette  entrevue  va  dépendre  la  réus- 
site de  la  fin  mon  voyage.  Je  voyais  déjà  se  dresser 
devant  moi  les  difficultés  de  toutes  sortes,  causées 
par  des  racontars  fantaisistes  qui  avaient  trouvé 
une  créance  ridicule.  Mais  je  suis  vite  rassuré  car  à 
mon  entrée  Ahmed  Remzi  se  précipite  vers  moi  les 
deux  mains  tendues  et  me  prie  de  l'excuser  de  l'inci- 
dent qui  avait  surgi. 

Le  Kaïmakan  avait  fait  une  enquête  et  s  était  vite 
convaincu  de  l'ineptie  de  tous  les  soupçons  portés 
sur  moi.  Il  avait  sévi  vivement  contre  ceux  qui 
avaient  dénaturé  les  faits.  Le  Kaïmakan  me  demande 
de  ne  plus  penser  à  cette  aventure  et  se  met  à  ma 
disposition  entière  en  cas  de  besoin.  L'incident  était 
clos  de  la  plus  heureuse  façon.  J'excusai  sincère- 
ment ce  fonctionnaire  car  sa  tâche  est  difficile. 

Responsable  devant  un  chef  sévère  et  inflexible  il 
a  pour  mission  d'empêcher  toute  pénétration  étran- 
gère dans  ce  pays  où  l'Italie  entretient  des  intrigues 
et  cherche  à  gagner  de  l'influence.  Soupçonné  à 
tord  d'espionnage  italien,  j'étais  surveillé  et  le  Kaï- 
makan avait  sans  doute  fait  en  cette  occasion  son 
devoir  de  fonctionnaire  dévoué. 

Je  reste  longtemps  au  ksar.  Les  dignitaires  de  la 


1%  EN    TRÏPOLITAINE 

capitale  viennent  les  uns  après  les  autres  me  rendre 
visite.  Je  cause  avec  tous  et  ils  me  donnent  d'ex- 
cellents renseignements  sur  le  pays.  Le  médecin 
m'entretient  de  climatologie;  Fassim  Effendi,  le 
second  du  Kaïmakan,  me  dévoile  les  curiosités  du 
pays.  Le  pharmacien  militaire  Andérialès,  un  Grec 
à  la  figure  noble  et  blanche  qui  parle  français, 
m'offre  plusieurs  bouteilles  de  vin  du  pays,  bois- 
son laite  par  les  juifs  avec  les  raisins  cultivés 
dans  les  palmeraies  du  plateau.  C'est  un  vin  cuit 
auquel  il  faut  s'habituer  pour  y  prendre  goût. 

Ces  fonctionnaires  aimables  mènent  une  vie  mo- 
notone et  triste  dans  ce  coin  désolé,  perdu  sur  un 
point  culminant  du  plateau.  Mais  le  climat  est  mer- 
veilleux, sec  et  brûlant.  Il  est  un  excellent  remède 
contre  les  douleurs.  Un  officier  qui  souffrait  depuis 
de  longues  années  à  Tripoli  de  rhumatismes  doulou- 
reux, en  avait  été  complètement  guéri  après  quelques 
mois  de  séjour  à  Djâdo.  Ces  régions  sont  certaine- 
ment appelées  à  prendre  de  l'importance  dans  l'ave- 
nir, comme  lieu  de  séjour  pour  les  malades  souffrant 
de  douleurs.  Le  climat  est  sec,  chaud,  l'air  est  pur. 
Les  habitants  meurent  de  faim  et  d'inanition,  mais 
les  malades  sont  rares. 

La  saleté  des  Berbères  n'amène  pas  d'épidémies. 
Le  Berbère  ne  se  lave  jamais,  non  parce  que  l'eau  est 
peu  abondante  comme  on  pourrait  le  supposer,  mais 
le  besoin  de  se  laver  ne  se  fait  pas  sentir.  La  cause  en 
est  dans  la  sécheresse  de  l'air.  L'évaporation  se  fait 
rapidement,  la  sueur  ne  reste  pas  sur  le  corps. 
Lorsque  ruisselant  à  la  suite  de  longues  marches 
sous  un  soleil  brûlant,  on  s'arrête  quelques  minutes, 
le    corps   sèche   immédiatement.    Et  nous-mêmes 


LE    DJEBEL    FASSATO  I»7 

nous  n'éprouvions  pas  le  besoin  de  nous  laver.  Ce 
n'est  pas  une  nécessité  comme  dans  d'autres  cli- 
mats. Au  Soudan  on  ne  peut  passer  un  jour  sans 
ablutions,  car  le  climat  est  chaud  et  humide. 
La  peau  reste  couverte  d'une  couche  moite.  Elle 
ne  peut  sécher,  car  l'air  est  saturé  de  vapeur.  C'est 
bien  à  tort  qu'on  dit  qu'un  peuple  est  plus  propre 
qu'un  autre.  Ce  sont  les  conditions  extérieures  de 
l'atmosphère  qui  règlent  souvent  les  actes  des  indi- 
vidus bien  plus  que  le  désir  de  bien  faire. 

Quelques  jours  plus  tard,  nous  quittons  définitive- 
ment Djâdo,  après  des  adieux  très  amicaux  à  la  colo- 
nie turque.  Nous  cheminons  maintenant  sur  le  haut 
du  plateau.  Le  pays  est  toujours  plus  fertile,  partout 
s'étendent  des  champs  d'orge.  Le  chemin  serpente 
dans  de  grandes  forêts  d'oliviers.  Ces  arbres  ex- 
citent notre  admiration.  Quelques-uns  sont  énormes. 

Sur  le  plateau  vallonné,  les  villages  succèdent  aux 
villages.  Zintan  resplendit  à  quelques  kilomètres  de 
nous,  sur  les  pentes  adoucies  d'un  vallon  :  c'est  un 
grand  et  beau  bourg  de  plusieurs  milliers  d'habi- 
tants. Ensuite  El  Arguit,  au  fond  d'une  petite  val- 
lée. Puis  les  oliviers  de  Chamah,  parmi  lesquels 
nous  cheminons  une  journée  entière.  Cette  forêt  est 
célèbre.  Elle  a  été  plantée,  dit-on,  par  Salomon 
lui-même.  Nous  nous  rapprochons  du  bord  de  la 
falaise.  Là  perchés,  dominant  l'abîme,  les  agglomé- 
rations humaines  s'étagent  les  unes  au-dessus  des 
autres.  Elles  sont  si  rapprochées  que  chaque  heure 
nous  traversons  un  village.  Nous  atteignons  Ryana, 
composée  d'une  douzaine  de  petites  bourgades,  dont 
Holed  Assim  et  Holed  Ali  sont  les  plus  importantes 
et  les  plus  peuplées. 


CHAPITRE  X 


LE     DJEBEL     YEFFREN 


Les  ruines  romaines  de  Ryana.  —  Le  ksar  Zerzour.  —  Le  bord  du 
plateau.  —  Les  oueds.  —  L'oued  Besas.  —  Yeffren.  —  La  ville.  —  Le 
commissaire  de  police  Mouri  Elïendi.  —  Le  mouteçarref.  —  Les 
fonctionnaires  du  gouvernement.  —  Leur  honnêteté.  —  Réception 
du  mouteçarref  sous  l'olivier.  —  Le  désastre.  —  A  la  prison.  —  La 
sécheresse.  —  La  famine.  —  Distribution  des  vivres.  —  L'œuvre 
d'Ibrahim  Pacha.  —  Des  milliers  d'hommes  sauvés  par  lui.  —  Le 
geste  de  donner.  —  Le  petit  Mofeta.  —  Le  ksar.  —  Instruction  des 
recrues.  —  Rapports  amicaux  entre  officiers  et  soldats.  —  Position 
militaire  de  Yeffren.  —  Plan  turc  contre  l'invasion  italienne.  —  For- 
teresse naturelle  infranchissable.  —Concentration  des  troupes  ber- 
bères sur  les  hauts  plateaux.  —  Résistance  facile.  —  Dîner  chez  le 
moudir  de  la  Régie.  —  L'histoire  de  la  source  de  Yeffren. 


Holed  Ali  et  Yeffren  occupent  chacun  un  promon- 
toire du  plateau.  Ils  sont  séparés  par  une  dépres- 
sion large  de  plus  de  quinze  kilomètres,  formée  par 
la  réunion  de  nombreux  oueds  secondaires,  qui,  en 
se  rejoignant,  donnent  naissance  à  une  vallée  large 
et  évasée. 

D'Holed  Ali,  afin  d'éviter  cette  dépression  pro- 
fonde, notre  caravane  passe  par  le  sud  pour  se 
rendre  à  Yeffren.  En  faisant  ce  long  détour,  on  n'a 
qu'une  série  de  petites  vallées  peu  profondes  à  tra- 
verser. Accompagné  de  quelques  Arabes,  je  prends 


LE    DJEBEL    YEFFREN  199 

la  route  directe  par  les  rochers,  route  impraticable 
pour  des  chameaux  chargés,  mais  plus  intéressante 
à  parcourir. 

C'est  à  Ryana,  près  du  village  d'Holed  Ali,  que  se 
trouvent  les  premières  ruines  romaines,  qui  consis- 
tent en  un  vieux  château  d'aspect  encore  imposant 
avec  ses  blocs  énormes  bien  éqûarris.  Les  Romains 
ne  paraissent  pas  avoir  pénétré  plus  à  l'ouest  et  au 
sud  de  Ryana,  car  c'est  dans  ce  village  que  j'ai  trouvé 
les  premiers  vestiges  de  l'ancienne  occupation  ro- 
maine. Et  cette  aire  d'occupation  coïncide  précisé- 
ment avec  la  partie  la  plus  fertile  du  pays.  Il  est  na- 
turel que  les  Romains  n'aient  pas  cherché  à  acca- 
parer des  déserts  sans  valeur.  Ils  se  sont  contentés 
d'occuper  la  région  fertile  du  pays.  Du  reste,  dans 
tout  le  Djebel  Yeffren,  les  ruines  romaines  sont  nom- 
breuses. Cette  partie  était  sans  doute  la  plus  im- 
portante de  la  Tripolitaine  occidentale,  comme  elle 
l'est  encore  aujourd'hui. 

On  reconnaît  dans  les  ruines  d'Holed  Ali  les  ves- 
tiges d'un  ancien  château,  peut-être  vieux  palais 
d'un  gouverneur. 

Holed  Ali  occupe  une  situation  privilégiée  au  haut 
d'un  cirque  formé  par  la  ramification  occidentale  de 
l'oued  principal  qui  le  sépare  de  Yeffren.  Le  village 
est  situé  derrière  un  promontoire  qui  s'avance  vers 
l'est.  Sur  ce  promontoire  s'élève  une  ancienne  cita- 
delle berbère,  le  ksar  Zcrzour,  dans  une  situation  su- 
perbe, sur  une  énorme  masse  rocheuse  et  isolée,  liée 
seulement  par  un  isthme  étroit  aux  hauts  plateaux. 

Lui  faisant  face,  de  l'autre  côté,  un  autre  promon- 
toire s'allonge  vers  le  nord,  à  l'origine  duquel  s'élève 
la  forteresse  d'Yeffren.  Au  pied  d'une  proéminence, 


200  EN    TRIPOLITAINE 

des  vallonnements  s'étendent  sur  une  grande  lar- 
geur. Ces  collines  sont  formées  par  du  gypse  blanc 
en  masses  énormes,  qui  doivent  leur  structure 
tourmentée  à  des  ravinements  multiples.  En  arrière, 
la  dentelure  compliquée  du  bord  du  plateau  dessine 
une  vaste  baie. 

Dans  la  plaine,  le  terrain  est  entaillé  par  des  oueds 
profonds  aux  parois  abruptes.  Ils  courent  parallèle- 
ment les  uns  aux  autres,  provenant  des  ravins  mé- 
ridionaux. Rien  n'est  plus  désespérant  que  de  se 
trouver  constamment  en  face  de  ces  canaux  qu'il 
faut  traverser.  Il  est  souvent  difficile  de  franchir  les 
talus  verticaux.  Les  oueds  présentent  le  même  phé- 
nomène anormal  que  j'ai  noté  dans  les  rivières  de 
Ghekchouk,  la  pente  descendante  du  lit  vers  l'amont, 
pente  qui  est  ici  frappante  par  la  netteté  de  sa  re- 
lation avec  l'inclination  des  lignes  gypseuses  de  la 
falaise. 

L'oued  le  plus  oriental,  situé  au  pied  de  la  fa- 
laise, est  l'oued  Bessas.  Il  vient  d'une  vallée  impor- 
tante. Au  fond  de  cette  vallée,  on  signale  des  ruines 
romaines  dans  Jes  environs  du  petit  village  d'Aïn- 
Raumia.  Nous  sommes  arrivés  sous  Yefïren,  dont 
les  maisons  et  la  forteresse  nous  dominent  à 
quatre  cents  mètres  plus  haut.  C'est  par  un  large 
chemin,  rapide  et  pierreux,  qui  traverse  des  plan- 
tations nombreuses,  que  nous  nous  élevons  rapi- 
dement jusqu'au  village  de  Tragebos.  Mais  le  ksar 
est  situé  de  l'autre  côté  d'un  ravin  étroit.  Ce  n'est 
pas  chose  facile  que  d'y  arriver.  Le  chemin  se  ter- 
mine dans  les  rochers,  qu'il  faut  escalader  tant  bien 
que  mal  pour  atteindre  le  plateau  supérieur.  Alors 
subitement  nous  débouchons  dans  une  grande  rue 


***"  ~*i  nls1*  J 


■ 


Dépècement  d'une  chèvre. 


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Dromadaires  à  l'abreuvoir. 


LE    DJEBEL    YEFFREN  201 

bien  entretenue,  où  règne  une  vive  animation.  Nous 
passons  devant  un  café  arabe  situé  dans  la  rue  prin- 
cipale. Nous  nous  y  attablons  et  commandons  du 
café  et  des  narghilés. 

Yeffren  est  le  plus  important  village  de  toute  la 
région.  Des  maisons  bien  bâties,  aux  toits  plats, 
bordent  des  rues  étroites,  bien  entretenues.  Les 
boutiques  y  sont  nombreuses.  L'activité  règne  par- 
tout. Le  commerce  est  actif.  Les  marchands  juifs  y 
sont  nombreux. 

Dans  les  boutiques  qui  bordent  la  rue  on  vend 
toutes  sortes  de  denrées,  des  produits  commerciaux 
et  des  objets  manufacturés. 

La  civilisation  a  pénétré  jusqu'ici.  Ce  n'est  plus  le 
débraillement  des  villages  de  l'ouest.  Dans  la  rue, 
des  Turcs  en  redingote  noire  se  promènent  avec 
lenteur,  des  Arabes  aux  burnous  richement  brodés 
s'avancent  d'un  air  compassé  et  digne.  Tout  ce 
monde  se  croise  et  se  coudoie.  Des  mendiants  dé- 
guenillés se  faufilent  entre  les  groupes  et  tendent 
la  main.  Nous  retrouvons  ici  un  petit  «  Tripoli  » 
avec  tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale. 

Un  officier  qui  passait  s'approche,  aimable,  les 
mains  tendues.  La  présentation  est  vite  faite,  c'est 
Mouri  Effendi,  commissaire  de  police.  11  m'apprend 
que  notre  campement  est  établi  près  du  village.  Nos 
tentes  sont  dressées  à  l'ombre  d'oliviers,  en  contre- 
bas du  ksar,  près  de  la  prison. 

Yeffren  est  le  siège  du  gouverneur  général  du 
Djebel  Nefousa  qui  porte  le  nom  de  mouteçarref.  11 
dépend  du  Valy  de  Tripoli  et  a  sous  ses  ordres  les 
kaïmakans  des  districts.  Je  me  rends  le  lendemain 
de  mon  arrivée  à  la   résidence   du  gouvernement, 


202  EN    THIPOLITAINE 

sorte  de  grande  maison  carrée,  située  à  une  centaine 
de  mètres  du  village,  sur  le  plateau  et  dans  laquelle  le 
mouteçarref  tient  audience  et  où  se  trouvent  les  diffé- 
rents bureaux  de  l'administration.  Un  soldat  de  garde 
m'introduit  dans  une  vaste  salle,  meublée  à  l'euro- 
péenne. Une  grande  table  derrière  laquelle  trône  le 
gouverneur  en  occupe  le  fond.  Autour,  contre  les 
murs,  des  fauteuils  confortables.  A  mon  entrée  le 
mouteçarref  se  lève  et  me  salue;  c'est  un  homme  de 
grandeur  moyenne,  dont  les  traits  du  visage  sont 
d'une  extraordinaire  finesse  et  empreints  d'une  dis- 
tinction remarquable.  Un  charme  indéfinissable,  de 
la  bonté  et  de  la  grandeur  émanent  de  sa  personne; 
il  est  habillé  d'une  ample  robe  noire  et  coiffé  d'un» 
turban  blanc.  Je  m'assieds  à  ses  côtés  tandis  qu'en- 
trent d'autres  visiteurs. 

Je  fais  connaissance  avec  un  petit  homme  maigre, 
aux  lunettes  d'or,  au  fez  bien  en  forme;  c'est  le 
moudir,  le  directeur  des  finances,  très  influent.  II 
s'affale  dans  un  fauteuil,  à  côté  de  moi  et  me  cause 
dans  une  langue  incompréhensible.  Cet  excellent 
fonctionnaire  croit  connaître  le  français,  mais  je  ne 
puis  saisir  le  sens  de  ses  longs  discours. 

Ensuite  entrent  l'aimable  Mouri  Effendi  et  d'au- 
tres. 

Ces  fonctionnaires  s'intéressent  tous  beaucoup  à 
mon  voyage  et  sont  curieux  de  connaître  mes  impres- 
sions sur  le  pays;  ils  me  questionnent  aussi  sur 
l'Europe  et  sur  les  institutions  libérales  de  ses  états. 
Ils  m'entretiennent  de  la  Turquie.  Ils  sont  tous  par- 
tisans fervents  du  nouveau  régime  et  me  parlent  libre 
ment  et  sans  contrainte  de  leur  gouvernement.  Ils 
se  montrent  heureux  des  progrès  accomplis  par  lui. 


LE    DJEBEL    YEFFREN  203 

Ils  sont  tous  dévoués  au  parti  .Jeune  Turc  qui  a 
accompli  en  peu  de  temps  une  révolution  digne  des 
plus  hauts  éloges.  Mais  il  est  évident  qu'il  reste 
encore  beaucoup  à  faire  car  on  ne  peut  rénover  un 
empire,  transformer  la  mentalité  d'un  peuple  qui  a 
été  si  longtemps  sous  le  joug  d'une  autorité  absolue 
el  injuste,  en  quelques  années.  Faire  passer  un  pays 
des  obscures  traditions  à  une  saine  compréhension 
d'un  pouvoir  libéral  est  un  travail  qui  ne  peut  se 
faire  en  un  jour.  C'est  par  une  série  de  tâtonne- 
ments, par  une  succession  de  progrès  suivis,  parfois 
de  reculs,  que  le  gouvernement  atteindra  sans  doute 
un  jour  le  libéralisme  parfait  auquel  il  aspire. 

On  a  parfois  dépeint  les  fonctionnaires  turcs  de 
Tripolitaine  comme  des  gens  dont  tous  les  services 
sont  à  vendre  et  qui,  lorsqu'ils  sont  dans  ces  loin- 
taines régions,  s'enrichissent  aux  dépens  de  ceux 
qu'ils  devraient  gouverner  avec  justice  et  protéger. 
J'ai  constaté  la  fausseté  de  ces  accusations.  Pen- 
dant mon  voyage,  c'est  par  centaines  que  j'ai 
recueilli  les  témoignages  des  habitants  autochtones 
du  pays,  qui  tous,  se  sont  plu  à  louer  la  bonté,  la 
grandeur  de  ceux  qui  les  gouvernaient.  Je  n'exagère 
pas.  Ces  témoignages  ont  été  recueillis  soit  dans  les 
coins  les  plus  reculés  de  la  Tripolitaine, au  fond  des 
villages  tapis  et  perdus  dans  des  ravins  solitaires, 
soit  dans  des  bourgades  plus  grandes  du  Djebel. 
Partout,  des  antres  obscurs  des  misérables  montent 
des  murmures  de  reconnaissance  envers  le  gouver- 
nement qui  a  su  diriger  avec  patience,  avec  honnêteté 
une  colonie  dont  la  superficie  est  presque  le  double 
de  celle  de  la  France. 

Le  lendemain  de  l'audience,  les  autorités  viennent 


204  EN    TRIPOLITAINE 

rendre  la  visite  que  je  leur  avais  faite,  car  nous 
sommes  là  dans  un  centre  civilisé,  où  l'on  suit 
l'étiquette  avec  une  scrupuleuse  rigidité.  Je  vis 
s'avancer,  précédés  d'un  officier  turc,  tous  les  fonc- 
tionnairesavec  le  mouteçarref  en  avant,  marchant  no- 
blement drapé  dans  sa  grande  robe  noire.  J'installai 
mes  hôtes  tant  bien  que  mal  autour  de  la  table  pri- 
mitive, sous  l'olivier.  Nos  burnous  sur  des  caisses, 
les  transformèrent  en  fauteuils.  La  réception  réussit, 
mais  hélas  !  la  journée  qui  avait  si  bien  commencé 
se  termina  par  un  véritable  désastre,  dont  la  sou- 
daineté ne  nous  permit  pas  d'en  conjurer  les  effets. 
Les  autorités  s'étaient  à  peine  retirées  qu'un  vent 
violent  se  leva.  Réfugié  dans  ma  tente,  cramponné 
aux  piquets  qui  menacent  d'être  brisés  par  la  force 
des  éléments,  j'appelle  Madouk  à  mon  aide.  Un 
formidable  ouragan  s'est  déchaîné  en  quelques  ins- 
tants. Un  nuage  crève,  une  trombe  s'abat  sur  nous, 
le  vent  redouble  de  violence.  Quoique  au  milieu 
du  jour,  l'obscurité  se  fait  presque  complète.  Mais 
les  éclairs  qui  s'entre-croisent  au-dessus  de  nos 
têtes  illuminent  la  scène  grandiose.  Le  grondement 
du  tonnerre  fait,  à  chaque  instant,  trembler  le  sol. 
Un  torrent  de  boue  descend  dans  le  ravin.  Sous  la 
tente,  l'eau  monte,  j'en  ai  bientôtjusqu'aux  genoux. 
Il  faut  fuir  en  abandonnant  tout.  C'est  à  grand'peine 
que  Madouk  me  tire  de  dessous  la  tente,  qui  s'abat 
dans  l'eau.  A  quelque  distance  de  moi,  j'aperçois 
une  toile  blanche  secouée  de  spasmes  au  milieu  d'une 
boue  infecte;  ce  sont  mes  compagnons,  dont  la  tente 
s'est  abattue  sur  eux.  Nos  soldats,  nos  Berbères, 
à  grands  cris  s'efforcent  de  les  dégager  de  cette  po- 
sition périlleuse,  où  ils  étouffent.  Soudain,  un  fracas 


LE    DJEBEL    YEFFREN  205 

épouvantable  retentit  à  côté  de  nous,  suivi  d'un  cra- 
quement horrible.  La  foudre  vient  de  tomber  sur 
un  olivier  énorme  situé  à  cinquante  mètres  à  peine 
du  campement.  Cet  arbre  gît  fracassé  sur  le  sol. 
Nous  escaladons  la  pente  du  ravin  pour  atteindre  la 
prison  située  en  haut.  Nous  y  arrivons  dans  un  état 
lamentable.  Trempés,  les  habits  en  lambeaux,  nous 
sommes  recueillis  par  l'aimable  Mouri  EfTendi,  qui 
fait  tout  son  possible  pour  nous  porter  secours.  11 
nous  donne  ses  propres  vêtements,  déménage  son 
bureau  de  gendarmerie  pour  nous  en  faire  une 
chambre  convenable,  envoie  ses  soldats  essayer  de 
sauver  le  matériel  de  notre  campement. 

Lorsque  la  bourrasque  est  terminée,  nous  retour- 
nons voir  les  effets  de  l'ouragan.  Le  spectacle  est 
navrant.  Le  fond  du  ravin  où,  quelques  instants 
auparavant,  s'élevaient  nos  tentes,  n'est  plus  qu'un 
lac  de  boue  noire  au  milieu  duquel  flottent  les  toiles, 
restes  des  tentes,  un  chapeau,  du  linge,  tandis  que 
tous  nos  bagages  sont  enfouis  sous  une  couche 
épaisse  d'immondices.  C'est  un  vrai  désastre,  nos 
habits  mêmes  sont  perdus,  nous  n'avons  plus  rien. 
Près  de  là,  seuls  nos  chameaux  paraissent  heureux, 
ils  se  régalent  avec  satisfaction  des  feuilles  de  l'oli- 
vier abattu  par  la  foudre.  Ces  braves  bêtes  ne  pa- 
raissent pas  avoir  souffert  de  la  tempête. 

11  nous  faut  plusieurs  journées  pour  recueillir  nos 
bagages  dispersés.  Cette  recherche  donne  beaucoup 
de  peine,  car  les  objets  sont  enfouis  sous  le  limon. 
Le  gouverneur  met  à  ce  sauvetage  tous  ses  soldats. 
Il  fait  son  possible  pour  venir  à  notre  aide.  Mais  la 
violence  du  vent  avait  été  si  forte  que  beaucoup 
d'objets  avaient  été  emportés.  Les  piquets  des  tentes 


206  EN    TRIPOLITAIXE 

furent  retrouvés  à  plusieurs  centaines  de  mètres  du 
campement. 

Nous  logeons  le  reste  de  notre  séjour  à  Yefîren 
au  bureau  de  la  prison,  que  Mouri  Effendi  avait 
transformé  en  une  chambre  convenable.  La  prison 
est  située  au  sommet  d'une  colline  dominant  la  ville; 
c'est  l'ancien  ksar  berbère  à  moitié  démoli.  Je 
voyais  avec  pitié  à  travers  les  grilles  des  centaines  de 
malheureux  entassés  dans  une  cour,  trop  étroite 
pour  les  contenir.  Demi-nus,  avec  leurs  regards  de 
fous,  ces  prisonniers  m'observaient  avec  effarement. 
Ils  avaient  été  incarcérés  à  la  suite  de  vols  ou  d'as- 
sassinats. C'est  poussés  par  la  faim  et  la  misère 
qu'ils  avaient  accompli  les  mauvais  coups  qui  de- 
vaient les  faire  enfermer.  Ramid  Effendi,  officier 
de  gendarmerie,  m'affirma  que,  chaque  jour,  des 
malheureux  viennent  s'accuser  de  crimes  imagi- 
naires, dans  le  but  de  se  faire  incarcérer  et  d'être  à 
l'abri  de  la  faim.  Les  prisonniers  sont  du  reste  bien 
traités  dans  la  prison.  Les  rations  sont  suffisantes. 
La  difficulté  est  surtout  de  les  en  faire  sortir,  car  ils 
passent  là  un  temps  agréable,  pendant  lequel  ils 
oublient  les  tortures  de  la  misère. 

J'ai  déjà  dit  que  c'était  la  sécheresse  persistante 
de  cinq  années  qui  était  cause  de  la  misère  dans 
laquelle  étaient  tombés  les  habitants.  Une  véritable 
famine  régnait  dans  le  pays.  Ibrahim  Pacha  avait 
fait  tous  ses  efforts  pour  conjurer  l'effroyable  misère 
qui  s'était  abattue  sur  tant  de  malheureux.  A  Yef- 
fren  je  pus  constater  de  visu  cet  effort  humanitaire 
du  gouverneur  pour  venir  en  aide  aux  miséreux. 
Des  fenêtres  de  la  prison,  j'apercevais  chaque  jour 
un  spectacle  émotionnant  et  qui  rappelle  les  plus 


LE    DJEBEL    YEFFREN  207 

hideuses  descriptions  de  la  famine  dans  l'Inde. 
Des  milliers  de  Berbères,  se  tenant  à  peine  de- 
bout, vêtus  de  hardes  infectes,  laissant  voir  des 
membres  amaigris,  se  pressaient  devant  notre  de- 
meure. Il  y  avait  parmi  ces  squelettes  vivants  toutes 
les  races  possibles:  des  Arabes,  des  Berbères,  des 
nègres.  Toute  cette  population  se  rassemblait  à 
l'heure  de  midi,  les  uns  s'appuyaient  sur  un  bâton 
d'autres  se  traînaient  sur  les  genoux.  De  petits  en- 
fants cherchaient  à  se  faufiler  parmi  les  groupes 
pour  s'approcher.  Ce  peuple  offrait  un  navrant  spec- 
tacle :  il  criait,  braillait  sa  faim  et  sa  misère,  implo- 
rant les  secours,  la  miséricorde. 

Mais  le  silence  se  fait  à  l'apparition  des  com- 
missaires de  police  Mouri  et  Ramid  Effendi.  Tous 
ces  yeux  brillants  de  fièvre  se  fixent  sur  les  deux 
officiers.  L'un  tient  une  grande  liste  sur  laquelle 
sont  inscrits  les  noms  des  indigents.  D'une  voix 
ferme  il  les  appelle  les  uns  à  la  suite  des  autres. 
C'est  alors  une  procession  ininterrompue  de  misé- 
rables qui  s'avancent  dans  Tordre  le  plus  parfait, 
apportant  chacun  une  vieille  marmite  ou  une  po- 
terie brisée  qu'on  remplit  d'une  grosse  portion  de  riz 
•ou  de  viande.  Chaque  jour  ce  sont  des  centaines  qui 
passent  ainsi  à  l'appel  et  qui  reçoivent  de  l'autorité 
3a  subsistance  et  la  vie.  C'est  un  spectacle  inou- 
bliable de  voir  cette  distribution  de  vivres,  ces  ra- 
tions emportées  avec  hâte  par  tous  ces  pauvres  hères 
qui  vont  s'accroupir  dans  un  coin  et  avalent  rapi- 
dement leur  nourriture.  Ceci  ne  se  passe  pas  seu- 
lement à  Yeffren,  mais  dans  toutes  les  villes  de  la 
Tripolitaine.  C'est  par  milliers  que,  chaque  jour  dans 
!a  colonie,  des  misérables  sont  sauvés  d'une  mort 


208  EN    TRIPOLITAIXE 

atroce.  Ces  secours  sont  l'œuvre  d'Ibrahim  Pacha. 
C'est  lui  qui  a  organisé  ces  distributions  journa- 
lières. De  la  foule  il  semble  s'exhaler  un  effluve  de 
reconnaissance  et  de  louanges  vers  cet  homme  qui 
est  peut-être  l'un  des  plus  grands  bienfaiteurs  de 
notre  époque. 

Mais  l'aumône  n'est  pas  seulement  distribuée  par 
le  gouvernement.  En  dehors  des  secours  officiels, 
les  fonctionnaires  ont  presque  tous  chez  eux  plu- 
sieurs misérables  qu'ils  entretiennent.  Si  l'on  pense 
à  la  paie  modique  que  reçoivent  ces  employés  on  ne 
peut  qu'admirer  le  partage  qu'ils  font  de  leurs  biens 
avec  de  plus  pauvres  qu'eux  ;  ils  ont  du  bonheur  à 
donner.  Leurs  aumônes  dépassent  de  beaucoup  la 
proportion  indiquée  par  le  Coran.  Mais  chez  le  mu- 
sulman donner  est  naturel. 

Un  jour,  j'errais  parmi  les  groupes  qui  station- 
naient devant  la  prison  lorsque  je  rencontrai  un 
pauvre  petit  négrillon  accroupi  comme  une  bête 
traquée  dans  l'anfractuosité  d'un  mur  en  ruine.  Il 
venait  de  manger  sa  ration  et  dormait.  Sa  figure  in- 
telligente me  frappa.  Je  le  réveillai.  Je  le  question- 
nai et  lui  demandai  ce  qu'il  faisait.  Son  histoire 
était  triste.  Son  maître,  un  Arabe,  était  mort  et,  de- 
puis ce  jour,  le  négrillon  était  sans  demeure,  errant, 
vivant  de  mendicité  et  d'aumônes.  Je  lui  proposai  de 
me  suivre,  ce  qu'il  accepta  aussitôt.  Par  la  suite, 
je  me  félicitai  de  cette  décision.  Mofeta,  c'était  son 
nom,  me  fut  un  domestique  admirable  de  dévoue- 
ment pendant  le  reste  de  mon  voyage.  Il  me  servait 
avec  fidélité,  comme  un  vrai  chien  dévoué.  Même, 
arrivé  à  Tripoli,  il  ne  voulait  plus  me  quitter;  je  ne 
pouvais  obtenir  de  lui  qu'une  phrase  :  «  Je  veux  res- 


Le  Ksar  Yeffren.  —  Exercice  des  recrues  berbères. 


Le  bord  de  la  falaise. 


LE    DJEBEL    YEFFREN  209 

er  avec  toi.  »  Je  laissai  Mofeta  au  Consul  d'Autriche, 
qui  avait  bien  voulu  s'en  charger  provisoirement. 

La  prison  domine  au  sud  le  ksar  Yeffren,  situé 
quelques  dizaines  de  mètres  au-dessous,  au  bord 
de  la  falaise,  défendant  l'accès  de  l'oued  Besas.  Le 
ksar  Yeffren  est  une  des  plus  grandes  forteresses 
de  l'intérieur.  Devant  le  bâtiment,  une  grande  place 
spacieuse  et  vaste,  sert  de  place  d'armes  ;  tous  les 
jours  les  recrues  berbères  y  font  l'exercice.  Par  pe- 
tits groupes  on  enseigne  aux  soldats  les  mouve- 
ments. Il  est  divertissant  de  voir  la  maladresse  de 
ces  recrues  venant  du  fond  du  désert.  Elles  manient 
gauchement  leurs  fusils.  Mais  malgré  tout  c'est  avec 
persévérance  et  passion  qu'elles  apprennent  l'art  de 
la  guerre.  J'ai  vu  quelques  mouvements  d'ensemble 
admirablement  exécutés  pour  des  soldats  qui  depuis 
si  peu  de  temps  étaient  sous  les  drapeaux.  Chaque 
groupe  est  commandé  par  un  sous-officier,  et  de 
temps  en  temps  le  colonel  qui  surveille  l'instruction, 
en  se  promenant  de  long  en  large  sur  la  terrasse 
du  fort,  s'approche  et  fait  recommencer  les  mouve- 
ments incompris. 

La  tenue  des  officiers  et  des  soldats  est  impec- 
cable. Ils  sont  tous  habillés  de  superbes  costumes 
neufs,  gris.  Ce  sont  des  troupes  tout  à  fait  modernes. 

Ce  qui  ressort  de  l'esprit  qui  anime  les  troupes 
militaires,  c'est  l'amitié  vraiment  complète  qui  unit 
le  Turc  au  Berbère,  l'officier  au  soldat.  Ils  forment 
une  masse  compacte,  unie  dans  un  même  but,  la  dé- 
fense de  l'Islam.  C'est  une  force  très  grande  que 
celle  qui  est  puisée  dans  la  sincérité  d'aspirations 
communes.  De  tels  hommes  sont  capables  de  beau- 
coup d'abnégation  et  de  sacrifices. 

14 


210  EN    TRIPOLITAINE 

Le  vendredi  est  jour  de  repos  chez  les  musulmans. 
Les  officiers  ont  l'habitude  de  préparer  des  réjouis- 
sances pour  les  soldats.  Il  règne,  dans  les  jeux,  la 
plus  cordiale  entente.  J'entendais  de  loin,  parmi 
les  oliviers,  les  cris  joyeux  de  tous  ces  grands  enfants 
qui  s'amusaient  à  cœur-joie. 

La  position  militaire  de  YefTren  est  capitale  au 
point  de  vue  stratégique.  Non  loin  de  Tripoli  la  ci- 
tadelle commande  l'accès  des  hauts  plateaux  fertiles 
du  Djebel.  11  serait  difficile  sinon  impossible  à  une 
armée  de  passer  sous  ses  murs  sans  être  écrasée, 
car  le  fort  domine  l'oued  Besas  de  plus  de  quatre 
cents  mètres.  Du  reste  les  officiers  ottomans  ont 
bien  compris  qu'en  cas  de  guerre,  ils  ne  pouvaient 
conserver  Tripoli.  J'appris  à  YefTren  que  si  l'escadre 
italienne  apparaissait,  car  à  ce  moment  l'Italie  cher- 
chait un  prétexte  pour  commencer  une  guerre  dé- 
cidée et  préparée  depuis  longtemps,  les  troupes  de  la 
capitale  se  retireraient  dans  le  Djebel,  dans  ces  forte- 
resses, en  dehors  des  obus,  et  séparées  de  la  côte  par 
une  centaine  de  kilomètres  infranchissables  sans 
moyens  spéciaux.  Cette  idée  était  donc  dans  le  plan 
militaire  turc:  ne  pas  s'opposera  un  débarquement, 
et  ce  procédé  était  très  habile  à  deux  points  de  vue. 
D'abord  parce  que  les  troupes  ottomanes,  en  se  dé- 
couvrant sous  les  canons  de  l'escadre,  étaient  cer- 
taines de  se  faire  hacher  sans  nécessité.  En  second 
lieu,  un  autre  avantage  de  laisser  occuper  Tripoli 
qu'il  était  du  reste  impossible  de  conserver,  était 
de  faire  croire  aux  adversaires  à  un  succès  facile 
qui  provoquerait  un  enthousiasme  irréfléchi  mais  qui 
serait  suivi,  dans  la  métropole,  d'une  dépression  mo- 
rale d'autant  plus  profonde  que  l'emballement  aurait 


LE    DJEBEL    YEFFREN  211 

été  plus  grand.  Cette  dépression  provoquée  par  la 
stagnation  des  troupes  à  Tripoli,  qui  ne  pourront 
pas  franchir  le  désert  avant  longtemps,  sera  peut-être 
efficace  dans  une  guerre  acharnée.  Ces  idées  ont 
été  confirmées  par  les  événements  récents.  C'était 
bien  là  la  seule  tactique  raisonnable  à  prendre  de  se 
retrancher  dans  la  grande  forteresse  naturelle  qui 
barre  et  protège  l'Hinterland  de  la  Tripolitaine,  à 
80  kilomètres  à  peine  de  sa  capitale.  Or,  tant  que  le 
Djebel  ne  sera  pas  occupé  par  l'armée  ennemie,  il 
sera  le  foyer  de  la  résistance,  des  centaines  de  mille 
hommes  pourront  se  rassembler  là,  venant  des  en- 
droits les  plus  éloignés  de  la  Tripolitaine  et  de 
l'Islam.  Ils  organiseront  contre  l'ennemi  cette 
guerre  d'escarmouches  et  de  guérillas  si  terrible  par 
la  violence  et  l'imprévu  de  ses  coups. 

J'avais  une  lettre  de  recommandation  pour  le 
moudir  de  la  Régie  des  Tabacs,  de  Yeffren,  Rahrheb 
Effendi,  brave  Turc  qui  me  fit  l'honneur  de  m'invi- 
ter  à  dîner.  J'acceptai  avec  plaisir.  Le  jour  fixé  nous 
sommes  plusieurs  convives  réunis  dans  une  pe- 
tite salle.  En  attendant  le  repas,  nous  fumons  des 
quantités  de  cigarettes.  Enfin  on  apporte,  au  milieu 
de  nous,  un  vaste  récipient  dans  lequel,  nagent  dans 
une  sauce  épaisse,  des  morceaux  de  viande  et  une 
purée  curieuse.  Rahrheb  Effendi  m'engage  à  me  ser- 
vir, je  cherche  en  vain  des  yeux  un  instrument  pour 
m'emparer  des  mets.  Très  embarrassé,  je  ne  sais 
commentfaire,  carc'està  moi,  l'invité,  de  commencer. 
Bref,  je  prends  mon  courage  et  je  plonge  mes  doigts 
dans  la  sauce  brûlante.  J'en  retire  un  morceau  de 
viande.  Les  autres  invités  font  de  môme.  Nous 
mangeons  rapidement,  sans  causer.  Après  ce  pre- 


212  EN    TRIPOLITAINE 

mier  plat,  un  autre  suit,  j'en  compte  quinze  en 
moins  de  quinze  minutes.  Il  faut  manger  sans  arrêt, 
car  chaque  fois  que  je  fais  signe  d'en  avoir  assez, 
mon  hôte  paraît  désolé.  Je  n'en  puis  plus  lorsqu'on 
apporte  le  dessert,  des  gâteaux  dans  de  l'huile  bouil- 
lante. Il  fallut  encore  passer  par  là. 

Après  le  repas  Rharheb  Effendi  me  raconta  l'his- 
toire de  la  source  de  Yeffren  qui  a  fait  beaucoup  parler 
d'elle  ily  a  quelquesannées  à  Tripoli.  A  Yeffren  même, 
il  n'y  a  pas  d'eau  mais  des  sources  abondantes  sortent 
du  rocher  près  du  village  d'Aïn  Raumia,  dans  l'oued 
Besas,  à  quelques  kilomètres  de  la  ville.  Les  autorités 
avaient  décidé  de  capter  l'eau  de  ces  sources  pour 
l'amener  à  Yeffren.  Il  fallait  pour  ce  travail  impor- 
tant un  ingénieur  compétent.  Les  autorités  deman- 
dèrent à  un  Tunisien  de  se  charger  des  travaux,  mais 
chaque  fois  que  les  Turcs  ont  à  faire  avec  l'étranger 
des  difficultés  et  des  intrigues  surgissent.  Ainsi 
dans  ce  cas,  ce  furent  les  Italiens  et  les  Allemands 
qui  firent  des  remontrances  aux  Turcs  pour  ne  pas 
avoir  choisi  un  ingénieur  de  leur  nationalité,  cha- 
cun vantant  les  capacités  des  hommes  de  science 
de  sa  race.  Il  surgit  un  véritable  conflit  où  chaque 
clan  mettait  son  amour-propre  à  protéger  ses  inté- 
rêts. Les  Turcs,  voyant  la  difficulté,  s'adressèrent  à 

un  entrepreneur  de  Constantinople.  Le  choix  était 
malheureux  car  le  résultat  fut  désastreux,  par  suite 
de  l'incapacité  et  de  la  mauvaise  foi  de  l'entrepre- 
neur. Il  commença  par  où  il  eût  fallu  terminer  en 
construisant  d'abord  le  réservoir  à  Yeffren  qui 
devait  recevoir  l'eau  de  la  source.  Une  canalisation 
fut  construite  ensuite.  Elle  avait  plusieurs  kilomètres 

de  longueur.  Les  travaux  durèrent  deux  ans  pendant 


LE    DJEBEL    YEFFREN  213 

lesquels  il  fallut  constamment  avancer  de  nouvelles 
sommes  d'argent  parce  qu'aux  dires  de  l'ingénieur, 
il  lui  manquait  toujours  quelque  chose  pour  terminer. 
Comme  le  budget  établi  était  dépassé,  ce  furent 
les  braves  commerçants  de  Yeffren  qui  donnèrent 
l'argent  espérant  toujours  n'être  plus  obligés  d'aller 
chercher  l'eau  au  loin.  Mais  quelle  ne  fut  pas  leur 
stupéfaction  de  voir  que,  la  canalisation  terminée, 
l'eau  n'avait  pas  assez  de  pression  pour  atteindre  le 
superbe  réservoir  placé  à  Yeffren.  Elle  s'arrêtait  en 
contre-bas  de  la  ville.  L'ingénieur  ne  se  démonta 
pas  pour  si  peu,  et  sollicita  de  nouveaux  fonds  pour 
mettre  un  appareil  mystérieux  qui  devait  produire 
les  plus  beaux  effets.  Mais  un  beau  jour,  argent  et 
ingénieur  disparurent.  On  n'en  entendit  plus  parler. 
Ce  travail  avait  coûté  plus  de  cinquante  mille  francs, 
dépensés  en  pure  perte.  Les  habitants  durent  faire 
construire  un  second  réservoir  à  l'endroit  où  l'eau 
arrivait,  mais  ce  point  est  assez  éloigné  de  la  ville. 
Il  va  sans  dire  que  cette  aventure  fit  beaucoup  parler 
les  étrangers  de  Tripoli.  En  un  louable  ensemble, 
ils  déclarèrent  que  cet  insuccès  était  la  punition  mé- 
ritée pour  n'avoir  pas  choisi  les  ingénieurs  qu'ils 
avaient  proposés.  Mais  les  braves  Turcs  de  Yeffren 
ne  veulent  plus  entendre  parler  de  leur  source, 
elle  leur  a  déjà  coûté  trop  cher. 


CHAPITRE  XI 


LE  DJEBEL  GHARIAN  ET  RETOUR  A  TRIPOLI 


La  fertilité  des  hauts  plateaux.  —  Ruines  romaines.  —  Souadan.  — 
Moustiques  et  fièvres.  —  Kikela.  —  Descente  dans  l'oued.  —  Trou- 
peaux. —  Campements  de  nomades.  —  Bains.  —  Le  scorpion.  — 
Le  marabout.  —  Le  Djebel  Monterous  et  le  Djebel  Tracet.  —  Forma- 
tions éruptives.  —  Arrivée  au  ksar  Gharian.  —  Les  maisons  troglo- 
dytes. —  Le  café  arabe.  —  Bagarre.  —  La  structure  générale  de  la 
Tripolitaine.  —  Les  grands  effondrements.  —  Les  jardins.  —  Les 
vieilles  femmes.  —  Le  contrôleur  forestier.  —  Borylane.  —  En  route 
vers  Tripoli.  —  Les  champs  d'orge.  —  Asysie.  —  La  palmeraie  de 
Sanyt  Beniadem.  —  Caravanes  dalfa.  —  Dernier  campement.  — 
Dans  les  dunes.  —  Influence  de  la  mer  sur  l'atmosphère.  —  La 
mer  en  vue  ! 


Après  six  jours  passés  dans  la  capitale  du  Djebel, 
nous  quittons  Yefïren  pour  nous  acheminer  à  tra- 
vers les  hauts  plateaux  en  suivant  une  piste  bien 
tracée  au  milieu  des  champs  d'orge,  de  blé  et  d'alfa, 
vers  Gharian,  la  forteresse  orientale,  qui  dresse  à 
80  kilomètres  au  sud  de  Tripoli  ses  tourelles  som- 
bres au  haut  de  la  falaise.  En  sortant  de  Yefïren, 
le  paysage  est  riant.  De  petites  collines  s'étendent 
à  perte  de  vue,  couvertes  en  partie  d'oliviers.  Il 
semble  que  l'on  chemine  parmi  nos  champs  du 
Midi.  Partout  dans  les  jardins,  l'activité  règne,  des 
laboureurs  dans  les  champs  retournent  le  sol  avec 


Le  Ksar  Gharian. 


Au  fond  d'une  maison  troglodyte  de  Gharian. 


LE    DJEBEL    GHARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI         ïlfi 

leurs  instruments  primitifs.  La  terre  est  ici  fertile 
et  si  au  lieu  seulement  d'en  entailler  une  pellicule 
peu  épaisse,  le  laboureur  se  donnait  plus  de  peine 
et  si  l'irrigation  était  mieux  aménagée,  on  pourrait 
retirer  beaucoup  plus  de  ces  terres  des  hauts  pla- 
teaux. Le  coup  d'œil  que  l'on  a  sur  le  pays  révèle 
bien  une  richesse  cachée  qu'avec  quelques  efforts 
l'on  pourra  mettre  en  évidence  lorsque  les  moyens 
de  culture,  nos  machines  d'Europe,  auront  pénétré 
jusqu'ici.  Il  ne  sera  pas  difficile  de  multiplier  les 
points  d'eau  en  forant  de  nombreux  puits.  Car  mal- 
gré la  sécheresse  il  y  a  de  l'eau,  la  source  de  Rau- 
mia  en  est  une  preuve  évidente.  Il  est  vrai  que  les 
Berbères  ont  déjà  fouillé  tout  le  pays.  La  recherche 
des  sources  a  été  poussée  par  eux  d'une  façon  mé- 
thodique et  persévérante,  mais  il  ne  semble  pas 
que,  malgré  les  puits  nombreux  forés,  les  résultats 
aient  été  décisifs.  Beaucoup  n'ont  pas  rencontré  de 
nappes  d'eau  mais  il  est  bon  de  remarquer  aussi  que 
la  position  de  ces  puits  est  trop  souvent  mauvaise. 
C'est  par  une  étude  géologique  minutieuse  et  précise 
qui  devra  tenir  compte  des  indications  données  par 
la  science  actuelle  des  recherches  hydrologiques 
que  l'on  pourra  arriver  à  donner  un  renouveau  de 
vie  à  la  végétation  encore  trop  clairsemée  des  hauts 
plateaux. 

Nous  passons  à  côté  de  nombreux  villages  bien 
construits  qui  occupent  au  milieu  des  oliviers  des 
sites  délicieux.  Monsersan,  sur  notre  droite,  couvre 
tout  le  sommet  d'une  colline  entourée  d'oliviers. 
A  gauche,  au  bord  d'un  ravin  profond,  Gelât  do- 
mine la  plaine.  Peu  après,  au  haut  d'une  colline, 
une  tour  carrée  attire  l'attention.  C'est  un  monu- 


216  EN    TRIPOLITAINE 

ment  romain,  dont  la  partie  supérieure  est  à  moi- 
tié écroulée.  A  quelques  centaines  de  mètres,  sur 
un  autre  mamelon,  un  ancien  fort  en  ruine.  Parmi 
les  pierres  qui  jonchent  le  sol,  on  voit  de  belles  fres- 
ques provenant  des  frises  d'un  bâtiment  disparu, 
dont  il  ne  reste  plus  que  la  base,  grand  mur  rectan- 
gulaire. 

Vers  midi,  nous  atteignons  un  ravin  encaissé, 
étroit,  dans  lequel  nous  descendons.  Près  du  fond, 
le  village  de  Souadan  étage  ses  maisons  au  bord 
d'une  sorte  de  marécage.  Nous  campons  à  côté. 
Nous  le  regrettons  du  reste  bientôt  car  cet  endroit 
pittoresque  est  rempli  de  moustiques  qui  nous  pi- 
quent sans  pitié.  Des  Berbères  grelottant  de  fièvre 
viennent  me  demander  un  médicament.  Je  passe 
une  partie  de  la  journée  à  leur  faire  avaler  de  la 
quinine.  C'est  le  seul  endroit,  dans  tout  mon  voyage, 
où  j'ai  constaté  l'état  sanitaire  défectueux  des  ha- 
bitants, mais  cela  provient  sans  doute  de  la  posi- 
tion défavorable  du  village  à  côté  de  cette  eau 
croupissante  au  fond  d'un  ravin.  Les  moustiques 
pullulent  ici,  chassés  par  les  vents  fréquents  qui 
soufflent  sur  les  hauts  plateaux;  ils  se  sont  réfugiés 
dans  ce  trou,  au  grand  détriment  de  la  santé  des 
habitants  du  Souadan. 

Après  Souadan,  la  route  remonte  sur  les 
hauts  plateaux  jusqu'au  ksar  Kikela  qui  domine  un 
oued  large,  s'enfonçant  dans  les  plateaux  et  nous 
séparant  du  Djebel  Ghariana.  Plusieurs  bourgades 
dépendent  de  Kikela  qui  fait  partie  au  point  de  vue 
administratif  du  cercle  de  Ycffren.  11  y  avait  an- 
iennement  une  petite  garnison  en  ce  point,  mais 
actuellement  elle  est  réduite.  La  forteresse  de  Ki- 


LE    DJEBEL    GIIARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI         217 

kela  commande  l'entrée  de  cet  oued  large  et  profond 
qui  sépare  le  Djebel  Yeffren  du  Djebel  Ghariana  et 
est  la  route  naturelle  de  Tripoli  au  Fezzan. 

C'est  par  le  plus  pittoresque  des  chemins  suspen- 
dus qui,  creusé  dans  le  roc,  domine  un  précipice 
profond,  que  notre  caravane  s'abaisse  sur  les  flancs 
de  l'oued.  11  nous  faut  plusieurs  heures  pour  arriver 
au  niveau  de  la  plaine,  car  les  chameaux  lourdement 
chargés,  fatigués  par  des  mois  de  marches,  avancent 
avec  précaution  sur  les  dalles  polies  du  chemin. 

Un  grand  nombre  de  ravins  convergent  dans 
l'oued.  Les  roches  sont  entassées  pêle-mêle  dans  un 
désordre  affreux.  Dans  le  fond,  nous  cheminons 
au  fond  de  ravins  profonds  ;  au  haut  d'une  falaise  des 
nomades  berbères  nous  interpellent  car  nous  cueil- 
lons avec  sans-gêne  les  figues  de  leurs  jardins  ; 
nos  zaptiés  et  nos  chameliers  répondent  de  leurs 
voix  criardes.  La  dispute  finit  par  un  échange  de 
quolibets  amusants.  Plus  loin,  nous  croisons  une 
caravane  se  dirigeant  du  côté  de  Yeffren,  c'est  un 
riche  marchand  arabe  qui  transporte  ses  femmes  et 
ses  marchandises. 

Des  troupeaux  de  moutons  et  de  chèvres  animent 
le  paysage.  Les  gardiens  ont  construit  de  petites 
huttes  pour  se  protéger  du  soleil.  Le  pays  est  peu- 
plé, quelle  différence  avec  les  plaines  incultes  du 
sud  et  les  déserts  monotones  ! 

C'est  dans  une  belle  palmeraie,  au  fond  de  la 
grandevallée  que nouscampons. Nous  nous  plongeons 
avec  délice  dans  l'eau  d'une  rivière  qui  court,  claire  et 
limpide,  sur  de  grandes  dalles  calcaires.  Les  tourbil- 
lons ont  creusé  dans  la  roche  des  cuvettes  profondes 
de  plusieurs  mètres.  Ce  sont  d'idéales  baignoires. 


218  EN    TRIP0LITAINE 

Malheureusement,  au  sortir  de  l'eau,  nous  avons  le 
corps  couvert  de  sangsues  ;  il  faut  beaucoup  de 
stoïcisme  et  de  patience  pour  les  arracher  une  à  une. 

La  nuit  passée  dans  l'oasis  fut  troublée  par  un 
incident  qui  aurait  pu  avoir  des  suites  graves.  L'un 
de  mes  compagnons  qui  dormait  sous  un  palmier, 
simplement  enroulé  dans  son  burnous  fut  réveillé 
subitement  par  la  sensation  d'un  animal  lui  passant 
sur  le  corps.  Instinctivement,  il  fit  un  mouvement 
pour  le  chasser  mais  il  sentit  une  morsure  doulou- 
reuse à  l'épaule.  Grand  émoi  dans  le  camp.  On 
allume  des  bougies  et  on  aperçoit  un  gros  scorpion 
noir  qui  se  sauve.  Quelques  coups  de  bâton  ont 
vite  anéanti  l'animal.  Quant  au  blessé,  une  injection 
avec  la  trousse  Michel  Legros  le  met  hors  de  dan- 
ger. Mais  peu  d'entre  nous  se  rendorment  car  il 
nous  semble  constamment  entendre  le  bruissement 
de  ces  horribles  bêtes  courant  parmi  les  feuilles 
desséchées  des  palmiers.  Mes  compagnons  passent 
le  reste  de  la  nuit  perchés  sur  des  caisses,  n'osant 
plus  s'étendre  sur  le  sol. 

Le  lendemain,  à  l'aube,  nous  reprenons  notre 
route  vers  l'Est.  Nous  nous  approchons  du  Djebel 
Ghariana  qui  nous  domine  de  toute  la  hauteur  de  ses 
falaises  aux  couleurs  bigarrées. 

Après  avoir  quitté  la  rivière,  nous  cheminons 
parmi  les  broussailles.  Un  grand  oiseau  blanc  nous 
regarde  curieusement.  Il  s'envole.  C'est  un  mara- 
bout. Il  se  pose  un  peu  plus  loin,  j'essaie  de  le 
poursuivre  avec  mon  kodak,  mais  c'est  en  vain  car 
au  moment  où  je  vais  l'atteindre,  il  reprend  son  vol 
lourd  et  disgracieux.  Il  disparaît  finalement,  retour- 
nant au  bord  de  l'eau. 


Le  Djebel  Gharian. 


Azisie. 


LE    DJEBEL    GIIARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI         2lô 

Nous  nous  approchons  toujours  plus  du  Djebel. 
A  notre  droite  un  village  nous  domine,  c'est  Petit 
Rapta  ;  plus  loin,  nous  passons  au  milieu  de  l'oasis 
de  Grand  Rapta.  Nous  ne  nous  arrêtons  pas  et 
continuons  dans  la  direction  d'une  montagne  isolée, 
conique  qui,  séparée  des  monts  Ghariana  par  un 
vaste  col,  élève  sa  masse  sombre  à  proximité  des 
roches  blanches  des  hauts  plateaux.  C'est  le  Djebel 
Monterous  au  pied  duquel  nous  campons  dans  un 
village  primitif  et  misérable  se  composant  de 
simples  trous  creusés  dans  le  sol  au  milieu  des 
champs  cultivés.  Nous  sommes  près  de  Gharian 
situé  au  haut  de  la  falaise  et  au  fond  d'une  sorte  de 
vaste  golfe  déterminé  par  la  rentrée  du  bord  du 
plateau.  La  forme  de  cette  cuvette  est  dessinée  par 
deux  promontoires  calcaires  des  hauts  plateaux 
qui  s'avancent  vers  le  Nord.  Ces  deux  promontoires 
sont  reliés  par  une  chaîne  de  montagnes  orientée 
Ouest-Est,  dont  les  deux  sommets  principaux  :  le  pic 
de  Monterous  et  le  pic  Tekout  ou  Tracet  atteignent 
près  de  900  mètres  d'altitude.  Cette  chaîne  n'est  point 
formée  par  une  série  de  volcans  comme  Overweg 
l'a  anciennement  affirmé.  Les  roches  qui  la  consti- 
tuent sont  d'origine  éruptive  et  d'époque  tertiaire; 
leur  couleur  vert  sombre  tranche  sur  les  assises 
claires,  gypseuses  et  calcaires.  Les  couches  des 
hauts  plateaux  ont  été  puissamment  modifiées  par 
l'intrusion  de  ce  magmas  qui  les  ont  colorées  à  leur 
contact  des  plus  vives  couleurs.  On  y  voit  du  rouge, 
du  bleu,  du  jaune.  Les  terrains  sédimentaires  ne  sont 
plus  ici  presque  horizontaux  comme  ils  l'étaient  ail- 
leurs, mais  ils  se  relèvent  contre  ce  massif  étranger. 

Cet  amas  éruptif  forme  une  sorte  de  lentille  gigan- 


220  EN    TRIPOL1TAINE 

tesque  de  plusieurs  kilomètres  de  longueur,  qui 
s'enfonce  vers  l'Est  dans  le  promontoire  oriental  du 
golfe  de  Gharian. 

Tandis  que  la  caravane  fait  un  long  détour 
pour  suivre  la  route  bien  tracée,  je  traverse  un 
terrain  mouvementé  pour,  après  l'escalade  des  ro- 
chers abrupts,  atteindre  le  ksar  Gharian.  La  forte- 
resse domine  la  plaine,  mais  elle  est  moins  impo- 
sante que  celle  de  Yeffren;  c'est  un  ancien  bâtiment 
sombre  aux  formes  carrées  et  massives.  Sitôt  arrivé, 
j'allai  rendre  visite  au  kaïmakan,  un  Arabe,  ancien 
notable  de  Tripoli.  Je  suis  reçu,  comme  dans  les  au- 
tres centres,  avec  la  même  cordialité  et  le  même 
souci  de  me  rendre  service.  Tour  à  tour  le  com- 
mandant du  fort  Mohammed  Effendi,  le  capitaine 
du  126e  d'infanterie  Mohammed  Etaher,  le  direc- 
teur des  postes  et  télégraphes  Kherrdin  Effendi 
viennent  me  rendre  visite.  Nous  avions  établi  notre 
camp  à  quelques  centaines  de  mètres  du  ksar  car 
je  ne  voulus  pas  profiter  de  l'offre  obligeante  du 
chef  de  poste  qui  désirait  m'offrir  sa  maison. 
Cela  aurait  été  pour  lui  un  dérangement  bien  inu- 
tile. 

Gharian  est  une  ville  de  troglodytes.  Toutes  les 
maisons  à  l'exception  d'un  café  arabe,  de  la  Régie 
ottomane  et  du  ksar  sont  construites  sous  terre. 
Elles  sont  ici  beaucoup  plus  grandes  qu'à  Naloutet 
plusieurs  sont  creusées  à  plus  de  vingt  mètres  sous 
le  sol.  Elles  possèdent  souvent  deux  ou  trois  étages 
superposés.  Conduit  par  Mohammed  Etaher,  Mo- 
hammed Effendi  et  Ahmed  Effendi  directeur  de  la 
Régie,  je  visitai,  grâce,  à  leur  obligeance,  ces  habi- 
tations  creusées  entièrement  dans  un  sol  facile  à 


LE    DJEBEL    GHARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI        221 

travailler.  Les  indigènes  ont  parfois  essayé  d'en- 
joliver leurs  demeures  par  des  ornementations 
moulées  dans  la  roche  vive  des  parois. 

En  sortant  de  ces  souterrains,  mes  compagnons 
me  conduisentau  bar  arabe  qui,  sur  une  petite  place, 
occupe  la  moitié  d'une  maison  dont  l'autre  moitié 
est  prise  par  les  bureaux  de  la  Régie  ottomane. 
Nous  arrivons  au  moment  où  le  tenancier  de  l'éta- 
blissement apostrophe  vigoureusement  un  Berbère 
qui,  ayant  pris  des  consommations  toute  la  journée, 
a  perdu  aux  cartes  son  petit  pécule.  Un  corps  à 
corps  s'engage.  Les  assistants  prennent  part  pour 
l'un  ou  l'autre  des  combattants.  La  mêlée  devient 
générale  et  ne  s'arrête  que  lorsque  les  combattants 
gisent  à  terre,  incapables  de  continuer  la  lutte.  Ils 
s'invectivent  encore  de  toute  la  force  de  leurs  pou- 
mons puissants.  C'est  avec  peine  qu'au  milieu  de 
tout  ce  branle-bas  nous  pouvons  nous  faire  servir, 
mais  enfin  le  capitaine  Etaher  réussit  à  ramener  la 
tranquillité  en  obligeant  le  payeur  récalcitrant  à 
abandonner  son  burnous  en  guise  d'indemnité,  au 
tenancier  du  bar. 

Mohammed  Etaher  et  Ahmed  Effendi  me  donnent 
des  renseignements  sur  le  pays.  Gharian  est  un 
grand  village  de  plusieurs  milliers  d'habitants  si 
l'on  compte  tous  ceux  qui  vivent  dans  les  planta- 
tions non  loin  du  chef-lieu.  Le  plateau  est  vallonné. 
Les  sources  et  les  puits  sont  nombreux.  Le  sol 
est  fertile  et  argileux.  Il  produit  en  abondance  du 
blé,  des  olives,  des  dattes,  de  l'orge,  de  l'alfa  et  du 
safran  ;  en  outre  des  petits  raisins  et  des  abricots 
ainsi  que  des  figues  et  des  pastèques. 

Ce  plateau  si  fertile  fait  partie  de  la  région  élevée 


222  EN    TRIPOLITAINE 

du  Djebel  Nefousa  et  ne  peut  pas  s'en  séparer  géo- 
graphiquement.  C'est  bien  improprement  que  les 
géographes  ont  distingué  les  Djebel  Yeffren  des 
Djebel  Gharian  ;  il  n'y  a  pas  de  différence  absolue 
entre  ces  massifs,  ils  font  partie  d'un  même 
plateau  qui  se  continue  de  la  frontière  tunisienne  à 
Gharian,  coupé  de  temps  en  temps  par  des  échan- 
crures  plus  ou  moins  profondes,  mais  qui  ne  par- 
viennent pas  à  changer  l'aspect  uniforme  du  pays. 
Ces  ravins  n'indiquent  pas  des  modifications  dans 
la  structure  du  sol.  Formés  par  l'érosion,  ils  ne  sé- 
parent pas  des  massifs  différents,  mais  sont  simple- 
ment des  coupures  taillées  dans  un  bloc  unique.  Et 
même  par  extension  de  cet  aperçu  général  sur  la 
configuration  du  pays  on  peut  affirmer  que  c'est  le 
même  plateau  qui,  se  poursuivant  vers  l'Est,  forme 
les  hautes  terres  de  Tarounah  et  atteint  la  grande 
Syrte  à  Homsk.  Là,  les  hauts  plateaux  disparaissent 
sous  la  mer  par  suite  d'un  effondrement.  Plus  à  l'Est 
encore,  le  même  plateau  réapparaît  de  l'autre  côté 
du  golfe  et  donne  naissance  aux  hautes  terres  de 
Barka,  à  l'ancienne  Cyrénaïque.  Mais  là  les  condi- 
tions sont  différentes,  les  plateaux  arrivent  au  bord 
même  de  la  mer.  Il  n'y  a  pas,  comme  plus  à  l'Ouestr 
une  vaste  plaine  séparant  la  mer  du  véritable  bord 
méditerranéen  formé  par  la  falaise  du  Djebel 
Nefousa. 

L'aspect  actuel  de  la  Tripolitaine  est  dû  à  deux 
effondrements,  l'un  comprenant  une  aire  allongée 
Est-Ouest  au  Nord  du  Djebel  Nefousa  jusqu'à  la 
Cyrénaïque.  Le  second  effondrement  a  séparé  la 
Cyrénaïque  du  Djebel  Nefousa  et  son  orientation  est 
Nord-Sud.  Cette  partie,  envahie  par  les  eaux,  adonné 


Oasis  de  Sakyt  Beniadem.  —  Le  puits. 


Oasis  de  Sanyt  Beniadem.  —  Le  réservoir. 


LE     DJEBaL    GHARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI        223 

a  donné  naissance  au  golfe  de  la  Grande  Syrte.  Ce 
second  effondrement,  cette  surface  se  continue  au 
Sud  de  la  grande  Syrte,  car  toute  la  falaise  qui,  à 
partir  de  Gharian  se  poursuit  par  Misda  et  au  delà, 
n'est  autre  qu'un  mur  de  faille  raviné  regardant  l'Est. 

Ces  traits  généraux  de  la  géologie  de  la  Tripoli- 
taine,  que  je  ne  puis  ici  qu'esquisser  brièvement, 
ont  déterminé  l'aspect  du  pays  sous  sa  forme  ac- 
tuelle et  si  l'on  y  ajoute  les  affaissements  curieux 
que  j'ai  signalés  à  propos  des  oueds  à  pentes  anor- 
males on  aura  une  idée  très  suggestive  dans  son 
ensemble  des  mouvements  qui  ont  donné  à  cette 
colonie  son  aspect  et  son  relief. 

Si  je  viens  de  m'étendreavec  détails  sur  les  hauts 
plateaux  c'est  que  nous  allons  les  quitter  pour  re- 
tourner directement  à  Tripoli  en  suivant  la  route 
assez  bien  tracée  qui  joint  Gharian  à  la  capitale. 
Le  24  juillet  nous  quittons  Gharian  et  tandis  que  la 
caravane  fait  un  long  détour  par  le  Sud  pour  se 
rendre  à  Borylane,  en  évitant  les  ravins  profonds  du 
golfe  de  Gharian,  je  pars  avec  Mofeta  et  Mustapha 
directement  par  la  plaine.  Sous  le  ksar,  en  suivant 
une  grande  vallée,  l'oued  Roumania,  on  atteint  une 
plaine  au  pied  du  mont  Tekout.  Les  jardins  y  sont 
superbes.  En  parcourant  les  petits  vallons,  on  se 
croirait  presque  dans  quelque  paysage  de  nos  mon- 
tagnes, tant  ici  le  sol  est  contourné  et  bosselé. 

Dans  les  jardins  de  la  plaine  nous  rencontrons  de 
vieilles  femmes.  Nous  causons  mais  elles  paraissent 
inquiètes,  soupçonneuses.  Je  crois  que  ce  senti- 
ment provient  de  la  présence  d'un  chrétien.  Mais  ce 
n'est  pas  cela,  car  après  s'être  bien  assurées  que  je 
ne  suis  pas  de  nationalité  italienne,  elles  sont  plus 


224  EN    TRIPOLITAINE 

confiantes.  Cette  aversion  de  l'Italien  est  générale 
chez  les  Berbères. 

Des  jardins  nous  remontons  sur  les  flancs  du  Pic 
Tekout  pour  atteindre  de  nouveau  les  hauts  pla- 
teaux et  traverser  le  promontoire,  derrière  lequel  se 
trouve  Borylane.  Le  plateau  est  couvert  d'une  épaisse 
forêt  d'oliviers.  A  midi  nous  cherchons  un  gîte  pour 
passer  le  milieu  de  la  journée.  Des  maisons  occu- 
pent une  partie  du  plateau,  nous  nous  approchons. 
Mais,  à  peine  descendu  de  cheval,  un  Arabe  s'ap- 
proche   m'avisant  que   le   contrôleur    forestier   de 
Gharian  est  ici  en  tournée  et  m'invite  à  partager  son 
repas.  J'accepte  avec  plaisir  et  c'est  dans  une  grotte 
vaste  et  spacieuse  que  je  trouve,  autour  d'un  énorme 
couscous,  les  aimables  fonctionnaires.  Le  repas  est 
vite  pris.  Ensuite,  nous  nous  dirigeons  rapidement 
vers    le    bord  de  la  falaise.    Nous    la    descendons 
pour   la    dernière  fois.  Au   bas,  parmi  les  dattiers 
de  Borylane,  les  tentes  blanches   de  notre  campe- 
ment sont  dressées.  Borylane  est  un  groupe  d'oasis 
situé  dans  les  ravins  à  la  base  de  la  falaise. 

Le  pays  en  avant  de  la  falaise  n'est  point  plat  et 
uniforme  comme  c'est  le  cas  plus  à  l'Ouest.  D'énor- 
mes cônes  de  déjections  recouvrent  la  plaine  sur  une 
assez  vaste  largeur.  Et  c'est  au  milieu  des  pierres 
et  des  roches  éboulées,  le  long  d'une  faible  pente, 
que  nous  nous  abaissons  progressivement  vers  un 
pays  plus  uni.  La  piste  est  bien  marquée  et  suit  la 
ligne  télégraphique. 

Asysie,  situé  à  3o  kilomètres  de  Borylane,  est  un 
village  dont  les  belles  maisons  neuves  étincellentde 
blancheur  au  milieu  des  champs  d'orge  qui  couvrent 
toute    cette  partie    du   pays.  Mais  la  sécheresse  a 


La  région  des  dunes  entre  Sanyt-Beniadem  et  Tripoli 


Arrivée  de  la  caravane  dans  l'oasis  de  Tripoli. 


LE    DJEBEL    GHARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI        225 

fait  beaucoup  de  mal  et  aux  dires  des  habitants,  une 
grande  partie  de  la  récolte  est  perdue  ;  nous  pas- 
sons en  effet  au  milieu  de  champs  abandonnés. 
Jusqu'à  Asysie  des  deux  côtés  de  notre  itinéraire, 
s'élèvent  des  collines  nombreuses.  Ce  sont  des  pro- 
longations des  hauts  plateaux,  détachées  et  isolées 
par  l'érosion.  Plus  loin,  les  dernières  hauteurs  dis- 
paraissent. C'est  la  plaine  dans  toute  sa  morne 
étendue.  La  végétation  s'est  localisée  dans  des  pal- 
meraies fermées,  entourées  par  des  figuiers  de 
barbarie  dont  les  longues  épines  forment  une  in- 
franchissable muraille,  derrière  laquelle  desfemmes, 
curieusement,  nous  regardent  passer.     ( 

Dans  la  belle  oasis  de  Sanyt-Beniadem  nous 
campons  pour  la  dernière  fois.  Bien  arrosée  par  un 
puits  qui  déverse  l'eau  dans  un  grand  réservoir, 
elle  est  le  dernier  point  cultivé  que  nous  rencontrons 
jusqu'à  Tripoli.  Nous  trouvons  là  plusieurs  cara- 
vanes, des  marchands  arabes  qui  se  rendent  avec 
leurs  chameaux  lourdement  chargés,  soit  dans  les 
villes  du  Djebel,  soit  dans  les  oasis  du  Fezzan.  Sur 
la  piste,  passent  des  troupes  de  chameaux  nom- 
breuses avec  de  gros  ballots  d'alfa.  La  procession 
est  ininterrompue.  Elle  dure  toute  l'après-midi  et  une 
partie  de  la  nuit. 

Sanyt-Beniadem  est  séparé  de  Tripoli  par  une 
région  couverte  de  sable,  d'une  largeur  de  vingt  kilo- 
mètres, désert  en  miniature.  De  temps  en  temps 
des  fondouks  bordent  la  route,  habitations  isolées 
qui  servent  souvent  de  refuges  aux  caravanes.  Nous 
jouissons  de  la  brise  bienfaisante  de  la  mer,  qui  nous 
arrive  jusque-là  par  bouffées  rafraîchissantes  et 
soulage  nos  poumons  desséchés  par  l'air  suffocant 

1Ô 


22<;  EN    TRIPOLITAINE 

et  brûlant  des  territoires  du  Sud.  L'influence  de  la 
mer  se  fait  sentir  assez  loin  dans  l'intérieur,  jusqu'à 
environ  cinquante  kilomètres  de  la  côte.  Mais  au- 
delà,  l'air  desséché  et  surchauffé  est  pénible  à  sup- 
porter, quoique  sain.  Il  est  vrai  que  dans  le  Djebel 
l'altitude  vient  en  quelque  sorte  modifier  cette  tem- 
pérature, mais  d'une  façon  peu  étendue,  seulement 
près  du  bord  de  la  falaise. 

Les  sables  qui  entourent  Tripoli  et  qui  envahis- 
sent l'oasis  du  côté  ouest  ne  sont  pas  apportés  de 
loin  par  les  vents,  comme  on  pourrait  le  supposer. 
Ils  sont  produits  par  la  désagrégation  de  grès  quart- 
zeux,  qui  forment,  en  arrière  de  Tripoli,  une  sorte  de 
dôme  surbaissé-  Par  les  alternances  de  chaud  et  de 
froid,  les  grains  de  quartz  sont  facilement  détachés 
de  la  robe  effritée.  Les  vents  violents  qui  soufflent 
régulièrement  sur  cette  partie  de  la  côte  accumulent 
les  sables  en  dunes,  qui  s'étendent  au  sud  des  oasis, 
de  Tripoli,  non  loin  de  la  côte. 
.  Enfin,  apparaît  la  mer,  dont  le  bleu  pâle  se  confond 
à  l'horizon  avec  la  teinte  plus  foncée  du  ciel.  Nos 
yeux  ne  peuvent  se  lasser  de  contempler  cette  ligne 
immense  qui  s'étend  continue  devant  nous.  Après 
les  tortures  de  la  soif  subies  dans  les  déserts,  la 
vue  de  l'océan  exerce  une  fascination  que  tous  les 
voyageurs  revenant  du  déserf  ont  éprouvée.  Les 
privations  sont  oubliées,  évanouies,  comme  un  cau- 
chemar se  dissipe  aux  premiers  rayons  du  jour.  A 
droite,  Tripoli  apparaît  entouré  de  ses  oasis.  Xous 
atteignons  bientôt  les  palmiers,  et  à  leur  ombre 
délicieuse,  sous  l'haleine  rafraîchissante  de  la  brise 
du  large  nous  cheminons  vers  la  ville.  Quelques 
instants  plus  tard,  par  la  large  rue  qui  contourne  au 


0Q 


LE    DJEBEL    GHARIAN    ET    RETOUR    A    TRIPOLI        227 

sud  les  remparts,  nous  débouchons  sur  la  place  du 
marché,  animée  de  toute  la  foule  bigarrée  et  grouil- 
lante qui  l'emplit  habituellement. 

Je  passai  encore  une  dizaine  de  jours  à  Tripoli. 
Le  8  août,  je  m'embarquai  sur  le  Félix-Touache 
qui  devait,  par  Tunis,  me  ramener  en  France. 


CONCLUSIONS 


Généralités  sur  le  pays.—  Le  commerce.  —  L'exportation.  —  L'im- 
portation. —  La  population.  —  Cultures.  —  Les  puits.  —  Recherche 
des  sources.  —Administration  turque  du  vilayet.  —  Le  soulagement 
de  la  misère.—  L'Italie  cherche  un  incident.  —  Sentiment  anti-italien 
des  Berbères.  —  Son  origine.  —  La  pénétration  dans  l'intérieur  de 
la  Tripolitaine  par  les  Italiens.  —  La  Tripolitaine  aurait-elle  pu  se 
développer  sous  le  joug  turc?  —  Lourde  tâche  pour  l'Italie  si  elle 
occupe  le  pays.  —  Résistance  des  Turcs  et  des  Berbères. 


Mes  observations  prises  au  cours  de  mon  voyage 
dans  l'intérieur  de  la  Tripolitaine,  des  relations 
intimes,  soit  avec  les  Turcs,  les  maîtres  du  pays, 
soit  avec  les  Berbères,  la  population  autochtone,  me 
permettent  d'exposer  des  aperçus  généraux  sur 
des  questions  qui  aujourd'hui  sont  d'une  incon- 
testable importance.  L'Europe  suit  avec  curiosité 
les  événements  qui  se  déroulent  depuis  le  début  du 
conflit  italo-turc,  et  le  mystère  qui  enveloppe  la 
Tripolitaine,  pays  peu  connu  par  suite  de  son  ex- 
ploration difficile,  est  bien  fait  pour  exciter  l'intérêt 
de  la  guerre  actuelle. 

On  s'est  parfois  représenté  la  Tripolitaine  comme 
un  pays  riche,  doué  d'une  merveilleuse  fertilité, 
possédant  des  ressources  minérales  inépuisables, 
mais  il  est  évident  qu'il  y  a  là  beaucoup  d'exagéra- 
tion. On  a  cru  trouver  dans  l'ancienne  fertilité  delà 
Cyrénaïque  un  thème   à   de  vastes  généralisations 


CONCLUSIONS  S2d 

s 'appliquant  au  pays  tout  entier,  et  on  a  parfois 
émis  l'idée  qu'il  serait  facile  de  faire  revivre  la  splen- 
deur antique  du  vilayet  par  des  travaux  modernes  et 
une  sage  administration.  Je  vais  essayer  de  montrer 
quel  est  l'état  du  pays  aujourd'hui  et  ce  qu'on  doit 
pouvoir  espérer  en  tirer  dans  l'avenir. 

J'ai  déjà  exposé  ailleurs  que  la  diminution  du 
trafic  des  caravanes  avait  porté  un  coup  désastreux 
au  commerce  de  la  Tripolitaine.  La  construction 
des  chemins  de  fer  du  Soudan,  qui  permettent  aux 
marchandises  d'Europe  de  pénétrer  au  cœur  de 
l'Afrique  par  des  voies  rapides  et  économiques, 
est  la  cause  principale  qui  fera  disparaître  le  trans- 
port transsaharien.  Or  c'est  aux  caravanes  que  la 
Tripolitaine  a  dû  l'importance  de  son  commerce  de 
transit.  Elle  eu  tirait  des  profits.  Le  transit  diminue 
chaque  jour. 

Parmi  les  produits  qu'exporte  le  pays,  les  cuirs r 
les  bœufs,  les  moutons  entrent  pour  une  bonne  par- 
tie, tandis  que  le  commerce  de  l'ivoire  et  des  plumes 
d'autruche  diminue  rapidement,  car  il  est  drainé  par 
le  Soudan.  L'alfa,  avec  laquelle  on  fabrique  du  pa- 
pier, des  tapis,  des  chaussures,  chiffre  pour  beau- 
coup plus  dans  l'exportation.  Ce  sont  des  bateaux 
anglais  qui  ont  en  quelque  sorte  pris  le  monopole 
de  cet  article,  et  il  y  a  presque  toujours  un  bâtiment 
de  cette  nation  en  rade  de  Tripoli  chargeant  les  gros 
ballots  de  ces  graminées.  A  l'alfa  vient  s'ajouter  le 
safran,  dirigé  sur  la  Tunisie.  On  a  essayé  d'envoyer 
en  Europe  des  chevaux,  mais  ce  commerce  aurait  été 
interdit  par  les  autorités,  qui  en  craignaient  la  dimi- 
nution en  Tripolitaine.  —  Parmi  les  produits  miné- 
raux, il  faut  signaler  le  soufre,  le  natron  et  le  sel. 


230  EN    TRIPOLITAINE 

La  pêche  des  éponges  occupe  encore  plusieurs 
habitants,  mais  cette  industrie  est  en  décroissance, 
à  cause  de  la  profondeur  trop  grande  où  les  plon- 
geurs doivent  aller.  Sur  la  côte  tunisienne  les 
éponges  sont  plus  faciles  à  recueillir,  et  concur- 
rencent aujourd'hui  celles  des  côtes  tripolitaines. 

Les  produits  qui  donnent  lieu  à  l'importation  sont 
représentés  par  les  denrées  coloniales  :  le  café,  le 
sucre,  le  thé,  les  bougies,  qui  sont  vendus  dans  la 
colonie;  puis  viennent  les  tissus,  la  soie,  la  laine  et 
le  coton.  La  vente  du  tabac  est  un  monopole  ré- 
servé à  la  régie  co-intéressée  des  tabacs  ottomans. 
Sont  importés  aussi  les  objets  manufacturés,  les 
montres,  la  coutellerie,  la  quincaillerie. 

Les  juifs  de  Tripoli  représentent  la  classe  mar- 
chande riche.  Ils  envoient  les  caravanes  dans  l'inté- 
rieur du  pays.  La  population  italienne  qui,  comme 
à  Tunis,  s'est  déversée  dans  le  pays,  est  pauvre.  Elle 
est  représentée  par  des  maçons,  des  entrepreneurs, 
des  cordonniers,  des  commerçants,  des  pharma- 
ciens. 

Les  cultures  de  la  Tripolitaine  dépendent  unique- 
ment de  la  répartition  des  sources.  L'ancienne  Cy- 
rénaïque,  qui  n'est  que  la  prolongation  vers  l'Est  du 
Djebel  Nefousa,  occupe  par  sa  position  spéciale, 
entourée  immédiatement  par  la  mer,  un  avantage  in- 
contestable sur  le  reste  du  pays.  Elle  est  aussi 
beaucoup  plus  fertile  que  la  Tripolitaine  proprement 
dite. 

Dans  les  oasis  de  Tripoli  poussent  en  abondance 
les  dattiers,  les  oliviers,  les  abricotiers,  les  oran- 
gers, ainsi  que  les  céréales  et  les  pastèques.  Sur  les 
hauts  plateaux  du  Djebel,  les  oliviers,  les  figuiers, 


CONCLUSIONS  231 

le  blé,  le  froment,  l'orge,  le  millet,  les  cognassiers, 
l'alfa  et  le  safran  couvrent  de  grandes  étendues  dans 
une  région  fertile  et  bien  cultivée.  Dans  les  oasis 
viennent  s'ajouter  les  raisins  et  les  abricotiers.  Le 
tabac  croît  un  peu  partout,  mais  sa  culture  en  grand 
est  interdite,  chaque  habitant  ne  peut  en  avoir  que 
quelques  pieds. 

Sera-t-il  possible  de  développer  encore  la  culture? 
Je  le  crois.  Le  gouvernement  a  déjà  tenté  des  efforts 
dans  le  but  de  multiplier  les  points  d'eau  et,  ces 
dernières  années,  on  a  essayé  le  forage  de  puits  ar- 
tésiens, soit  en  Cyrénaïque,  soit  près  de  Tripoli.  Mal- 
heureusement souvent  ces  travaux  furent  confiés  à 
des  entrepreneurs  incompétents,  et  les  forages  effec- 
tués là  où  un  examen  même  rapide  du  terrain  aurait 
montré  l'inutilité  de  telles  recherches.  Il  en  est  ré- 
sulté des  insuccès  faciles  à  prévoir.  Un  forage  ne  ren- 
contrait pas  d'eau,  on  en  faisait  un  autre  à  côté  dans 
des  conditions  aussi  mauvaises.  Les  Turcs  payaient, 
et  tout  était  bien.  On  comprend  pourquoi  le  gouver- 
nement fut  souvent  découragé  à  la  suite  d'essais  aussi 
stériles  en  résultats  malgré  des  dépenses  considé- 
rables. 

Mais  il  est  hors  de  doute  qu'on  arrivera  un  jour  à 
forer  des  puits  artésiens  d'où  jaillira  une  eau  abon- 
dante et  féconde.  Pour  cela  il  faudra  opérer  avec 
méthode,  commencer  par  étudier  les  terrains  avant 
de  se  lancer  dans  des  travaux  coûteux,  dont  l'échec 
produit  le  découragement  et  une  déplorable  impres- 
sion. On  réussira,  j'en  ai  la  pleine  conviction,  à  faire 
jaillir  des  sources,  qui  redonneront  une  vie  nouvelle 
à  ces  plantes  desséchées,  à  ces  oasis  à  moitié  brûlées 
par  le  soleil.  La  structure  générale  des  terrains  est 


232  EN    TRIPOLITAIXE 

favorable  à  la  concentration  des  eaux  sous  pression, 
car  en  effet  les  strates  sont  inclinés  uniformément  sur 
d'immenses  distances.  Ceci  est  l'une  des  conditions 
propres  pour  la  présence  de  nappes  d'eau  sous  pres- 
sion en  profondeur.  Dans  l'extrême  Sud  l'eau  n'est-elle 
pas  à  la  surface  même  du  sol? Au  pied  du  Djebel  les 
rivières  souterraines  se  révèlent  à  de  longues  traînées 
vertes  d'une  végétation  qui  puise  par  sa  base  l'élément 
nécessaire  à  toute  vie.  —  11  semble,  par  conséquent, 
bien  qu'il  doive  exister  à  une  certaine  profondeur  des 
nappes  immenses,  puisque  même  parfois  en  surface 
l'élément  liquide  existe  et  qu'il  ne  se  déverse  pas 
dans  la  mer.  Il  est  intéressant  de  remarquer  à  ce 
propos  que  l'eau  doit  avoir  tendance  à  s'éloigner  du 
rivage  par  suite  de  l'inclinaison  générale  des  cou- 
ches vers  le  Sud.  Quoiqu'il  en  soit,  des  efforts  con- 
sidérables doivent  être  tentés  pour  la  recherche,  le 
captage  des  sources  et  le  forage  des  puits,  les  ré- 
sultats favorables  de  ces  travaux  ne  sont  pas  dou- 
teux. 

En  ce  qui  concerne  l'administration  du  vilayet 
sous  le  régime  ottoman,  elle  peut  être  comparée 
sans  désavantage  à  celle  des  autres  colonies  euro- 
péennes d'Afrique.  Le  pays  est  divisé  en  cercles  ayant 
chacun  à  sa  tête  un  administrateur.  Le  cercle  lui- 
même  est  divisé  en  sections  avec  des  chefs  de  poste. 
Toute  l'administration  est  sous  la  haute  direction 
d'Ibrahim  Pacha,  maréchal  d'empire,  militaire  émi- 
nent  qui  a  organisé  la  défense  intérieure  du  pays. 
Mais  il  s'est  surtout  efforcé  de  combattre  la  famine, 
due  à  une  sécheresse  persistante.  Il  a  employé  toute 
son  influence,  tous  ses  moyens  à  soulager  les  Ber- 
bères. Son  œuvre  est  magnifique,  j'ai  recueilli  des 


CONCLUSIONS  233 

centaines  de  témoignages  de  reconnaissance.  Et  Ibra- 
him Pacha,  lors  de  la  dernière  visite  que  je  lui  rendis 
à  Tripoli  en  août  dernier,  m'entretint  longuement 
de  ses  projets  de  distributions  de  vivres.  Il  venait 
de  recevoir  de  nouveaux  subsides  du  gouverne- 
ment pour  une  répartition  généreuse  aux  misé- 
rables, et  tandis  qu'il  me  parlait  de  ces  choses,  sa 
noble  figure  s'éclairait  par  la  vision  de  tout  le  bien 
qui  allait  résulter  de  ses  démarches.  Il  me  montra 
ces  milliers  de  misérables  qui  seraient  recueillis 
dans  des  baraquements  aux  portes  de  la  ville,  nourris 
grâce  aux  efforts  qu'il  avait  tentés.  Sa  figure  si  grave 
d'ordinaire,  comme  attristée  par  les  souffrances 
de  tout  un  peuple,  s'animait  en  me  citant  les 
chiffres  des  secours  qu'il  allait  être  en  mesure  de 
donner.  Je  sentis  qu'il  avait  mis  toute  son  âme 
dans  cette  grande  œuvre  et  qu'il  la  poursuivrait 
avec  toute  la  persévérance  que  donne  l'absolue  con- 
fiance dans  l'accomplissement  d'une  tâche  noble  et 
grande. 

Mais  les  événements  qui  survinrent  devaient 
l'empêcher  de  terminer  ce  beau  programme.  Il 
n'était  de  doute  pour  personne  à  Tripoli  que  le  con- 
sulat italien  cherchait  à  créer  un  incident.  Toutes 
les  occasions  étaient  saisies  pour  amener  des  diffi- 
cultés au  Vali  et  rendre  sa  position  intenable.  J'en 
donne  un  exemple.  Tandis  que  j'étais  dans  la  ville,  un 
croiseur  turc  revenant  du  couronnement  du  roi 
Georges  entre  dans  le  port.  Chaque  consulat,  se 
conformant  à  l'étiquette,  arbore  le  pavillon  du  pays 
qu'il  représente.  Seul,  le  consul  d'Italie  refuse  de 
saluer  et  prétexte  qu'il  n'a  pas  été  informé  officielle- 
ment de  l'arrivée  du  navire  de  guerre  turc.  Des  inci- 


234  EN    TRIPOLITAINE 

dents  analogues,  futiles  en  apparence,  se  répé- 
taient chaque  jour.  Ils  avaient  un  but  précis,  nette- 
ment déterminé. 

Au  mois  d'août,  les  difficultés  augmentèrent  à  tel 
point  que  la  Turquie,  pour  essayer  d'éviter  une  guerre 
qu'elle  sentait  imminente,  se  décida,  sous  la  pression 
de  l'Italie,  à  rappeler  Ibrahim  Pacha  à  Constanti- 
nople.  Ainsi,  d'un  jour  à  l'autre  la  Tripolitaine  était 
privée  du  chef  aimé  et  vénéré  de  toute  une  énorme 
population.  Le  moment  était  propice  et,  le  29  sep- 
tembre l'Italie  déclarait  la  guerre   à  la  Turquie 

Il  serait  hors  des  cadres  de  cet  ouvrage  de  suivre 
en  détail  les  événements,  mais  je  signalerai  simple- 
ment les  faits  les  moins  connus. 

Au  début  de  la  guerre  les  journaux  annonçaient 
que  la  Tripolitaine  était  depuis  longtemps  de  cœur 
italienne  ;  et  il  paraîtrait  exact  que  l'Italie  a  cru 
trouver  des  alliés  dans  les  Berbères.  Le  correspon- 
dant du  Temps  (1)  dit  lui-même,  il  y  a  quelques 
jours,  que  les  Italiens  se  trouvaient  tout  à  coup  en 
présence  d'un  nouvel  ennemi  quils  ne  soupçonnaient 
pas,  c'est-à-dire  V Arabe. 

Or,  il  paraît  impossible  que  le  gouvernement  de 
Rome  méconnût  le  sentiment  anti  italien  répandu 
chez  les  populations  berbères.  Le  gouvernement 
turc  de  Tripoli  avait  peine  à  réprimer  les  manifes- 
tations fréquentes  des  Berbères  contre  les  commer- 
çants italiens  ou  les  représentants  de  cette  nation. 
On  a  voulu  suggérer  que  ces  conflits  journaliers 
étaient  tramés  par  les  Turcs  eux-mêmes,  mais  il  est 
bien  évident  que  pareille  idée  ne  peut  être  soutenue, 

(1)  Le  Temps  du  ô  décembre  1911. 


CONCLUSIONS  235 

puisque  la  Turquie  cherchait  par  tous  les  moyens  à 
éviter  la  guerre. 

Il  est  intéressant  de  rechercher  d'où  est  né  le  sen- 
timent anti  italien  avec  lequel  l'Italie  doit  compter 
en  Tripolitaine.  11  n'est  pas  dû  à  une  question  de 
religion,  puisque  les  Français,  les  Allemands  et  les 
représentants  des  autres  nations  sont  considérés 
d'une  tout  autre  façon,  mais  il  a  son  origine  dans 
une  question  d'intérêts.  Comme  je  l'ai  dit  plus  haut, 
la  population  italienne  de  Tripoli  est  pauvre  ;  elle  est 
composée  d'émigrants  qui  viennent  chercher  à  ga- 
gner leur  vie,  ils  font  concurrence  aux  marchands 
arabes  qu'ils  supplantent  bientôt,  d'où  une  sorte 
de  jalousie  qui  se  transforme  en  un  sentiment  anti- 
pathique. Cette  aversion  s'est  propagée  jusqu'au 
fond  de  la  Tripolitaine. 

On  peut  se  rappeler  qu'en  Tunisie,  où  les  Italiens 
sont  très  nombreux,  la  situation  était  et  est  encore  la 
même.  L'Italien  n'a  pas  su  en  général  se  faire  ai- 
mer de  l'indigène  comme  le  Français. 

Par  conséquent  l'Italie  doit  compter  dans  la  guerre 
actuelle  sur  une  résistance  désespérée  des  Berbères. 
Il  est  hors  de  doute  qu'avec  les  forces  navales  puis- 
santes qu'elle  possède  elle  occupera  facilement 
quelques  oasis  de  la  côte.  La  pénétration  de  l'inté- 
rieur sera  beaucoup  plus  difficile.  C'est  à  ce  mo- 
ment que  commencera  véritablement  une  guerre 
où  il  y  aura  un  peu  plus  d'égalité  entre  les  deux 
parties.  Les  Turcs  se  retrancheront  sur  les  mon- 
tagnes du  Sud  et  recevront  des  renforts  et  des 
vivres  de  tout  l'Islam.  Une  guerre  d'escarmouches 
et  de  guérillas  commencera  qui  pourra  durer  long- 
temps, car  même  si  la  Turquie  était  amenée  à  capi- 


236  EN    TRIPOLITAINE 

tuler,  les  Berbères  ne  se  soumettront  pas  volon- 
tiers au  joug  italien.  La  conquête  de  l'intérieur  par 
l'Italie,  qui  ne  possède  la  haute  pratique  des  guerres 
coloniales  comme  la  France,  sera  longue  et  meur- 
trière, car  les  populations  indigènes  fanatiques  vont 
se  coaliser  pour  une  résistance  tenace  et  désespérée. 

Une  des  questions  qui  a  été  souvent  posée  est  de 
savoir  si  la  Tripolitaine  aurait  pu  se  développer 
sous  le  joug  des  Turcs.  On  s'est  parfois  efforcé 
de  montrer  que  cela  n'était  pas  possible.  Evidem- 
ment la  situation  était  fort  complexe  à  Tripoli.  Im- 
mense colonie  que  les  Turcs  en  cas  de  guerre  ne 
pouvaient  que  difficilement  défendre,  ils  ontdû,  forcés 
par  les  circonstances,  considérer  la  maxime  Ilospes, 
hostis  comme  faisant  en  quelque  sorte  loi  dans  le 
vilayet.  Ce  n'est  du  reste  qu'à  la  suite  d'incidents 
regrettables  que  les  Turcs  interdirent  le  libre  pas- 
sage dans  le  vilayet.  Mais  si  une  garantie  spéciale 
avait  pu  être  donnée  à  la  Turquie,  il  est  certain  qu'elle 
aurait  fait  tout  son  possible  pour  attirer  sur  cette 
terre  d'Afrique  les  entreprises  étrangères.  La  Tur- 
quie craignait  toujours  qu'une  société  ou  une  entre- 
prise venant  d'Europe  cachât  quelques  complots.  Et 
en  ceci  elle  avait  raison.  II  ne  faut  donc  pas  repro- 
cher à  la  Turquie  les  entraves  qu'elle  a  semblé  vou- 
loir mettre  au  commerce  étranger.  Elle  aurait  voulu 
développer  le  commerce  mais  elle  ne  l'a  pas  pu.  Et 
l'on  est  bien  obligé  de  conclure  que  c'est  l'Europe 
elle-même  qui  a  fermé  la  Tripolitaine,  quelque  para- 
doxale que  puisse  paraître  cette  idée. 

Si  l'Italie  s'empare  de  la  Tripolitaine,  ce  qui  ne 
pourra  se  faire  probablement  que  par  une  action 
diplomatique,  elle  aura  une  lourde  tâche.  Elle  devra 


CONCLUSIONS  237 

s'attacher  à  développer  le  commerce  et  l'industrie. 
Le  forage  de  puits  permettra  d'agrandir  les  oasis  et 
d'étendre  les  zones  cultivables.  Il  faudra  augmenter 
la  production  du  pays  dans  de  grandes  proportions. 
Dans  les  montagnes  les  riches  gisements  miniers 
pourront  être  exploités  avec  profits  et  les  chemins 
de  fer  seront  faciles  à  établir  dans  un  pays  où  le 
terrain  n'exigera  que  peu  de  travaux  d'art  pour  la 
pose  des  voies  ferrées.  Ce  programme  l'Italie  devra 
l'accomplir  si  elle  occupe  le  pays.  Mais  il  lui  faudra 
un  effort  colossal  pour  le  mener  à  bien.  Je  rappelle 
les  quelques  lignes  suivantes  dues  à  M.  Gabriel 
Charmes  (1)  et  qui  me  paraissent  aujourd'hui  d'à 
propos  : 

Que  les  Italiens  y  réfléchissent  !  la  colonisation 
est  une  œuvre  de  luxe  à  laquelle  ne  peuvent  s'adon- 
ner que  les  peuples  qui  ont  une  surabondance  de  ri- 
chesses. Pour  les  autres  elle  ne  saurait  être  qu'une 
aventure,  la  plus  folle,  la  plus  dangereuse  de 
toutes.  11  est  vrai  que  ces  lignes  datent  de  1896. 
Depuis  lors  l'Italie  s'est  fortifiée,  a  développé  sa 
richesse  avec  une  honorable  persévérance  et  par 
conséquent  les  conditions  ne  sont  plus  les  mêmes. 
Mais  il  ne  faut  cependant  pas  s'illusionner,  les  dé- 
penses devront  être  colossales  pour  arriver  à  un 
résultat  en  Tripolitaine.  Là  où  les  Turcs  adminis- 
traient le  pays  avec  peu,  l'Italie  devra  dépenser  dix 
fois  plus  pour  atteindre  le  même  résultat. 

Mais  laissons  là  ces  considérations  qui  ne  peuvent 
être  que  trop  anticipées,  car  l'Italie  n'occupe  au- 
jourd'hui que  quelques  dizaines  de  kilomètres  carrés 

(1)  Gabriel  Charmes,  la  Twiisie  et  la  Tripolitaine.  Paris,  1896, 
p.  297-298. 


238  EN    THIPOLITAINE 

d'un  pays  qui  en  a  plus  d'un  million.  Il  ne  s'agit  pas 
encore  pour  elle  de  développer  le  pays  mais  de  le 
soumettre. 

Ce  sera  difficile,  caries  Turcs  et  les  Berbères  se- 
ront soutenus  dans  leur  lutte  par  la  noblesse  et  la 
justice  de  leur  cause.  Ils  recevront  de  tout  l'Islam 
des  encouragements  et  des  secours  qui  leur  per- 
mettront de  résister  longtemps,  peut-être  avec  suc- 
cès, à  l'action  de  leurs  ennemis. 


APPENDICE 


MÉMOIRES  DU  MARÉCHAL  IBRAHIM  PACHA,  ANCIEN  GOU- 
VERNEUR, SUR  SON  OEUVRE  EN  TRIPOLITAINE  AVANT 
LA  GUERRE,    1910-I9II. 


Introduction  de  l'auteur.  —  Le  maréchal  Ibrahim  Pacha.  —  Biogra- 
phie. —  Les  mémoires.  —  La  situation  de  la  Tripolitaine  à  l'arrivée 
du  maréchal  Ibrahim  Pacha.  —  Le  programme  des  réformes  et  les 
difficultés  avec  l'Italie.  —  L'œuvre  d'Ibrahim  Pacha:  1°  Lutte  contre 
la  famine.  —  2°  La  réforme  du  corps  de  police.  —  3°  L'éducation  des 
agents  de  police.  —  4°  La  fondation  d'une  école  d'agriculture.  — 
5°  Le  développement  des  voies  de  communication.  —  6°  La  question 
des  sources  et  despuits.  —7°  L'éclairage  de  Tripoli.  —8°  Le  dévelop- 
pement de  l'instruction.  —  9°  Les  recherches  minières  en  Tripolitaine. 
—  10°  Le  développement  de  l'armée  et  du  sentiment  national.  —  Ré- 
sumé. 


Introduction  de  V auteur. 

J'ai  décrit  dans  le  cours  de  mon  récit  les  institu- 
tions, les  réformes,  l'organisation  du  vilayet.  J'ai 
insisté  souvent  sur  l'effort  fait  par  le  gouvernement 
pour  enrichir  les  habitants,  pour  les  éduquer,  pour 
les  développer.  Partout  des  essais  étaient  tentés 
pour  diminuer  la  pauvreté  des  habitants,  augmenter 
le  bien-être  et  la  richesse  du  peuple. 

La  déclaration  de  guerre  est  venue  interrompre  le 
travail  commencé  avec  peine. 


240  EN    TKIPOL1TAINE 

L'œuvre  accomplie  en  Tripolitaine  est  due  en 
grande  partie  au  maréchal  Ibrahim  Pacha,  gou- 
verneur du  vilayet,  dont  j'ai  déjà  signalé  les  hautes 
qualités. 

L'œuvre  commencée  est  inachevée,  mais  elle  est 
considérable.  Elle  a  été  inspirée  par  les  sentiments 
nobles  et  élevés  d'un  grand  patriote  qui  avait  une 
haute  idée  de  la  mission  qui  lui  était  confiée. 

Son  Excellence  Ibrahim  Pacha  a  bien  voulu  me 
rassembler  des  documents  sur  son  activité  en  Tri- 
politaine. Ces  documents  sont  précieux,  ils  montrent 
l'effort  constant  vers  un  but  déterminé,  ils  mettent 
en  lumière  la  sourde  animosité  des  Italiens  contre 
toute  œuvre  de  réforme,  l'acharnement,  pourrais-je 
dire,  avec  lequel  ils  ont  entravé  tous  les  actes  d'Ibra- 
him Pacha. 

Mais  ces  documents  ont  encore  une  autre  valeur. 
Ils  sont  les  mémoires  du  gouverneur  général  de  la 
Tripolitaine  en  fonction  avant  la  guerre. 

Ces  Mémoires  sont  sincères.  Ils  émanent  d'un 
cœur  noble  et  d'un  patriote  qui  aime  son  pays.  Les 
faits  qui  y  sont  indiqués  sont  exacts.  J'ai  vu  une  par- 
tie des  réformes  signalées  pendant  mon  séjour  en 
Tripolitaine. 

Je  reçois  ces  documents,  mon  manuscrit  étant  déjà 
terminé.  Ils  confirment  les  observations  faites  pen- 
dant mon  voyage.  Il  sera  facile  de  constater  que  les 
idées  qui  y  sont  émises  concordent  avec  celles  con- 
tenues dans  mon  récit.  Il  n'y  a  aucune  contradiction. 
Et  c'est  là  le  point  capital,  car  c'est  une  preuve  de 
sincérité. 

Je  donne  tout  d'abord  une  courte  biographie  de 
l'ancien  gouverneur  de  la  Tripolitaine. 


APPENDICE  241 

Le  maréchal  Ibrahim  Pacha. 

Le  maréchal  Ibrahim  Pacha  est  sorti  de  l'école 
militaire  supérieure.  Pendant  la  guerre  Turco-Russe 
et  pendant  la  guerre  Turco-Grecque  il  était  corn- 
mandant  de  division  et  a  fait  partie  de  l'état-major. 
Dans  son  service  il  a  montré  des  capacités  remar- 
quables. C'est  un  officier  de  très  grand  mérite.  Il  a 
en  outre  fait  preuve  en  plusieurs  occasions  d'une 
bravoure  admirable. 

Il  fut  ensuite  nommé  commandant  du  quatrième 
corps  d'armée  à  Erzindjan.  Il  remplissait  ces  fonc- 
tions lorsqu'il  fut  appelé  au  milieu  de  1910  au  plus 
haut  commandement  du  vilayet  de  Tripoli.  La  si- 
tuation de  gouverneur  de  cette  colonie  était  une 
marque  de  haute  confiance,  car  ce  pays  avait  ac- 
quis ces  dernières  années  une  importance  consi- 
dérable. 

Je  transcris  maintenant  les  Mémoires.  Pour  plus 
de  clarté  et  de  compréhension  dans  l'exposé  des 
faits,  je  choisis  pour  la  rédaction  la  forme  imperson- 
nelle. 


LA  SITUATION  DE  LA  TRIPOLITAINE  A  L'ARRIVÉE 
DU  MARÉCHAL  IBRAHIM  PACHA 

A  son  arrivée  en  Tripolitaine  Ibrahim  Pacha  é 
trouvé  le  pays  en  désordre  et  abandonné.  Cette  co- 
lonie avait  été  considérée  pendant  longtemps  par  les 
Turcs  comme  un  lieu  d'exil,  pour  les  proscrits  poli- 
tiques. 

Ibrahim  Pacha  constata  bientôt  l'influence  domi- 

16 


242  EN    TRIPOLITAINE 

nante  prise  par  les  Italiens  dans  le  vilayet.  Les  Ita- 
liens cherchaient  à  accaparera  leur  profit  les  intérêts 
économiques  au  grand  détriment  des  indigènes.  Jls 
regardaient  avec  jalousie  et  défiance  les  étrangers 
qui  débarquaient  dans  le  pays.  Les  Italiens  avaient 
déclaré  une  guerre  économique  à  outrance  à  la  pro- 
vince. Ils  estimaient  avoir  des  droits  privilégiés  en 
Tripolitaineet  cherchaient  à  influencer  les  agents  du 
gouvernement  turc. 

LE  PROGRAMME  DE  RÉFORMES    D'iBRAHIM    PACHA 
ET  LES  DIFFICULTÉS  AVEC  L'iTALIE 

Ibrahim  Pacha  commença  alors  l'étude  des  ré- 
formes nécessaires  en  examinant  avec  la  plus  scru- 
puleuse conscience  la  situation  telle  qu'elle  était.  Il 
dressa  des  plans  qui  devaient  être  rigoureusement 
suivis  et  il  porta  dans  ce  travail  consciencieux  tous 
ses  efforts  et  son  ardent  patriotisme. 

Il  chercha  tout  d'abord  à  assurer  la  tranquillité 
dans  la  colonie.  Il  fit  régner  dans  l'administration 
officielle  une  discipline  sévère.  En  peu  de  temps, 
grâce  à  un  travail  acharné  et  à  beaucoup  de  peine, 
il  mena  à  bien  cet  effort  colossal. 

Il  fallait  dresser  un  programme  de  réformes  et  dé- 
velopper le  pays.  La  police  devait  être  organisée 
sur  des  bases  nouvelles.  11  fallait  donner  un  nouvel 
essor  à  l'instruction,  aux  travaux  publics,  au  com- 
merce et  à  l'agriculture  ;  établir  la  régularité  dans 
toutes  les  administrations  et  maintenir  l'ordre  pu- 
blic. Le  traitement  des  fonctionnaires  devait  être 
payé  sans  arriérés  et  régulièrement.  Le  service  mi- 
litaire obligatoire  devait  être  imposé  aux  Berbères. 


APPENDICE  243 

La  loi  devait  être  respectée  et  comprise  des  habi- 
tants. 

Le  maréchal  Ibrahim  avait  su  gagner  en  un  court 
laps  de  temps  l'affection  et  la  confiance  du  peuple, 
ainsi  que  des  représentants  des  nations  étrangères, 
à  l'exception  du  consul  d'Italie  M.  Pestaloudja. 

Sa  méthode  d'action  était  celle  qui  s'adapte  le 
mieux  à  un  gouvernement  constitutionnel.  Partout 
la  justice,  la  discipline,  l'ordre  devaient  régner.  Ce 
programme  ne  plut  pas  aux  Italiens  qui  avaient  de 
secrètes  ambitions,  pour  lesquelles  cette  ligne  de 
conduite  était  un  sérieux  empêchement. 

Aussi  les  Italiens  n'ont-ils  pas  tardé  à  se  plaindre 
en  exagérant  des  incidents  futiles  et  sans  importance 
après  avoir  dénaturé  des  faits  et  répandu  dans  le 
public  au  moyen  de  la  presse  des  inexactitudes.  Ils 
créèrent  des  difficultés  et  cherchèrent  à  produire 
des  conflits  journaliers. 

l'oeuvre  d'ibrahim  pacha 

i.  Lutte  contre  la  famine. 

Il  ne  pleut  en  Tripolitaineque  rarement.  Pendant 
ces  cinq  dernières  années  il  n'est  guère  tombé  d'eau, 
aussi  la  sécheresse  était  générale.  Partout  les  cul- 
tures étaient  desséchées.  Les  habitants  ne  récoltaient 
plus  rien.  C'était  la  misère.  La  famine  régnait.  Des 
milliers  d'habitants  végétaient  torturés  par  la  faim. 
Beaucoup  mouraient. 

(Ici  le  document  se  termine  par  cette  phrase  : 
«  Comme  vous  savez  ce  que  j'ai  fait  dans  ce  domaine 
je  ne  vous  donnerai  pas  de  détails.  ») 

(Ibrahim  Pacha  a  établi  dans  toute  la  Tripolitaine 


244  EN    TRIFOLITAINE 

la  distribution  journalière  de  vivres  pour  soulager 
les  malheureux.  J'ai  parlé  ailleurs  de  ces  bienfaits  et 
je  renvoie  le  lecteur  aux  pages  2,  19,  206,  207,  282, 
233,  où  j'ai  traité  de  cet  effort  admirable.  —  Note  de 
l'auteur.) 

2.  Réforme  du  corps  de  police. 

Il  n'est  pas  possible  de  faire  évoluer  et  progresser 
un  pays  où  la  sûreté  et  la  tranquillité  ne  régnent 
pas.  Aussi  Ibrahim  Pacha  a  porté  tous  ses  efforts 
sur  l'établissement  d'un  corps  de  police  capable  et 
fonctionnant  régulièrement.  Auparavant  les  fonc- 
tionnaires n'étaient  pas  à  la  hauteur  de  leur  tâche. 
Il  fallait  modifier  toute  une  organisation  compli- 
quée. Ibrahim  Pacha  nomma  un  directeur  de  police 
très  capable,  Assim  bey,  un  commissaire  de  police  et 
des  agents  instruits  et  bien  élevés.  Des  instructions 
précises  furent  remises  à  tous  les  fonctionnaires  qui 
durent  accomplir  leur  devoir  ponctuellement. 

3.  Education  des  agents  de  police. 

Avant  l'arrivée  de  Son  Excellence  le  recrutement 
des  gendarmes  était  défectueux.  On  prenait  n'im- 
porte qui.  Il  s'en  suivait  que  la  police  était  mal  faite. 
C'était  comme  si  elle  n'existait  pas.  Son  Excellence 
a  introduit  une  discipline  sévère.  Elle  a  fondé  une 
école  de  gendarmerie  et  a  nommé  des  officiers  ca- 
pables pour  la  diriger.  Les  mauvais  élèves  furent 
impitoyablement  congédiés. 

Ibrahim  Pacha  a  augmenté  la  durée  des  études 
pour  les  agents  de  la  police.  Auparavant  les  élèves 
n'étaient  instruits  que  pendant  quelques  mois,  ce 
qui  était  insuffisant.  Une  loi  fut  proclamée  portant 
à  5  ans  le  temps  obligatoire  que  devaient  passer  à 
l'école  de  gendarmerie  les  futurs  agents. 


APPENDICE  245 

Beaucoup  d'agents  qui  ne  présentaient  pas  des 
garanties  suffisantes  ou  les  qualités  nécessaires 
pour  accomplir  leur  service  furent  remplacés  par  de 
nouveaux  éléments,  souvent  plus  jeunes  et  qu'il 
était  plus  facile  d'instruire. 

L'administration  méthodique  était  introduite  dans 
la  gendarmerie.  Chaque  agent  avait  sa  tache  spé- 
ciale à  remplir.  Dès  lors  la  sécurité  régna  partout 
et  chacun  put  voyager  dans  le  pays  sans  danger. 

4-  La  fondation  d'une  école  d'agriculture. 

La  sécheresse  et  l'inertie  des  habitants  étaient 
les  deux  causes  qui  amenaient  la  famine.  Les  ré- 
coltes étaient  minimes,  l'agriculture  n'était  pas  dé- 
veloppée comme  elle  aurait  pu  l'être.  Car  l'igno- 
rance était  générale.  Son  Excellence  chercha  à 
combattre  toutes  ces  causes  qui  engendraient  la 
misère.  Elle  voulut  introduire  dans  l'agriculture  les 
méthodes  modernes  et  scientifiques,  elle  voulut  dé- 
velopper cet  art  qui  devait,  sinon  amener  la  richesse, 
du  moins  atténuer  les  maux  du  peuple. 

Pour  cela  il  fallait  des  agriculteurs.  Ibrahim  Pa- 
cha fonda  une  école  d'agriculture  à  5  kilomètres  de 
la  ville  près  de  Seydi  Missri.  Cette  école  comprenait 
de  grands  jardins  et  coûta  4-5oo  livres  turques.  On 
y  acceptait  des  élèves  externes  et  internes.  La  durée 
des  études  était  fixée  par  un  programme  bien  étudié. 
On  fit  venir  des  instruments  d'agriculture  pour  en- 
seigner aux  élèves  leur  maniement  et  les  instruire 
dans  la  pratique  de  cet  art.  Le  profit  de  cette  insti- 
tution devait  en  être  retiré  par  le  peuple  entier. 

Mais  en  dehors  de  l'agriculture  générale  on  en- 
seignait à  l'école  les  méthodes  pratiques  de  faire 
l'huile,  le  fromage.  Les  élèves  étudiaient  le  jardinage 


240  EN    TRIPOLITAINE 

et  la  culture  des  différents  arbres.  On  y  enseignait 
aussi  l'élevage. 

Tout  ceci  avait  pour  but  d'augmenter  la  richesse 
et  le  commerce  de  la  province.  Le  bâtiment  avait  été 
construit,  les  programmes  adoptés  et  l'école  inau- 
gurée. 

5.  Le  développement  des  voies  de  communication. 

Avant  Ibrahim  Pacha  on  n'avait  rien  fait  pour  les 
travaux  publics.  Il  n'existait  qu'une  route  d'un  kilo- 
mètre. On  n'avait  pas  non  plus  songé  à  construire 
un  port  dans  lequel  les  bateaux  seraient  à  l'abri  des 
vagues  du  large. 

Son  Excellence  avait  décidé  de  construire  des 
voies  d'accès  pour  l'intérieur.  Elle  s'est  occupée  tout 
d'abord  d'établir  une  route  jusqu'à  Zanzour  à  20  ki- 
lomètres de  Tripoli.  Un  programme  très  bien  étudié 
fut  établi.  Un  plan  général  fut  dressé.  Il  ne  s'agis- 
sait rien  moins  que  de  construire  600  à  700  kilo- 
mètres de  route. 

Un  contrat  fut  conclu  avec  un  ingénieur  français 
du  nom  de  Lamauan  qui  agissait  au  nom  d'un  syndi- 
cat important.  Il  devait  établir  des  projets  précis 
pour  relier  Tripoli  au  «  Djebel  Yeffren  »  d'une  part 
et  Tripoli  à  «  Haumauz  »  d'autre  part  par  des  routes 
bien  construites  qui  rendraient  d'inappréciables  ser- 
vices. Mais  Son  Excellence  était  partie  au  moment 
où  les  ingénieurs  français  débarquèrent  à  Tripoli. 
Ainsi  ces  entreprises  restèrent  stériles.  Son  Excel- 
lence était  absente  quand  les  projets  pour  la  cons- 
truction du  port  furent  élaborés  par  un  ingénieur 
venu  de  Constantinople.  Cet  ingénieur  était  chargé 
d'accélérer  tous  les  travaux  en  cours  et  de  les  mener 
à  bonne  fin. 


APPENDICE  247 

6.  La  question  des  sources  et  des  puits. 

Son  Excellence  a  porté  son  attention  sur  les  ques- 
tions complexes  des  sources  et  des  puits.  L'eau 
n'est-elle  pas  un  élément  indispensable  à  l'entre- 
tien de  la  vie?  Les  hommes,  les  animaux,  les  arbres, 
les  semences,  les  céréales  en  ont  besoin  pour  croître 
et  se  développer.  La  bonne  eau  est  nécessaire 
pour  l'alimentation  des  habitants,  pour  entretenir  la 
santé  générale  de  la  population.  Mais  il  faut  aussi 
éviter  les  eaux  stagnantes  qui  sont  des  foyers  de 
maladies. 

Son  Excellence  a  cherché  à  multiplier  les  sources, 
à  faire  jaillir  du  sol  une  eau  abondante  et  pure.  La 
recherche  des  sources  a  été  poussée  très  loin  et  de 
grands  efforts  ont  été  faits  dans  ce  domaine. 

Dans  ce  but  Son  Excellence  a  fait  "venir  de  Tuni- 
sie l'ingénieur  en  chef  des  Travaux  publics  accom- 
pagné d'un  spécialiste  M.  Ekli.  Elle  a  conclu  des  en- 
gagements avec  cet  ingénieur  pour  préparer  et 
mener  à  bien  d'importants  travaux  de  recherches  et 
d'aménagements  de  sources. 

Une  somme  de  4°-000  francs  a  été  consacrée 
pour  cette  affaire.  Il  s'agissait  de  découvrir  de  nou- 
veaux points  d'eaux  et  de  construire  des  digues  dans 
la  vallée  de  «  Medjnine  ».  11  fallait  assurer  un  écou- 
lement au  lac  de  «  Tavaurga  ». 

En  outre  Tripoli  manque  de  bonne  eau.  Un  pro- 
jet était  à  l'étude  pour  fournir  à  la  ville  les  eaux 
des  excellentes  sources  «  d'Ain  Zara  ». 

Un  contrat  avait  été  signé  avec  l'ingénieur,  M.  La- 
mauan,  pour  creuser  des  puits  artésiens  dans  les 
domaines  de  l'école  d'agriculture. 

Mais  Son  Excellence  quitta  Tripoli  au  moment  où 


248  EX    TRIPOLITAINE 

l'ingénieur  susnommé  allait  commencer  ces  impor- 
tants travaux. 

7.  L'éclairage  de  Tripoli. 

Ibrahim  Pacha  avait  constaté  l'insuffisance  de 
l'éclairage  des  rues  de  Tripoli.  Il  n'y  avait  que  d'an- 
ciennes lampes  à  pétrole  trop  rares,  et  seulement 
dans  les  rues  principales.  Elles  étaient  placées  au 
hasard  par  décision  de  la  municipalité. 

Son  Excellence  a  réformé  cette  manière  de  faire. 
Elle  a  partout  fait  placer  de  nouvelles  lampes  con- 
formément à  un  décret  spécial.  Les  principales  rues 
ont  joui  alors  d'un  éclairage  suffisant  et  largement 
réparti. 

8.  Le  développement  de  V instruction. 

De  grands  efforts  ont  été  faits  pour  développer 
l'instruction,  la  répandre  dans  tout  le  pays.  Il  exis- 
tait auparavant  seulement  26  écoles,  ce  qui  n'est  rien 
si  l'on  songe  que  la  Tripolitaine  compte  plus  d'un 
million  d'habitants.  L'instruction  était  négligée  et 
les  habitants  de  la  province  vivaient  dans  une  pro- 
fonde ignorance. 

Cette  situation  était  néfaste.  La  civilisation  ne 
pouvait  pas  pénétrer,  le  commerce  et  la  richesse 
ne  se  développaient  pas. 

Malgré  l'insuffisance  du  budget  Son  Excellence  a 
réussi  à  créer  3G  nouvelles  écoles  qui  recevaient  des 
élèves  internes  et  externes. 

Elle  a  décidé  de  continuer  cet  effort  et  d'ouvrir 
chaque  année  de  nouvelles  écoles  dans  les  princi- 
pales agglomérations  de  la  province  là  où  cela  se- 
rait jugé  nécessaire. 

En  plus  une  école  normale  était  fondée  pour  ins- 
truire les  professeurs  nécessaires  qui  iraient  porter 


APPENDICE  249 

au  loin  le  savoir  et  la  science.  Cette  école  recevait 
des  élèves  internes. 

().  Les  recherches  minières  en  Tripolitaine. 

Son  Excellence  a  appris  que  la  province  était  riche 
en  gisements  miniers.  Cette  question  des  mines 
avait  une  grande  importance  car,  si  les  gisements 
étaient  exploitables  cela  pouvait  amener  le  dévelop- 
pement du  pays,  accroître  la  richesse  générale,  don- 
ner plus  d'intensité  au  commerce  local. 

Son  Excellence  a  favorisé  tant  qu'elle  a  pu  les 
voyages  des  étrangers  qui  possédaient  les  connais- 
sances minières  nécessaires. 

Seulement  cet  effort  a  fait  une  impression  défa- 
vorable sur  les  Italiens  qui  jalousaient  l'influence  des 
autres  nations.  Aussi  ils  ont  augmenté  l'opposition 
systématique  et  ont  créé  beaucoup  de  difficultés  au 
maréchal  Ibrahim  Pacha. 

Les  Italiens  prétendaient  avoir  des  droits  de  prio- 
rité sur  les  richesses  minérales  de  la  colonie  et  sur- 
tout sur  la  mine  de  soufre. 

Ils  cherchaient  à  empêcher  les  étrangers  de 
pénétrer  dans  le  pays  pour  s'approprier  les  mines 
sur  lesquelles  ils  prétendaient  avoir  la  préférence. 

C'est  pour  cela  qu'ils  ont  demandé  à  Constanti- 
nople  l'autorisation  de  conduire  une  expédition 
scientifique  dans  l'intérieur  du  pays.  Ils  montèrent 
une  mission  qui  avait  pour  but  la  recherche  et  la 
découverte  de  gisements  miniers  sur  un  grand 
territoire.  En  cette  occasion  les  italiens  créèrent  à 
Ibrahim  Pacha  toutes  sortes  de  difficultés  et  se  plai- 
gnirent de  Son  Excellence. 

Le  corps  minéralogique  Italien  était  occupé  à  des 
études  minières  à  la  distance  de  20  jours  de  Tripoli, 


HO  EN    TRIPOL1TAINE 


à  «  Sokna  »  sur  la  route  du  Fezzan,  lorsque  les  Ita- 
liens déclarèrent  la  guerre  à  la  Turquie. 

10.  Le  développement  de  V armée  el  du  sentiment 
national  en  Tripolitaine. 

Une  des  causes  qui  ont  le  plus  irrité  les  Italiens 
contre  le  maréchal  Ibrahim  Pacha  est  la  question 
du  recrutement  des  soldats  indigènes. 

Le  gouvernement  turc  ne  s'était  pas  encore  occupé 
de  cette  très  importante  question  dans  ce  domaine 
immense  d'Afrique  qui  est  sous  sa  direction  depuis 
plus  de  quatre  siècles.  Le  gouvernement  ottoman 
avait  bien  essayé  pendant  ces  deux  derniers  demi- 
siècles  de  généraliser  le  service  militaire  dans  la  pro- 
vince et  d'obliger  les  habitants  à  servir,  mais  ces  pre- 
miers efforts  n'avaient  pas  été  couronnés  de  succès. 

Son  Excellence  a  compris  la  grandeur  et  l'impor- 
tance de  la  tâche  qui  lui  incombait.  Elle  connaissait 
le  danger  que  courait  la  colonie.  Diverses  peupla- 
des du  pays  se  jalousaient.  Des  conflits  fréquents 
affaiblissaient  l'ensemble  du  pays.  L'unité  n'était 
nulle  part.  Il  fallait  rassembler  toutes  les  tribus 
indépendantes  pour  pouvoir  résister  aux  attaques 
et  au  danger  extérieur. 

Ibrahim  Pacha  a  alors  cherché  à  unir  tous  les  ha- 
bitants pour  assurer  l'avenir.  Au  bout  de  peu  de 
temps  il  a  atteint  son  but. 

Son  Excellence  s'est  adressée  au  sentiment  reli- 
gieux qui  unit  tous  les  cœurs  de  l'Islam.  Cette  force 
spirituelle  doit  être  comptée  comme  la  plus  grande 
qui  existe  en  ce  monde. 

Son  Excellence  a  mis  sa  confiance  dans  le  courage 
de  tous  les  musulmans  et  dans  l'élévation  de  leur 
esprit. 


APPENDICE  251 

Ibrahim  Pacha  a  pour  ainsi  dire  préparé  l'âme  et 
le  sentiment  des  soldats.  Mais  outre  cela  il  a  réta- 
bli l'ordre  et  la  discipline  militaire  dans  les  troupes. 
Il  fallait  relever  le  sentiment  militaire  aux  yeux  de 
tous,  le  faire  éclater  partout,  le  glorifier  publique- 
ment. Il  fallait  montrer  au  public  un  modèle  d'ordre 
et  de  discipline  et  d'un  autre  côté  profiter  de  toutes 
les  occasions  pour  donner  des  conférences,  éveiller 
l'affection  et  le  désir  pour  le  service  militaire.  Les 
cœurs  et  les  consciences  devaient  être  imprégnés 
d'enthousiasme  pour  la  défense  de  la  Patrie  et  du 
sacrifice  pour  Elle! 

Pour  le  recrutement  des  troupes,  Son  Excellence 
a  inauguré  au  mois  de  février  le  tirage  au  sort.  Cette 
cérémonie  a  été  faite  avec  une  pompe  considérable 
et  dans  un  fastueux  décor  en  présence  de  plus  de 
5o.ooo  personnes.  Son  Excellence  a  voulu  faire  une 
manifestation  imposante  pour  frapper  les  esprits. 
Elle  a  fait  à  la  foule  énorme  qui  se  rassemblait 
pour  l'entendre  de  grands  discours  patriotiques. 
L'enthousiasme  a  été  indescriptible.  L'accueil  excel- 
lent. Des  réjouissances  ont  été  prescrites  pour  le 
peuple  à  la  suite  de  ce  résultat  merveilleux.  La  joie 
et  l'unité  entre  les  habitants  étaient  consacrées  en 
ce  jour  mémorable. 

Ibrahim  Pacha  avait  obtenu  la  pleine  réussite  de 
ses  projets.  Les  attachés  officiels  étrangers  le  félici- 
tèrent en  cette  occasion. 

Au  mois  de  mai  le  bateau  allemand  de  touristes  le 
Météor,  qui  était  déjà  venu  trois  fois  à  Tripoli, 
entra  dans  le  port.  Des  centaines  de  touristes  et 
de  voyageurs  se  trouvèrent  spectateurs  de  ces  im- 
posantes manifestations  et  présentèrent  à  Son  Excel- 


952  EN    TRIPOLITAINE 

lence  leurs  appréciations  élogieuses  et  leurs  chaleu- 
reuses félicitations. 

Le  10  juillet  eut  lieu  la  fête  nationale  ottomane. 
Les  troupes  défilèrent  devant  le  gouvernement  mili- 
taire. Le  spectacle  fut  imposant.  Les  divers  groupes 
et  divisions  de  l'armée,  composés  pour  la  moitié 
d'indigènes,  passèrent  devant  le  département  mili- 
taire en  présence  de  milliers  d'assistants  et  de  tous 
les  attachés  diplomatiques. 

Le  déploiement  des  troupes  eut  lieu  dans  Tordre 
le  plus  parfait.  Les  étrangers  admirèrent  la  tenue 
générale  correcte  et  martiale  des  soldats  et  des  offi- 
ciers. 

Résumé. 

Les  dix  articles  précédents  mettent  en  lumière 
l'œuvre  que  le  maréchal  Ibrahim  Pacha  a  accomplie 
en  douze  mois.  L'effort  a  été  considérable.  Son 
Excellence  a  employé  son  activité  dans  tous  les  do- 
maines. Elle  a  cherché  dans  ce  court  laps  de  temps 
à  arranger  toutes  les  affaires  de  la  colonie.,  à  déve- 
lopper la  vitalité  de  la  province. 

Ibrahim  Pacha  a  déployé  une  grande  activité  pour 
faire  progresser  son  pays.  Il  avait  dévoilé  au  gouver- 
nement de  Gonstantinople  les  désirs  d'occupation  des 
Italiens.  C'est  pour  cela  qu'il  fut  en  butte  de  la  part 
de  ces  derniers  à  une  hostilité  constante. 

Les  Italiens  se  plaignirent  du  gouverneur.  Ils 
créèrent  de  rien  des  questions  compliquées  et  cher- 
chèrent à  amener  un  conflit.  Les  accusations  contre 
Ibrahim  Pacha  furent  fréquentes  parce  qu'il  était 
par  son  énergie  et  ses  hautes  capacités  un  puissant 


APPENDICE  2Ô3 

obstacle  au  développement  de  l'influence  italienne  en 
Tripolitaine. 

Sur  ces  entrefaites  survint  le  conflit  franco-alle- 
mand. L'équilibre  méditerranéen  était  rompu.  La 
question  de  «  Fez  »  était  un  prétexte  pour  la  campa- 
gne de  Tripoli.  Le  moment  était  propice,  le  prétexte 
trouvé.  Mais  il  fallait  éloigner  Ibrahim  Pacha  de 
Tripoli  pour  priver  cette  colonie  d'un  gouverneur 
dévoué. 

Les  Italiens  ont  alors  réussi  à  faire  exécuter  leurs 
désirs  au  grand  vizir  «  Hakki  Pacha  »  qui  avait  jadis 
été  à  l'ambassade  de  Rome. 

Le  gouvernement  ottoman  rappela  alors  Ibrahim 
Pacha  à  Constantinople  au  moment  de  la  crise 
aiguë.  La  Tripolitaine  fut  ainsi  privée  d'un  chef 
adoré  de  la  population  et  qui  aurait  pu  servir  uti- 
lement son  pays  dans  ce  moment  critique. 


D'après  les  documents  originaux 
fournis  par  Son  Excellence  le  ma- 
réchal Ibrahim  Pacha,  ancien  gou- 
verneur de  la  Tripolitaine. 


FIN 


CARTE  DE  LA  TRIPOLITAINE  OCCIDENTALE 

La  région  du  Djebel  Nafousa,  de  Nalout  à  Gharian,  d'après  une  carte  inédite 


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TABLE  DES  GRAVURES 


Pages. 

Planche      I.  —  Portrait  de  l'auteur 1 

—  IL  —  Tripoli.  —  Sur  les"  toits  :  le  château  du 

Pacha,  la  tour  de   l'Horloge,  les  mina- 
rets   16 

Rhar.  —  Le  fondouk 16 

—  '  III.  —  Tripoli.  —  Le  départ  de  la  Mission  pour 

Ghadamès 24 

—  IV.  —  Nous  traversons  les  belles  palmeraies  de 

l'Ymaya  et  de  Dgedgdaïn 30 

A   l'approche   de  la  nuit   les  tentes  sont 

montées  sur  le  sol  aride 30 

V.  —  Le  Bled 32 

Nous  suivons  au  Nord  la  haute  falaise  du 

Djebel  Nefousa.     .         32 

—  VI.  —  Le  puits  de  Barka 36 

Le  campement  de  Dgdeida 36 

—  VIL  —  Les  ruines  de  Tiji-Aïn-Ghesbah    ....  38 

La  mission  dans  le  bled  tripolitain   ...  38 

—  MIL  —  En  route  vers  Nalout  . 40 

Le  débouché  de  l'Oued  Bou-el-IIassa  dans 

la  plaine 40 

—  IX.  —  Vue  générale  du  plateau  de  Nalout  ...  14 

Nalout,  la  capitale  du  Djebel  occidental   .  44 

—  X.  —  Escalade  de  la  falaise  du  Djebel  Nalout  .  46 

Une  mouquère,  chargée  de  sa  gherba,  re- 
vient du  puits 46 

—  XL  —  Un  passage  difficile  près  de  Nalout .     .     .  52 

Village  troglodytique  de  Hassian.     ...  52 

—  XII.  —  La  mission  en  marche  dans  l'oued  Lour- 

•  •    '     '               zout 58 

•  -     •                Bir  Zar.  —  Le  puits  turc 58 


266  EN  TRIPOLITAINK 

Pages. 

Planche     XIII.  —  Bir  Zar. — A  la  frontière  tunisienne    .      66 
Campement  de  Bédouins 66 

—  XIV.  —  Vue  générale  des  oasis  de  Châoua  .     .      82 

La  colline  de   Kasser  el-Tyn   dans  les 

environs  de  Châoua 82 

XV.  —  Du  haut  de  l'El-Gara  la  vue  s'étend  sur 

le  village  et  la  Sebkha  de  Châoua.     .     100 

Les  palmeraies  de  Châoua  sont  situées 
au  pied  de  l'El-Gara 100 

—  XVI.  —  Les  «  Portes  de  sable  » 418 

La  Sebkha  de  Mzézem 118 

XVII.  —  Mahmoud  Faousi,  Kaïmakan  de  Gha- 
damès.  A  gauche:  sur  son  méhari; à 
droite  :  devant  sa  maison 130 

—  XVIII.  —  Ghadamès:  Les  «  Idoles  »et  l'ancienne 

enceinte  de  l'oasis 136 

Ghadamès  :  Le  quartier  du  Ksar  au  sud 
de  l'oasis 136 

—  XIX.  —  Ghadamès  :  Une  rue  à  ciel  ouvert  dans 

le  quartier  des  Béni  Oualid  ....    142 
Un  puits  dans  la  Hamâda 142 

—  XX.  —  Ghadamès  :  Sur  la  terrasse  de  notre  mai- 

son dans  le  quartier  des  Béni  Oualid.     150 
Ghadamès  :  La  limite  des  jardins  dans 
la  partie  sud-ouest  de  l'oasis    .     .     .     150 
—  XXI.  —  Le  bord  du  Djebel  est  échancré  par  des 

vallées  profondes  et  ramifiées  .     .     .     162 
Un  puits  dans  le  Djebel  Nalout  .     .     .     162 

—  XXII.  —  Razaya  :  Les  palmeraies 166 

Razaya.  La  maison  souterraine  d'Ha- 
med  Madouk 166 

—  XXIII.  —  Au  Ksar  Razaya  :  Vue    sur  la  plaine; 

à  droite  :  Ilamed  Madouk    ....     170 
Razya  :  La  falaise  du  Djebel  Nalout.     .     170 

—  XXIV.  —  La  vallée  de  Tirhit 176 

Tirhit 176 

—  XXV.  —  Les  mouquères   au    bord   du  puits   de 

Tirhit  .     . 178 

Zaptié  gardant    le    campement    de   la 
Mission 178 

—  XXVI.  —  Les  habitations  du  village  de  Hoham- 

med  se  confondent  avec  le  rocher    .     180 
Le  village  de  Kabao  et  notre  campe- 
ment     180 

—  XXVII.  —  L'oued  Serons 182 


TABLE   DES  GRAVURES  2r>7 

Pages. 

L e  village  de  Tinzeret 182 

Planche  XXVIII.  —  Bedern  :  Le  campement  de  la  mission  .     184 
Le  Djebel  Bedern  vu  de  la  plaine     .     .184 

—  XXIX.  —  Diouche.  La  source 188 

Le  Kaïmakan  de  Diouche  nous  accom- 
pagne pendant  plusieurs  heures     .     .     188 

—  XXX.  —  Chekchouk.  Le  château  des  Boumis.     .     192 

Vues  du  haut  de  la  falaise  les  oasis  de 
Chekchouk  et  de  Massida  apparaissent 
dans  la  plaine  comme  des  taches 
sombres 192 

—  XXXI.  —  Dépècement  d'une  chèvre 200 

Dromadaires  à  l'abreuvoir 200 

—  XXXII.  —  Le  Ksar  Yeffren  :  Exercice  des   recrues 

berbères 208 

Le  bord  de  la  falaise 208 

—  XXXIII.  —  Le  Ksar  Gharian 214 

Au  fond   d'une  maison  troglodyte   de 

Gharian 214 

.   —      XXXIV.    -  Le  Djebel  Gharian 218 

Azisie 218 

—  XXXV.  —  Oasis  de  SanytBéniadem  :  le  puits     .     .  222 

—  —  :  le  réservoir  .     .     222 

—  XXXVI.  —  La  région  des  dunes  entre  Sanyt  Bénia- 

dem  et  Tripoli 224 

Arrivée  de  la  caravane  dans  l'oasis  de 
Tripoli 224 

—  XXXVII.  —  Betour  de  la  mission  Bernet  à  Tripoli 

le  27  juillet  1911 226 

—  XXXVIII.  —  Son  Excellence  le  Maréchal    Ibrahim 

Pacha,  gouverneur  de  la  Tripolitaine 
au   moment  de  la  déclaration  de  la 
guerre  entre  la  Turquie  et  l'Italie.     .    238 
Carte-Itinéraire  de  la  mission  Bernet  en  Tripolitaine. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Page  s. 
Préface   de  M.  Duparc,  professeur  à  l'Université   de 

Genève vu 

Introduction  de  l'auteur 1 

CHAPITRE  PREMIER 

Malte  et  Tripoli.  —  De  Paris  à  Tripoli.  —  Malte.  —  La 
Valette.  —  Le  port.  —  Population.  —  Tripoli.  —  L'arri- 
vée. —  Tripoli  vu  de  la  mer.  —  Débarquement  mouve- 
menté. —  La  douane.  —  Formalités.  —  Les  hôtels.  — 
Première  impression.  —  Hôtel  Minerva.  —  Les  Souks. 

—  Place  de  la  Tour-de-1'Horloge.  —  Les  cafés.  —  Cercle 
militaire.  — Cinématographe. —  Nouveaux  quartiers. — 
Minoterie.  —  Village  nègre.  —  Le  vieux  Tripoli.  — 
Aventure  nocturne.  —  Une  soirée  au  théâtre  grec.  — 
Bars  arabes.  — Les  étrangers  à  Tripoli.  —  Les  consulats. 

—  Le  consul  impérial  d'Allemagne.  —  Visite  au  Valy. 

—  Le  maréchal  Ibrahim  Pacha.  —  Son  œuvre  et  sa  popu- 
larité. —  Chez  Ahmed  Hamdi  commandant  de  la  gen- 
darmerie. —  Propreté  et  sécurité  de  la  ville.  —  La  police 
indigène.  —  Achat  de  chameaux.  —  Au  fondouk.     .     .  5 

CHAPITRE  II 

Les  oasis  de  la  côte  et  le  bled  tripolitain.  Nalout.  —  Ras- 
semblement de  la  caravane  devant  le  consulat.  —  Charge 


260  EN    THIPOLITAINE 


Pages. 


des  chameaux.  —  Les  Zaptiés.  —  Le  Chaouch.  —  Le  dé- 
part. —  Le  long  de  la  côte.  —  Zanzour.  —  Les  puits. 

—  Les  jardins.  —  L'industrie  du  vin  de  palme.  —  La 
récolte  du  vin  de  palme  en  Tripolitaine.  —  Le  vin  de 
palme  dans  les  régions  équatoriales.  —  Route  en  cons- 
truction. —  Le  fondouk  de  Rhar.  —  Le  marchand 
arabe.  —  Chiens  kabyles.  —  L'oasis  d'El  Zaoïa.  —  Le 
village,  —  Le  cimetière  berbère.  —  Campement.  —  Bir 
Turkey.  —  Cavaliers  turcs.  —  Le  brigand.  —  Mentalité 
orientale.  —  Ouragan  de  sable.  —  Le  puits  de  Dgdeida. 

—  Sur  les  chameaux.  —  Puits  de  Barka.  —  Égaré  dans 
le  bled.  —   La  source  de  Dgdeida.  —  Repas  en  relard. 

—  La  falaise  du  Djebel  Fassato.  —  L'oasis  de  Tiji-Aïn 
Ghesbah.  —  Les  ruines.  —  La  chambre  des  squelettes. 

—  Campement  de  Salat-Bou-El-Hassa.  —  Escalade  de  la 
falaise.  —  Le  dernier  refuge  des  révoltés.  —  La  source 
de  Nalout.  —  Bien  gardé.  -  Arrivée  à  Nalout.  —  Le 
docteur  Raffet.  —  Promenade.  —  Porteuse  d'eau.  —  Le 
puits.  —  Le  ksar  berbère.  —  Maison  troglodyte.  —  Le 
siège   du  gouvernement.  —  Postes  et   télégraphes.  — 

Le  vent.  —  Déménagement 24 


CHAPITRE  111 


.1  la  frontière  tunisienne.  —  Départ  de  Nalout.  —  Le  guide 
Daou.  —  Passage  difficile.  —  Village  troglodyte  d'Has- 
sian.  —  L'oued  Lourzout.  — Chasseà  la  gazelle.  —  Bir- 
Zar.  —  Le  puits.  —  L'eau.  —  Ala  frontière.  —  Territoire 
interdit.  —  Frontière  bien  gardée.  —  Territoire  contes- 
té. —  Les  travaux  de  la  commission  mixte.  —  Incidents 
de  frontière.  —  Topographie.  —  Le  simoun.  —  Tempête 
de  sable.—  Le  chaouch  perdu  dans  le  désert.  —  Égaré. 
—  Flair  des  chevaux  berbères.  --  Chez  les  Bédouins. 
Types  berbères.  —  Les  pâturages.  —  Coutumes  des 
Bédouins.  —  Le  repas.  —  Ames  chevaleresques  des  Bé- 
douins. —  Nobles  sentiments  des  peuples  primitifs.  — 
Hospitalité  berbère.  —  Chute  de  chameau.  —  L'oued 
Girgir 


TABLE    DES    MATIÈRES  261 

CHAPITRE  IV 

Pages. 
Les  oasis  de  Sinàoum  et  de  Chàoua.  —  Arrivée  à  Sinàoum. 
Le  cheik.  —  Hôtes  encombrants.  —  Le  réveil.  —  Chez 
le  directeur  des  Postes  et  Télégraphes.  —  Le  télégraphe 
en  Tripolitaine.  —  Imagination  orientale.  —  La  vie  du 
Moudir.  —  Exil  des  fonctionnaires.  —  Le  médecin-major 
en  mission.  —  L'oasis  de  Châoua.  —  Administration.  — 
Propagation  des  nouvelles  dans  le  désert.  —  Le  briga- 
dier. —  Les  jardins.  —  Les  sables  envahisseurs.  —  Di- 
minution du  nombre  des  jardins  et  de  la  population.  — 
Irrigation  des  palmeraies.  —  Sources  et  puits.  —  Palme- 
raies enfouies  sous  les  sables.  —  La  vieille  tour.  — 
Paysage  de  mort.  —  La  race  indigène.  —  Son  attrait 
sympathique.  —  Sur  les  terrasses.  —  Le  conte  de  la 
gazelle.  —  Le  négro.  —  Un  esclave  volontaire.  —  Sur 
l'El-Gara.  —  Combat  de  frontière.  —  Les  fours  à  plâtre. 
—  Visite  imprévue  et  agréable.  —-  Arrivée  de  la  cara- 
vane. —  Discussions.  —  Rivalité  de  nos  zaptiés.     ...        69 

CHAPITRE   V 


Dans  la  Hamàda.  —  Départ  de  Chaoua.  —  Le  marquis  de 
Mores.  —  La  rencontre' du  major.  —  Désert  pierreux. 

—  Les  sangsues.  —  Monotonie.  —  Caravanes  dans  la 
Hamâda.  —  Passage  difficile.  —  Les  portes  de  sable.  — 
Marche  pénible.  —  La  Sebkha  de  Mzézem.  —  Le  mi- 
rage. —  La  palmeraie  de  Mzézem.  —  Terreur  du  chaouch. 

—  Émanations  empoisonnées.  —  Cadavres.  —  La  source. 

—  Le  bordg  sépulcral.  —  La  garnison  anéantie.  —  Le 
sel.  —  L'eau.  —  Le  lac.  —  Au  nord  de  la  Sebkha.  — 
Pas  d'ombre.  —  Départ  de  Mzézem.  —  Traversée  de  la 
Sebkha.  —  De  nouveau  dans  le  désert  pierreux.  —  Le 
cyclone.  —  Le  courrier.  —  En  vue  de  Ghadamès  ...       106 


202  KN    TIUPOLIT.UNK 


CHAPITRE  VI 


Pages 

Ghadamès.  —  Chez  le  gouverneur.  —  Chambre  de  fonc- 
tionnaire. —  Une  vaste  maison  nous  est  fournie  par  le 
gouvernement.  —  Réception  du  Kaïmakan  Mahmoud 
Faousi.  —  Accueil  amical.  —  Le  mystère  de  Ghada- 
mès.  —  Situation  de  loasis.  —  Etape  importante.  —  Pro- 
menades dans  la  ville.  — Rues  couvertes.  —  Carrefours. 

—  Amabilité  des  Ghadamésiens.  —  La  nouvelle  ville.  — 
L'art.  —  Camp  targui.  —  Les  idoles.  —  Ruines.  —  Le 
bassin  d'Arhechchouf.  —  Eau  thermale.  —  Rains.  — 
Source  froide.  —  Sol  de  Ghadamès.  —  Les  jardins.  — 
Les  cultures.  —  Le  trafic  du  Soudan.  —  Les  caravanes.  — 
Les  marchands  arabes.  —  Diminution  du  transit.  —  Sa 
cause.  —  La  chute  de  Ghadamès.  —  Industrie.  —  Les 
cuirs.  —  Les  armes.  —  Les  habitants.  —  Les  Rerbères. 

—  Les  Touareg.  —  Camp  des  Touareg.  —  La  popula- 
tion nègre.  —  Sa  transformation  intellectuelle.  —  Son 
mélange  avec  les  Rerbères.  —  La  langue. —  Fanatisme. 

—  La  population  turque.  —  L'élément  militaire.  —  Les 
fonctionnaires  civils.  —  La  frontière  de  Ghadamès.  — 
Isolement  et  tristesse  de  Ghadamès.  —  Les  marabouts. 

—  Sur  le  toit  de  notre  maison.  —  Les  mosquées.  —  Sim- 
plicité des  fonctionnaires.  —  Leur  obéissance.  —  La 
monnaie.  —  Le  marché.  —  Avenir  de  Ghadamès.     .     .        1 29 


CHAPITRE  VII 


llelour  à  Naloul.  —  Préparatifs.  —  Visite  d'adieu.  —  Départ 
mouvementé.  —  Nuits  d'étapes.  —  Traversée  de  la 
Sebkha  de  Mzézem.  —  Fatigues.  —  Un  chameau  est 
abandonné.  —  Marches  fatigantes.  —  Le  siroco.  — 
Journées  pénibles.  —  Égarés  dans  les  sables.  —  Nuit 
d'anxiété.  —  Petits  oiseaux.  —  Deuxième  chameau  aban- 
donné. —  Au  Rir  Zouzam.  —  Le  mariage  de  Mustapha. 
—  Vers  le  Djebel.  —  Traversée  de  l'oued.  —  Arrivée  à 
Nalout.  —  Les  officiers.  —  Au  Ksar.  —  De  nouveau 
dans  notre  ancienne  demeure 154 


TABLE    DES    MATIERES  263 

CHAPITRE   Mil 

Pages . 

Le  Djebel  Naloul.  —  La  grande  falaise.  —  Son  importance 
stratégique.  —  En  route  vers  l'ouest.  —  Razaya.  —  Le  vil- 
lage. —  Le  Ksar.  —  Excursions.  —  Jalousie  des  Berbères. 

—  Déhibat  — Lois  frontières.  —  Ancien  village.  -  Ha- 
med  Madouk.  —  Sa  vie  et  ses  espérances.  —  Caractère 
passionné  et  violent  des  Berbères.  —  Leurs  qualités.  — 
Leurs  défauts.  —  Une  femme  mourant  de  faim  m'offre 
l'hospitalité.  —  En  route  vers  l'Est.       Le  bourg  de  Tirhit. 

—  Maisons  invisibles.  —  Les  jardins  superposés.  —  Au 
bord  du  puits.  —  Lés  recrues  de  Tirhit.  —  Mentalité  des 
soldats  berbères.  —  Le  village  de  Hohammed. —  Le 
Ksar  en  ruine.  —  En  route  pour  Kabao.  —  A  travers 
les  oueds  du  bord  de  la  falaise.  —  Pénible  étape.  — 
L'oued  Serous.  —  Les  villages  des  hauts  plateaux. — 

Le  Djebel  Bedern 165 

CHAPITRE  L\ 

Le  Djebel  Fassalo.  —  La  palmeraie  de  Diouche.  —  Récep- 
tion du  Kaïmakan.  — La  source.  —  La  cavalerie  turque. 

—  Les  chevaux  berbères.  —  La  pente  anormale  des 
oueds.  —  L'affaissement  du  pays  au  Sud.  —  Les  grands 
mouvements  de  bascule.  — Généralité  du  phénomène.  — 
Elévation  du  plateau  de  l'Ouest  vers  l'Est.  —  L'oasis  de 
Chekchouk.  —  Le  chAteau  des  Roumis.  —  L'échancrure 
de  Fassato.  —  Le  porteur  de  legbi.  —  Le  village  de  Mez- 
rour.  —  A  Génaoùn.  —  Imagination  berbère.  —  Soup- 
çons. —  Malentendus.  —  Djâdo.  —  Au  bar.  —Le Kaïmakan 
de  Fassato.  —  Les  autorités.  —  Le  médecin.  —  Le  phar- 
macien.—  Le  climat  sec  du  Djebel.—  Malpropreté  tfèfc 
habitants.  —  Sa  cause.  —  Sur  les  hauts  plateaux.  - 
Forêts  d'oliviers.  —  Les  villages.  —  Ryana 18<> 

CHAPITRE  \ 

Le  Djebel  Yeffren.  —  Les  ruines  romaines  de  Ryana.  — 
Le  Ksar  Zerzour.  —  Le  bord  du  plateau.  —  Les  oueds. 
—-L'oued  Besas.  —Yeffren.  —  La  ville.  —  Le  commis- 


264  EN     TRIPOLITAINE 


P«g< 


saire  de  police  Mouri  Effendi.  —  Le  tnonteçarref.  —  Les 
fonctionnaires  du  gouvernement.  —  Leur  honnêteté.  — 
Réception  du  monteçarref  sous  l'olivier.  —  Le  désastre. 

—  Terrible   ouragan.  —  A  la  prison.  —  La  sécheresse. 

—  La  famine.  —  Distribution  des  vivres.  —  L'œuvre 
d'Ibrahim  Pacha.  —  Des  milliers  d'hommes  sauvés  par 
lui.  —  Le  geste  de  donner.  —  Le  petit  Mofeta.  —  Le  Ksar. 

—  Instruction  des  recrues.  —  Rapports  amicaux  entre 
officiers  et  soldats.  —  Position  militaire  de  Yeffren.  — 
Le  plan  turc  contre  l'invasion  italienne.  —  Forteresse 
naturelle  infranchissable.  —  Concentration  des  troupes 
berbères  sur  les  hauts  plateaux.  —  Résistance  facile.  — 
Dîner  chez  le  moudir  de  la  Régie.  —  L'histoire  de  la 
source  de  Yeffren li»8 

CHAPITRE  XI 

Le  Djebel  Gharian  et  retour  à  Tripoli.  —  La  fertilité  des 
hauts  plateaux.  —  Ruines  romaines.  —  Souadan.  — 
Moustiques  et  fièvres.  —  Kikela.  —  Descente  dans 
l'oued.   —  Troupeaux.   —   Campement    de    nomades. 

—  Bains.  —  Le  scorpion.  —  Le  marabout.  —  Le  Djebel 
Monterous  et  le  Djebel  Tracet.  —  Formations  éruptives. 

—  Arrivée  au  Ksar  Gharian.  —  Les  maisons  troglodytes. 

—  Le  café  arabe.  —  Bagarre.  —  Structure  générale  de 
la  Tripolitaine.  —  Les  grands  effondrements.  —  Les 
jardins.  —  Les  vieilles  femmes.  —  Le  contrôleur  fores- 
tier. —  Borylane.  —  En  route  vers  Tripoli.  —  Les 
champs  d'orge.  —  Asysie.  —  La  palmeraie  de  Sanyt 
Beniadem.  —  Caravanes  d'alfa.  —  Dernier  campement. 

—  Dans  les  dunes.  —  Influence  de  la  mer  sur  l'atmo- 
sphère. —  La  mer  en  vue  !   v2t4 

CONCLUSIONS 

Généralités  sur  le  pays.  —  Le  commerce.  —  L'exportation. 

—  L'importation.  —  La  population.  —  Cultures.  —  Les 
puits.  —  Recherche  des  sources.  —  Administration  du 
vilayet.  —  Le  soulagement  de  la  misère.  —  L'Italie  cher- 
che un  incident.  —  Sentiment  anti-italien  des  Berbères. 


TABLE    DES    MATIÈRES  266 

Pages. 

—  Son  origine.  —  La  pénétration  de  l'intérieur  de  la 
Tripolitaine  par  les  Italiens.  —  La  Tripolitaine  aurait- 
elle  pu  se  développer  sous  le  joug  turc  ?  —  Lourde  tâche 
pour  l'Italie  si  elle  occupe  le  pays.  —  Résistance  des 
Turcs  et  des  Berbères 228 


APPENDICE 


Mémoires  du  Maréchal  Ibrahim  Pacha,  ancien  gouverneur, 
surjon  œuvre  en  Tripolitaine  avant  la  guerre  1910-4911.  — 
Introduction  de  l'auteur.  —  Le  maréchal  Ibrahim  Pacha. 
—  Biographie.  —  Les  mémoires.  —  La  situation  de  la 
Tripolitaine  à  l'arrivée  du  maréchal  Ibrahim  Pacha.  — 
Le  programme  des  réformes  et  les  difficultés  avec 
l'Italie.  —  L'œuvre  d'Ibrahim  Pacha  :  1)  Lutte  contre  la 
famine  ;  2)  La  réforme  du  corps  de  police  ;  3)  L'éduca- 
tion des  agents  de  police  ;  4)  La  fondation  d'une  école 
d'agriculture  ;  5)  Le  développement  des  voies  de  com- 
munication ;  6)  La  question  des  sources  et  des  puits; 
7)  L'éclairage  de  Tripoli  ;  8)  Le  développement  de 
l'instruction  ;  9)  Les  recherches  minières  en  Tripo- 
litaine ;  10)  Le  développement  de  l'armée  et  du  senti- 
ment national.  —    Résumé 239 


Table  des  gravures 255 

Table  des  matières 259 


3175.  —  Tours,  imprimerie  E.  Arrault  et  C»*. 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


DT  Bemet,   Edmond 

238  En  Tripolitaine 

T8B4